Par une sorte d'énergie contenue dans le récit1, certains personnages bibliques sont comme des galets charriés par un torrent de montagne. Ils roulent jusqu'à nous, en rebondissant de place en place. Ainsi en est-il de Gédéon : son nom est cité parmi les ancêtres de Judith (Jdt 8,1), sa victoire sur Madiân est célébrée par le prophète Isaïe comme le signe de l'action du Seigneur en faveur de son peuple (Is 9,3 ; Is 10,26) et le psalmiste évoque cet exploit guerrier pour appeler le Seigneur à son aide (Ps 83,10-13). Et l'auteur de la lettre aux Hébreux le cite dans la longue liste des témoins de la foi, célèbres pour leurs actes (He 11,32). Chaque étape entretient la mémoire de ce héros, en associant sa force à l'intervention libératrice de Dieu. Comment le nom de Gédéon est-il ainsi devenu l'emblème de la vaillance et de la foi ? En remontant à la source de son histoire, relatée aux chapitres 6 à 8 du livre des Juges, on peut découvrir tout l'itinéraire nécessaire pour que ce simple fils d'Israël réalise l'œuvre impulsée par cette parole énigmatique : « Va avec la force qui t'anime et tu sauveras Israël du pouvoir de Madiân » (Jg 6,14)2. Parmi les personnages bibliques amenés à se dépasser en vue d'une mission à accomplir, Gédéon n'est pas le plus connu. Pourtant, il est l'un des plus attachants.
Le livre des Juges peut se rattacher au genre littéraire du roman historique, construit « autour de figures exemplaires puisées pour la plupart dans le folklore populaire des tribus d'Israël »3. Il doit peut-être à cette provenance une caractéristique qui est « un trait majeur du livre : son humour qui tient souvent le rapport au réel historique à distance et invite le lecteur à un vrai travail critique d'interprétation »4. C'est donc en scrutant le récit des exploits de ce héros populaire qu'il est possible de trouver une vérité qui nous éclaire.
Une force révélée
Le livre des Juges a trait à un temps de l'histoire d'Israël : celui de son installation en Canaan. La période du désert, avec ses épreuves, est achevée, de même que la conquête proprement dite, relatée dans le livre de Josué. Le livre des Juges retrace la prise de possession progressive des terres, du nord au sud de Canaan. C'est cependant à nouveau un temps d'épreuve, car les tribus d'Israël doivent faire face au danger que représentent des populations locales encore bien présentes sur ce territoire. Ainsi, entre environ 1250 et 1205 avant notre ère, elles se dotent de chefs appelés « juges » dont le rôle n'est pas de rendre la justice mais de mener la guerre et d'administrer le territoire. Ce sont en fait des libérateurs, ou plus exactement des « sauveurs ». Le livre des Juges met en scène douze juges, six « petits » et six « grands ». Avec Jephté et Samson, Gédéon fait partie des « grands » dont les exploits sont plus largement rapportés.
À côté de la menace sur le sol, un autre péril venait alors de la confrontation avec les cultes locaux, en particulier celui de Baal, une divinité de la terre. Effectivement, les Israélites se détournèrent de Yahvé, le Dieu de leurs pères, pour suivre d'autres dieux (voir Jg 2,12). C'est cette situation et sa conséquence qui sont rappelées avant l'entrée en scène de Gédéon : « Les fils d'Israël firent ce qui est mal aux yeux de Yahvé ; Yahvé les livra pendant sept ans aux mains de Madiân » (Jg 6,1). Madiân, peuple nomade alors ennemi d'Israël, faisait régulièrement main basse sur les récoltes et les réserves des Israélites, de même que sur leurs troupeaux, les privant ainsi de tout moyen de subsistance. « Israël fut très affaibli à cause de Madiân, et les Israélites crièrent vers Yahvé » (Jg 6,6). Un prophète leur est alors envoyé pour leur rappeler tous les bienfaits de Yahvé : la libération de la maison de servitude en Égypte, la délivrance de tous les oppresseurs et l'octroi de leur pays. Mais ce prophète rappelle également la clause décisive : « Je vous ai dit : “Je suis Yahvé votre Dieu. Vous ne craindrez pas les dieux des Amorites dont vous habitez le pays !” Mais vous n'avez pas écouté ma voix » (Jg 6,10). Par ces termes, Yahvé reproche à Israël de mettre sa confiance dans des divinités païennes et de ne pas avoir foi en sa parole.
C'est dans ce contexte qu'un jour vient s'asseoir l'ange de Yahvé sous un arbre sacré, un térébinthe, situé dans la ville d'Ophra et appartenant à un homme nommé Yoash, du clan d'Abiézer. Le fils de Yoash, Gédéon, est occupé à mettre son blé à l'abri de Madiân quand l'ange de Yahvé le salue : « Yahvé avec toi, […] vaillant guerrier ! » (Jg 6,12). Gédéon réagit vivement : si « Yahvé est avec nous », comment expliquer le malheur d'Israël ? La réponse de Yahvé est sans détours ; elle ne donne pas d'explication, mais une mission : « Va avec la force qui t'anime et tu sauveras Israël du pouvoir de Madiân. N'est-ce pas moi qui t'envoie ? » (Jg 6,14). Gédéon voit de réels obstacles à ce dessein : étant le plus jeune dans une famille qui appartient au clan le plus faible en Manassé, comment pourrait-il sauver Israël ? Envahi du sentiment de sa faiblesse devant la mission pour laquelle il a été choisi, Gédéon est tenté, comme Moïse (Ex 4,10), de se dérober. Mais Yahvé lui donne l'assurance de son appui : « Je serai avec toi, et tu battras Madiân comme si c'était un seul homme » (Jg 6,16).
Gédéon veut alors s'assurer que cette parole est bien celle de Yahvé. Il demande à recevoir un signe par le moyen d'une offrande. Le récit de cette scène frappe par la simplicité avec laquelle Gédéon prie Yahvé de bien vouloir attendre la préparation de l'offrande, et la simplicité avec laquelle celui-ci acquiesce : « Je resterai jusqu'à ton retour » (Jg 6,18). Gédéon dispose sur un rocher le chevreau et le pain sans levain, selon les indications de l'ange de Yahvé. Celui-ci fait alors jaillir du rocher un feu qui consume les présents et il disparaît. Devant cette manifestation, Gédéon s'effraie d'avoir vu l'ange de Yahvé face à face. Mais Yahvé lui-même calme sa crainte en l'assurant qu'il ne mourra pas. Gédéon bâtit alors un autel à cet endroit et le nomme : « Yahvé Paix ! » (Jg 6,24).
Comme une première preuve de cette force nouvelle accordée à Gédéon, Yahvé lui demande de détruire l'autel érigé en l'honneur de Baal, d'en bâtir un pour Yahvé son Dieu et d'utiliser le bois de démolition du poteau sacré pour offrir en holocauste un taureau provenant du troupeau de son père. Allant contre les habitudes cultuelles de sa famille et de son clan, Gédéon exécute cet ordre de nuit. De fait, le danger était réel, puisque les hommes de la ville réclament sa mort à son père quand ils découvrent qu'il est l'auteur de cette destruction. Mais son père intervient en sa faveur en affirmant que Baal, s'il est dieu, doit pouvoir se défendre seul. L'exploit d'avoir renversé l'autel de Baal vaudra à Gédéon un deuxième nom, Yerubbaal, « car, disait-on, “que Baal s'en prenne à lui, puisqu'il a détruit son autel !” » (Jg 6,32).
Une force orientée
Après ces épreuves, la mission de libération contre Madiân, Amaleq et d'autres nomades peut commencer. La présence de Yahvé auprès de Gédéon se manifeste alors de façon décisive : il « revêt » Gédéon de son esprit (Jg 6,34). Parmi les douze juges, seuls quatre sont investis du souffle (ou de l'esprit) de Yahvé : Otniel (Jg 3,10), Gédéon (Jg 6,34), Jephté (Jg 11,29) et Samson (Jg 13,25 ; 14,6.19 ; 15,14). Mais l'intervention de l'esprit de Yahvé ne se fait pas pour tous de manière identique, car « seul Gédéon est littéralement “revêtu” de l'esprit, tandis que celui-ci est sur Otniel et Jephté »5. Fort de cet enveloppement, « comme si l'esprit lui tenait désormais au corps » 6, à la manière d'une armure, Gédéon convoque et réunit l'ensemble des tribus appelées à combattre.
Mais, au moment d'engager la bataille, Gédéon veut encore s'assurer de la volonté de Yahvé de sauver Israël par sa main et demande un nouveau signe. Si une toison de laine s'imprègne de rosée alors que le sol autour reste sec, il aura confirmation de sa mission. Bien que le prodige ait eu lieu, Gédéon souhaite que la preuve soit totale et, pour cela, il sollicite la réalisation de l'autre seule alternative : que la toison reste sèche et le sol humide. L'insistance pourrait paraître inconvenante, mais la requête est exprimée avec la même confiance que celle d'Abraham intercédant pour Sodome (Gn 18,23-33). Cette scène accentue encore l'impression de proximité établie entre les deux interlocuteurs.
Cette seconde vérification étant faite, Gédéon s'engage dans les préparatifs du combat qui aura lieu à l'ouest du Jourdain, en suivant fidèlement les directives de Yahvé. Pour qu'Israël ne soit pas tenté de s'en attribuer seul la gloire, Yahvé ordonne des réductions successives des troupes. En premier, les hommes qui ont peur doivent retourner chez eux. Pour les dix mille restants, il faut appliquer une sélection inattendue : seuls ceux qui auront lapé l'eau avec leur main pourront combattre ; ceux qui se seront agenouillés pour boire ne seront pas retenus. C'est ainsi qu'avec seulement trois cents hommes, Yahvé renouvelle l'assurance de livrer Madiân dans la main de Gédéon.
Une ultime garantie est offerte à Gédéon par Yahvé lui-même pour affermir son courage. Invité à descendre au camp, Gédéon surprend le récit qu'un homme fait de son rêve : une miche de pain d'orge venait renverser et détruire la tente de Madiân. L'interprétation en est donnée par un autre homme du camp : « Ce ne peut être que l'épée de Gédéon, fils de Yoash, l'Israélite. Dieu a livré entre ses mains Madiân et tout le camp ; la tente était tombée » (Jg 7,14). Après avoir entendu ces paroles, Gédéon se prosterne, reconnaissant ainsi l'origine divine de ce réconfort. Raffermi par l'annonce du succès de la mission, Gédéon se fait le porte-parole de Yahvé pour y associer les combattants : « Debout ! car Yahvé a livré entre vos mains le camp de Madiân » (Jg 7,15). Il peut partager cette force avec ses compagnons engagés dans le même combat de libération.
Gédéon doit maintenant mener l'attaque. Pour signifier peut-être que la victoire sera celle de Yahvé, les seules armes utilisées seront des cors et des torches placées dans des cruches vides. Aux trois cents hommes répartis en trois groupes autour du camp, Gédéon commande de faire comme il le fait lui-même : sonner du cor, saisir les torches placées dans les cruches brisées et crier : « Pour Yahvé et pour Gédéon ! » (Jg 7,18). Tandis que les hommes se tiennent sans bouger à l'extérieur du camp, la confusion est totale à l'intérieur. Yahvé donne alors une victoire complète à Gédéon et à ses hommes, sans qu'ils aient même à combattre : « Pendant que les trois cents sonnaient du cor, Yahvé fit que dans tout le camp chacun tournait son épée contre son camarade. Tous s'enfuirent […] » (Jg 7,22).
Dans le récit, ce moment décisif marque l'accomplissement de la mission pour laquelle Gédéon avait bénéficié de l'aide de la puissance divine. La force qui était en lui s'y était révélée de façon exceptionnelle. Après la victoire, il n'est plus fait écho d'intervention directe de l'esprit de Yahvé. Mais la force de Gédéon se manifeste d'une autre façon, dans le comportement d'un chef sage et avisé. Ainsi, il doit faire face aux revendications des hommes d'Éphraïm qui lui reprochent amèrement d'avoir combattu sans eux : avec habileté et fermeté, il met leur action en valeur en leur rappelant que c'est bien entre leurs mains qu'ont été livrés deux chefs de Madiân. Bien loin de s'attribuer le bénéfice de son propre exploit et d'en tirer une gloire personnelle, Gédéon préfère le minimiser pour maintenir la cohésion des tribus : « “Qu'ai-je pu faire en comparaison de vous ?” Sur ces paroles, leur emportement contre lui se calma » (Jg 8,3).
Parce qu'il les avait sauvés du pouvoir de Madiân et parce qu'il avait réuni quatre tribus (Asher, Zabulon, Nephtali et Manassé), les hommes d'Israël veulent faire de Gédéon leur souverain, et lui donner un pouvoir qui deviendrait héréditaire. Mais, à cette requête, Gédéon répond : « Ce n'est pas moi qui serai votre souverain, pas plus que mon fils : Yahvé sera votre souverain ! » (Jg 8,23). Cette déclaration est reconnue comme une prise de position antimonarchique de la part des rédacteurs du livre des Juges. Mais on peut y lire aussi le signe de la fidélité de Gédéon à Yahvé son Dieu qui avait suscité sa force dans sa mission de juge sauveur et en qui seul il avait mis sa foi.
Gédéon reste un héros très humain dans ses ambiguïtés. S'il ne reconnaît qu'à Yahvé le pouvoir de gouverner, il se comporte cependant quelque peu comme un roi en demandant sa part de butin : anneaux d'or, pendants d'oreille et manteaux de pourpre des rois de Madiân. De ces objets précieux, il fait « un ephod qu'il installa dans sa ville, à Ophra. Tout Israël s'y prostitua après lui et ce fut un piège pour Gédéon et sa maison » (Jg 8,27). Avec l'édification de cette statue, c'est donc un retour à l'idolâtrie après sa mort qui est annoncé. Les Israélites recommencèrent en effet avec son fils Abimélek à adorer les Baals, oubliant Yahvé qui les avait délivrés de leurs ennemis et la maison de Gédéon à laquelle « ils ne montrèrent pas toute la gratitude méritée par tout le bien qu'elle avait fait à Israël » (Jg 8,35). Israël était redevable envers Gédéon d'un répit de quarante années de tranquillité, salut provisoire dû à la bravoure et au jugement de ce chef.
Si, comme le souligne la lettre aux Hébreux, c'est la foi qui a porté l'action héroïque de Gédéon, n'est-ce pas d'abord parce qu'il a accepté la révélation en lui d'une force d'abord inconnue de lui ? Ayant établi sa confiance en Yahvé, le Dieu qui libère, il a été mené bien au-delà de ce qu'il aurait pu imaginer, pour coopérer à la victoire sur les dangers qui menaçaient la vie de son peuple. Son histoire montre qu'une telle force peut habiter l'ordinaire des jours aussi bien que les événements exceptionnels, à condition de la recevoir et de faire confiance à la manière dont elle surgit dans la vie.
1 Cf. Paul Beauchamp, Cinquante portraits bibliques, Seuil, 2000, p. 159 : « L'énergie qui est dans ces mots-là vient de Dieu, elle est entrée dans ce monde, elle a fait l'histoire. »
2 Traduction de la Bible de Jérusalem.
3 Philippe Abadie, Des héros peu ordinaires. Théologie et histoire dans le livre des Juges, Cerf, « Lectio Divina », n° 243, 2011, p. 13.
4 Ibidem.
5 Pierre Gibert, Vérité historique et esprit historien, Cerf, 1990, p. 98.
6 Ibid., p. 99.