Il y eut forcément, à l'origine, un instant, infime, où tu t'es pour la première fois abandonné. Forcément. Une seconde, éternelle, toujours là à se rappeler à ton bon souvenir lorsque tu en fais vraiment trop. À quoi a-t-elle pu ressembler ? À quels lendemains qui chantent ? Comme cela t'arrangerait de l'avoir présente à l'esprit dès que tu dois larguer les amarres avec un brin d'assurance… Que les mots attachés audit « abandon spirituel » – ces mots-là surtout – soient en porte-à-faux, pas le moindre doute là-dessus. N'empêche, il n'est rien de plus réel à tes yeux que cet initial mouvement de l'âme. Encore heureux, car c'est celui auquel s'abreuve depuis toujours ce que tu espères avoir de meilleur en toi… Reste à savoir où et quand s'est imprimé ce mouvement, dans quel palais, quelle demeure, quelles dépendances de ta mémoire il a cristallisé. En aurais-tu égaré les clés, si tant est qu'on te les ait jamais confiées ? Ce dut être suffisamment profond, spectaculaire, pour qu'aujourd'hui tu saches d'instinct de quoi il en retourne, sans presque rien en saisir… Est-ce à l'instant où ta mère perdit les eaux ? où l'on te fit sentir que tu allais être délogé manu militari ? où passa sur ta peau quelque chose comme un courant d'air ? Chaud ? frais ?… À moins que ce n'ait eu lieu légèrement plus tard, l'après-midi où tu éprouvas en ta chair que tout ‒ et toi au premier chef ‒ ne tenait pas debout aussi bien que ça, par magie, à volonté… Et si ç'avait été plutôt à ton baptême de glissade en toboggan, où l'on t'aperçut tour à tour terrifié par la déprise de ton père et chauffé à blanc par cette unique sensation d'apesanteur qui appelait recommencements jusqu'à plus soif ?…

Las, pourquoi encore et encore aller chercher ce que, poètes et mystiques t'en sont témoins, tu n'as strictement aucune chance de retrouver ? Qu'y a-t-il là de si impérieux ?… À te conforter au moins dans cette certitude : tu ne peux t'abandonner que parce que tu as bel et bien été abandonné ‒ au milieu de nulle part, un jour en plein désert, une nuit en pleine forêt ; parce qu'en d'autres mots, où que ce soit, tu as été laissé libre, irrémédiablement, vertigineusement libre. Grâce à Dieu, qui fit donc mine de te laisser complètement tomber pour mieux te rattraper au tournant ‒ dès lors que tu lui tends la main… Et ainsi, sans fin, entre euphories et angoisses, consolations et désolations, jusqu'à ce qu'au bout du couloir, il te soit prié de quitter les lieux si possible dans le calme.