Réchauffement climatique, disparition de milliers d'espèces animales et végétales, empoisonnement de l'air et des sols... La planète est en danger. En voie d'épuisement et polluées, les bases naturelles de la vie sont menacées. Avec elles, c'est la survie même de l'humanité qui est en danger. Si rien ne change fondamentalement, des désastres naturels et humains plus grands encore que ceux que nous connaissons déjà nous attendent.
Il faut donc réagir. Agir. De nombreuses organisations de la société civile se sont mobilisées autour de la notion de « développement durable », notamment depuis le Sommet de la Terre à Rio en 1992.
Les Eglises aussi ont commencé à bouger, mais certainement pas encore avec l'engagement requis tant par la gravité de la situation que par les principes anthropologiques et cosmologiques de la foi chrétienne. Contrairement à ce que beaucoup de fidèles — consciemment ou non — pensent trop souvent, le respect de la création est au cœur même du témoignage et de la mission de l'Eglise De l'Incarnation à la Résurrection, toute l'œuvre salvatrice du Christ a une dimension cosmique (voir Col 1,15-20). Comme le dit Irénée de Lyon (IIe siècle) :


« L'Auteur du monde est en toute vérité le Verbe de Dieu : Lui-même, dans les derniers temps, s'est fait homme, alors qu'il était déjà dans le monde et qu'au plan invisible II soutenait toutes les choses créées et se trouvait enfoncé dans la création. Voilà pourquoi II est venu de façon visible dans son propre domaine, s'est fait chair et a été suspendu au bois, afin de récapituler toutes choses en Lui. »

En devenant chair, le Verbe a renouvelé non seulement l'humanité, mais toute la création. En se laissant baptiser par Jean, le Christ n'a pas sanctifié que les eaux du Jourdain, mais toute la nature, en en faisant un lieu possible de réconciliation et de communion avec Dieu. En mourant sur la Croix et ressuscitant. Il a restauré la capacité de la matière à être porteuse de la grâce et, par là même, à vaincre les forces de mort et de corruption.
Dans cette perspective, la création est « sacrée ». Non pas en soi, mais à cause de cette capacité à devenir sacrement de la Présence divine. « En vérité, la création ne possède aucun don qui ne lui vienne de l'Esprit », écrit Basile de Césarée (IVè siècle). Tout en s'opposant au panthéisme qui accorde à la création une essence divine au risque d'en faire une idole (un danger actuel dans le néo-paganisme ambiant), l'Orient chrétien a toujours maintenu cette vision « panenthéiste » d'une énergie divine — potentielle ou cachée, sinon manifeste — au coeur des choses. « Toi qui es partout présent et qui remplis tout », proclame l'Eglise orthodoxe dans sa prière au Saint-Esprit. Si le monde n'est pas Dieu, Dieu est en tout. Plus précisément, comme le dit Denys l'Aréopagite (V-VI siècle), « Dieu est présent à toutes choses, mais toutes choses ne se tiennent pas présentes à Lui ».


Assumer notre responsabilité


Le salut auquel j'ai à oeuvrer n'est donc pas seulement celui de mon âme, individuelle et immatérielle ; il concerne aussi mon corps et toute la création, matérielle. A l'heure du Jugement dernier, j'aurai également à répondre des souffrances de la nature, qui sont le fruit du péché des hommes, de mon péché. Oui,' le salut de la création est la responsabilité de l'Eglise et de ses fidèles. Et par salut, il faut entendre ici non seulement la survie et la sauvegarde de la nature, mais sa participation à la vie et à la gloire de Dieu. « Si nous ne prenons pas la question écologique au sérieux et ne la mettons pas parmi nos priorités les plus urgentes, nous serons responsables devant Dieu de la négligence et du péché les plus impardonnables qui soient », déclare sans ambages Jean Zizioulas, métropolite de Pergame.
Cette responsabilisation est d'autant plus essentielle que, tout global et complexe qu'il soit, le problème environnemental n'est pas seulement politique, économique, éthique ou technique. Il est, plus fondamentalement, spirituel. Dire cela, le rappeler haut et fort, est peut-être la première mission des chrétiens dans ce domaine. Car, en matière d'écologie, on confond souvent les causes et les symptômes, et l'on n'intervient que sur ceux-ci. Or, les origines du problème sont à chercher dans une certaine vision de l'homme et du monde, qui, dès la Renaissance, a conduit au développement d'une civilisation fondée sur le mythe du progrès continu, de la raison souveraine et de la croissance illimitée, dont nous payons aujourd'hui les excès. En ce sens, la crise écologique est bien, comme le souligne Jean Zizioulas, la manifestation d'une autre crise, religieuse et culturelle : « La crise d'une culture qui a perdu le sens de la sacralité du monde, parce qu'elle a perdu sa relation à Dieu. »
D'un point de vue chrétien, il n'y aura pas de solution à la crise écologique sans une conscience claire de ses racines et dimensions spirituelles, sans une révision profonde de la manière dont nous concevons les relations entre ces trois réalités à la fois distinctes et ontologiquement liées que sont Dieu, l'être humain et la nature. Nous devons pour cela revenir aux Saintes Ecritures, à l'enseignement des Pères de l'Eglise transmis par la Tradition, à l'expérience de l'Eglise, telle qu'elle a été vécue par les saints et continue à se vivre notamment dans les sacrements et l'ascèse.


« Dieu vit que cela était bon... »


« Au principe, Dieu créa le ciel et la terre... » C'est le point de départ, révélé par les récits de la Genèse : la nature, la matière n'ont pas existé de tout temps et ne sont pas nées d'elles-mêmes ; elles ont été créées par La Trinité, par le Père et ses « deux mains » que sont le Fils et l'Esprit. Cette création, comme ne cesse de le répéter le texte biblique, est « bonne ». A double titre : par ce qu'elle est et par ce qu'elle est appelée à devenir, sur le plan eschatologique. Bonne, la création l'est d'abord en tant que don excellent et gratuit de Dieu, fruit non d'une nécessité mais de sa volonté libre et souveraine, manifestation de son amour infini. Certes, l'homme l'a blessée et souillée par son péché, mais elle n'a pas complètement perdu sa gloire première, tout voilée ou obscurcie qu'elle soit. Transcendante dans son essence, La Trinité y est restée mystérieusement présente par ses énergies à la fois structurantes et vivifiantes. Personne n'en témoigne mieux que les saints : purifiés par l'ascèse et dilatés par le repentir, les yeux de leur cœur contemplent l'univers comme un « livre divin » où, au-delà de la surface des choses, se laissent entendre les paroles ineffables de la Sagesse éternelle, voir sa lumière invisible et sentir son mystérieux amour.
Bonne, la création l'est aussi par le dessein pré-éternel de Dieu sur elle : être transfigurée pour « entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu » (Rm 8,21). Tout le cosmos est, avec l'homme, promis à la régénération finale (Ap 21,1) et à la vie éternelle, dans l'union au Christ (Ep 1,10). Porté par le souffle de l'Apocalypse, Ephrem le Syrien (IV* siècle) écrit dans son Hymne sur le Paradis : « Il renouvellera et le ciel et la terre lors de notre résurrection. Par Lui, les créatures se verront délivrées et réjouies avec nous. » Les vies des saints nous donnent un avant-goût de cette parousie, annoncée par le prophète Isaïe : « Le loup habitera avec l'agneau (...), le lion comme le boeuf mangera de la paille, le nourrisson jouera sur le repaire de l'aspic » (11,6-8). De Gérasime qui guérit un lion et le rendit végétarien à Séraphin de Sarov vivant en compagnie d'un ours, l'hagiographie orthodoxe regorge d'exemples de convivialité pacifique retrouvée entre l'homme et les bêtes sauvages. Habité par l'Esprit, le saint acquiert ce cœur compatissant dont parle Isaac le Syrien (VII’ siècle), qui brûle d'amour « pour toute la création, pour les oiseaux, pour les bêtes de la terre », pour toute créature qui souffre.


Un don et une tâche


Ce dessein glorieux et éternel, la création ne peut cependant l'accomplir par elle-même. Créée ex nïhilo (2 m 7,28), elle est par nature soumise à la loi du temps et menacée sans cesse d'un retour au néant d'où elle a été tirée. Elle ne peut échapper à cette finitude et accéder à la gloire promise qu'en étant unie et ramenée à cet au-delà d'elle-même qui est son origine : Dieu. Pour cela, elle a besoin de l'être humain ; en attendant, elle gémit dans les douleurs de l'enfantement (Rm 8,19-22). Seul Dieu, bien sûr, peut « sauver » le monde. Mais l'homme est l'instrument de ce salut. C'est pour cela que le Dieu vivant — qui n'a pas créé le monde pour le faire disparaître mais pour lui communiquer sa gloire et sa vie — a façonné l'homme en dernier, différemment du reste de la nature.
« A peine le fis-tu moindre qu'un dieu ; tu le couronnes de gloire et de beauté » (Ps 8,6). Pour la tradition biblique, qui s'oppose ici au discours influent de « l'écologie profonde », l'homme n'est pas simplement une créature parmi d'autres. Selon Maxime le Confesseur ( VI-VII ‘siècle), il est le sommet de la création, destiné à unir en lui Dieu et la nature, le ciel et la terre, le masculin et le féminin. « Microcosme », il contient le monde autant qu'il en fait partie. « Etre-frontière », il appartient aux deux ordres de réalité : le spirituel et le matériel.
D'une part, créés de la terre et de la poussière (Gn 2,7), nous sommes organiquement liés à la création ; nous en dépendons pour nous nourrir, nous vêtir, nous loger. D'autre part, créés « à l'image et à la ressemblance de Dieu » (1,26), nous sommes appelés à transcender le monde matériel, à le sanctifier à travers notre propre sanctification, à le ramener à Dieu à travers notre propre union au Christ dans l'Esprit Saint. Il y a donc entre l'homme et la création une interdépendance essentielle, vitale : l'un ne peut survivre sans l'autre. Si elle périt, il périra avec elle ; s'il chute, il l'entraîne avec lui vers la mort de la même manière que, s'il monte vers Dieu, il l'élève avec lui dans le Royaume des Cieux.
Telle est donc notre vocation : être les médiateurs entre Dieu et la nature, grandir dans une double relation d'amour avec Dieu et de respect envers la création « jusqu'à ce que Dieu soit tout en tout » (1 Co 5,28). « Le monde n'est pas seulement un don, mais une tâche pour l'homme », disait le théologien roumain Dumitru Staniloae.


Que choisissons-nous ?


Mais qu'est-ce que cette image de Dieu, qui nous différencie du reste de la création, qui fonde notre « supériorité » sur elle et nous autorise à la « soumettre » (Gn 1,26.28) ? Les Pères de l'Eglise y ont vu plusieurs choses : l'intelligence, la liberté, la capacité créatrice, une forme de dignité royale. « Tu le couronnes de gloire et beauté, pour qu'il domine sur l'oeuvre de tes mains ; tout fut mis par toi sous ses pieds » (Ps 8,6-7). Le devenir de la création va, de facto, dépendre de ce que, dans notre liberté, nous ferons de ces facultés que Dieu nous a données à son image. Selon la manière dont nous les comprendrons et les utiliserons, nous aggraverons ou contribuerons à résoudre le problème écologique.
Ainsi, que ferons-nous de notre intelligence ? L'unirons-nous au cœur pour révéler le sens caché, l'harmonie profonde et les « raisons d'être » (logoi) mystérieuses des choses, ou, l'exaltant et la réduisant à une activité purement intellectuelle (le rationalisme), l'utiliserons-nous pour découper la matière en morceaux, transformer la nature en objet et en formules afin d'en « devenir les maîtres et possesseurs » (Descartes) ? Nous servirons-nous de notre capacité créatrice pour libérer le monde de ses limites naturelles, le magnifier et le spiritualiser à travers les différents arts, ou pour développer des technologies nous permettant de mieux l'intégrer dans une logique économique d'exploitation, de croissance et de profit ? Serons-nous un bon roi biblique qui, comme le Christ, s'abaisse humblement pour servir, protéger et prendre soin de la création en obéissant à la volonté de Dieu, ou un despote qui veut être servi, soumettre le monde à sa volonté ?
Bref, comment agissons-nous avec la nature ? Selon une approche avant tout utilitaire ou dans une démarche authentiquement relationnelle ? Comme des individus égoïstes qui se croient le centre du monde ou comme des personnes en quête de communion ? Considérons-nous les autres créatures comme des moyens de satisfaire nos désirs infinis de consommateurs, ou comme des espaces de rencontre avec Dieu î Quel type de regard portons-nous sur le monde : contemplatif ou prédateur ?
Nous sommes libres. Nous avons le choix entre deux voies : celle qui conduit à la mort et aux ténèbres de la destruction, ou celle qui mène à la vie éternelle et à la lumière de la Résurrection. Nous savons l'option qu'a prise le Premier Adam en voulant être dieu sans Dieu, et ses conséquences : la rupture de communion avec son Créateur et avec la création, l'introduction de forces de désintégration dans le corps du monde. Nous connaissons aussi celle à laquelle Jésus Christ nous invite. Son enseignement, comme toute l'Ecriture Sainte, ne cesse de nous le rappeler : Dieu nous a donné le monde non pas pour le défigurer, mais pour le transfigurer. Non pas pour l'exploiter, mais pour le cultiver et le réoffrir à Dieu en action de grâces. Non pas pour le soumettre à notre tyrannie, mais pour l'affranchir de la servitude de la corruption et en faire le vecteur de la vie divine. Non pas pour être ses maîtres tout-puissants — au risque d'en devenir ses esclaves à travers l'asservissement à nos passions matérielles — mais ses prêtres.


Prêtres de la création


« Vous êtes un sacerdoce royal » (1 P 2,9). Dans l'esprit du Christ, c'est en devenant ses prêtres que nous serons les justes rois de la création. Devenir prêtres du monde, c'est entrer dans un mode d'être relationnel, une attitude eucharistique centrée sur l'amour et la communion, fondée sur cinq piliers : l'humilité, l'action de grâces, la transformation créatrice, l'offrande, le partage.
   • L'humilité, c'est la reconnaissance que « la terre et tout ce qu'elle contient appartiennent au Seigneur » (Ps 24,1). Le monde nous a précédés, nous y avons été « placés » (Gn 2,8) comme des hôtes. Il n'est donc pas notre propriété ; nous devons renoncer à vouloir le posséder ou nous l'approprier en nous prenant pour des dieux. Etre humbles, c'est accepter nos propres limites, notre dépendance tant à l'égard du Créateur que de sa création.
    • Dieu, qui en est le seul Maître, nous offre le monde. Nous devons le recevoir avec la gratitude et la délicatesse qui conviennent à un cadeau précieux. Surtout, comme le psalmiste David, nous avons à rendre grâces et « bénir le Seigneur » pour les splendeurs de la création (103), nous associer aux louanges qui montent de l'univers et les faire entendre : « Louez le Seigneur, soleil et lune, louez-le, tous les astres de lumière... » (148).
   • Ce que nous recevons, nous n'avons pas seulement le devoir de le préserver, mais aussi le droit de le façonner. « Le Seigneur Dieu mit l'homme dans le jardin pour qu'il le travaille et le garde » (Gn 2,15). Dans l'eucharistie, les fruits de la terre que nous offrons pour devenir le corps et le sang du Christ ne sont pas des matières premières, mais des produits transformés par le travail humain : le pain et le vin.
    • Dans une attitude eucharistique, la première chose à faire du fruit de notre travail, c'est de le rendre à Dieu. Par là même, nous lui donnons une signification et une dimension éternelles en l'ouvrant à l'action transfigurante de la grâce. Nous en faisons un lien, un lieu de communion avec Dieu. « Ce qui est à Toi, le tenant de Toi, nous te l'offrons en tout et pour tous », proclame le prêtre dans la liturgie orthodoxe.
    • Enfin, dernier moment de ce qui constitue un véritable cycle de vie toujours recommencé, ce qui a été reçu, travaillé et rendu à Dieu en action de grâces, est partagé avec tous. Après être devenu par la grâce un espace de communion avec Dieu, le monde matériel nous ouvre au prochain et devient un moyen de communion avec les autres. Le respect de la création débouche ici sur son indispensable complément : la justice sociale.


Vers un nouvel ethos


Toutes ces attitudes, cette vision des relations entre Dieu et la création par la médiation de l'homme-prêtre, sont exprimées et vécues en plénitude dans la liturgie et les sacrements. Pour l'Eglise orthodoxe, ceux-ci n'ont pas seulement pour but la sanctification de l'âme, mais aussi la transfiguration de la création : ils rendent la matière — opacifiée par la chute — à sa transparence première aux énergies de la grâce, lui permettant ainsi de « recevoir en elle la force de Dieu » (Grégoire de Nysse, IVe siècle). Tous les éléments de la création — le pain, le vin, l'huile, l'encens, l'eau, le feu, le bois — sont intégrés dans la célébration, offerts à Dieu et transformés par l'Esprit Saint en lieux de sa présence. Union organique de l'homme avec l'environnement naturel, l'eucharistie est en cela la matrice et le sommet d'une authentique écologie chrétienne.
Ce qui s'expérimente et se réalise déjà dans le rite doit bien sûr trouver son prolongement dans la vie quotidienne. Le mode d'être eucharistique doit s'incarner dans tous les aspects de notre vie : le travail, la famille, les relations aux autres et au corps, la création artistique, etc. Cela ne va pas sans une transformation intérieure, une metanoia, un retournement de tout l'être (corps, âme et esprit) par la prière, le jeûne et le repentir. Ce qui est en jeu est, comme le souligne Jean Zizioulas, l'invention d'un nouvel ethos dont le monde a un urgent besoin. Car, aussi nécessaires soient-elles, les lois les plus justes, les techniques les plus « vertes », les résolutions éthiques les meilleures ne suffiront pas à sauver la création.
Peut-être est-ce la première responsabilité de l'Eglise face à la crise écologique : devenir un lieu où se vit, s'acquiert et se développe un tel ethos, où l'homme, la femme, les enfants peuvent apprendre les gestes corporels et la culture de l'esprit fondateurs d'une relation eucharistique au monde. Alors, comme Origène (II-III' siècle), nous pourrons vraiment dire : « Le Christ est le cosmos de l'Eglise, et l'Eglise est le cosmos du cosmos. »