Noël 1886. Un jeune homme entre dans Notre-Dame de Paris à l'heure des vêpres : « J'ai plein mon coeur d'ennui », pourrait-il dire comme le Cébès de Tête d'Or. Ce n'est guère la piété qui le pousse : après le « plaisir médiocre » éprouvé à la grand-messe, son « dilettantisme supérieur » vient chercher maintenant « un excitant approprié et la matière à quelques exercices décadents » 1. Il n'apporte, en cette « noire après-midi de pluie sur Paris », que le désastre d'une âme ravagée par « les infâmes doctrines » distillées par « l'infâme lycée » qu'était alors Louis-le-Grand : le monde explicable, démontable « comme un appareil de tissage », et donc « fort triste et fort ennuyeux ». L'honnête M. Burdeau a essayé en vain de lui faire digérer « l'idée du devoir kantien », sans plus de succès d'ailleurs qu'avec le jeune Barrés quatre ans plus tôt à Nancy — Barrés que bouleversera la lecture de Pascal. Les livres ont saccagé son âme : avec Taine, « Renan régnait », lui qui avait prononcé le blasphème absolu : « Après tout, la vérité est peut-être triste » — péché contre l'Esprit, irrémissible, qui ouvre la porte du Néant et du suicide légitime. A ces deux pontifes, il fallait joindre « les Voltaire, et les Michelet, et les Hugo et tous les autres infâmes ! Leur âme est avec les chiens morts, leurs livres sont joints au fumier » 2.
On sait la suite : le pur chant du Magnificat et « tout à coup le sentiment déchirant de l'innocence, l'éternelle enfance de Dieu », l'évidence « d'un Dieu qui me tendait les bras ». En un « éclair », il sait ce que « des documents célestes comme les choeurs d'Antigone ou la Neuvième Symphonie » laissaient pressentir : « la joie de Dieu existe », « la grande joie divine » qui est « la seule réalité ». Cette electio impérative où il éprouve la dilectio divine irréfutable et éternelle, c'est le triomphe de « l'individuel et du concret » qu'il avait cru laminé à jamais par des « lois à la fois incompréhensibles et inexorables ».
 

Exemplaire, le cas Claudel


Mais déjà six mois auparavant, l'étouffoir où il agonisait s'était fissuré : « Je me rappellerai toujours cette matinée de juin 1886 où j'achetai cette petite livraison de la Vogue qui contenait le début des Illuminations. C'en fut vraiment une pour moi. Je sortais enfin de ce monde hideux de Taine, de Renan et des autres Moloch du xix* siècle (...) J'avais la révélation dusurnaturel » 3. A ce « grand poète », dont il reconnaîtra sur lui l'action « séminale et paternelle », Claudel vouera à jamais « une éternelle reconnaissance ».
« Evénement capital », en effet, que cette fulgurante lecture : « Pour la première fois, ces livres ouvraient une fissure dans mon bagne matérialiste. » Rimbaud lui aura donné « l'impression vivante et presque physique du surnaturel » : il ne fallait pas moins que la violence de cette mystique sauvage pour marquer durablement Claudel si charnellement sensible. Rimbaud lui révélait la pureté de l'Eden, la grâce primitive d'un Ailleurs, de cet « arrière-pays » enfin accessible hors de l'« enchaînement dur de causes et d'effets » des matérialistes. Du coup, le Verbe n'était pas vain, et la poésie non plus. « Première lueur de vérité » que Rimbaud, trouée de clarté, étincelle d'un instant dans l'obscurité de l'ennui, mais qui désormais, de livre en livre, s'épelle en un alphabet de lumière énonçant le discours infini du Verbe.
Toutefois, note honnêtement Claudel, « mon état habituel d'asphyxie et de désespoir restait le même » : à la sidérante et inviolable « certitude » de Noël ne saurait se substituer la vibration rimbaldienne de l'été. La lecture prépare la conversion : ne se donnent en effet à lire que des signes, évanouis sitôt qu'apparus au regard ou au souffle qui les prononce, exposés à la méprise de l'interprétation ; assurés de rien, ils n'assurent de rien, il n'y a que la vérité de l'Etre qui se livre vraiment, dans l'invasion de la joie, l'agalliasis, l'allégresse évangélique.
Revenu de Notre-Dame par des rues devenues « étranges », il prend « une bible protestante qu'une amie allemande avait donnée autrefois à [sa] soeur Camille » et, « pour la première fois », il entend « l'accent de cette voix si douce et si inflexible qui n'a cessé de retentir dans [son] coeur ». Fiançailles avec la Sagesse (il lit Proverbes 8 !), qui seront consommées quand s'ouvrira « le grand livre » de l'Eglise : la liturgie — et ce sera bien autre chose que « le pauvre langage des livres de dévotion » ! Lire, c'est entendre « l'inexorable appel de la voix merveilleuse » : « Paul, il nous faut partir pour un départ plus beau ! » Tout est fait certes, mais tout reste à faire : « Il faut admettre l'hôte ; coeur frémissant il faut subir le maîtte, / Quelqu'un qui soit en moi plus moi-même que moi » 4. L'édifice de ses opinions reste en bonne place, et Dieu qui est au centre de lui-même, pacifique et inconciliable, les a simplement « laissées dédaigneusement où elles étaient ». Lui en est sorti sans l'avoir pour autant démantelé ; quant au sanctuaire de la vie véritable, l'Eglise, il reste sur son seuil. Il faudrait dire adieu à l'habitude, ce consentement inavoué à la débâcle, cesser d'attendre de manière à ne pas se décider, ne plus différer à un « plus tard » (mais Augustin, qui a connu cela, dit que ce n'est jamais « trop tard» 5). Ce sera quatre années d'une « lutte loyale et complète », où la récidive ne sert de rien, cette nostalgie de ce qui est sans risque et sans peine et que l'on voit s'éloigner à regret, depuis la « banquette arrière » 6. Durant ces quatre années qui s'achèveront par la seconde communion, à Notre-Dame toujours, le 25 décembre 1890, la lecture sera la compagne fidèle et précieuse :

« Les livres qui m'ont le plus aidé à cette époque sont d'abord les Pensées de Pascal, ouvrage inestimable pour ceux qui cherchent la foi, bien que son influence ait souvent été funeste ; les Elévations sur les mystères et les Méditations sur l'Evangile de Bossuet, et ses autres uaités philosophiques ; le Poème de Dante, et les admirables récits de la Soeur Emmerich. La Métaphysique d'Aristote m'avait nettoyé l'esprit et m'introduisait dans les domaines de la véritable raison. ^Imitation appartenait à une sphère trop élevée pour moi et ses deux premiers livres m'avaient paru d'une dureté terrible. » 7.

Il faut y ajouter le trésor patristique qu'il dévore à la Bibliothèque Nationale dans la Patrologie de Migne, le précieux appoint des romanciers russes, comme il l'écrit à Rivière le 12 mars 1908 — Dostoïevski surtout, « ce héros qui nous a rapporté la croix du fond du cloaque renansien et des marécages du 19' siècle » 8, et le Baudelaire des Ecritures posthumes, lui qui aura connu « les mêmes angoisses » et « les mêmes remords », et qui, pour cela même, vainc les ultimes résistances. Sans oublier Eschyle qui, au moment où il se rend compte que « jamais plus il ne redeviendra l'homme ancien », lui apprend a contrario ce qu'est la liberté chrétienne qui se dégage du fatum, meurt à ce qui aura été — « cette mélancolie, ce regret des choses passées » — pour ressusciter en confiance filiale.
 

L'aîné d'une famille spirituelle


Ce soutien fraternel et tutélaire qui lui a tant fait défaut, Claudel le prodigue sans ménagement à ceux qui, l'ayant connu par ses oeuvres, lui font part de leur tourment et de leur quête — un devoir dont Francis Jammes et Gabriel Frizeau lui ont fait prendre conscience. Ainsi se constitue un réseau, irrigué par une Coopérative de prière et soutenu par la circulation d'un Bulletin de liaison, tandis que la figure patriarcale et prophétique de Léon Bloy suscite une sorte de famille, sur les destinées de laquelle veilleront ensuite les Maritain à Meudon 9. Entre ces laïcs, où l'anticléricalisme est de mise (rares sont les prêtres qui trouvent grâce à leurs yeux : Ménard et Villaume pour Claudel, Durantel pour Bloy, Crété pour Green, Clérissac pour les Maritain), le livre joue le rôle de fédérateur et de lien à la tradition de l'Eglise. Claudel, et Bloy de même, dresse la liste des ouvrages recommandés, où l'on retrouve ses propres découvertes :
 
« Livres à lire. Avant tout Pascal qui est le véritable apôtte ad exteros pour nous autres Français. Beaucoup de livres de mystique : Angèle de Foligno, Rusbrock, sainte Thérèse, les Vies des Saints, si mal écrites qu'elles soient. Les admirables révélations d'Anne-Catherine Emmerich sur la vie de Notre- Seigneur J'avais recommandé à F., les Elévations sur les mystères, de Bossuet, et les Méditations sur les Evangiles que pour moi j'admire profondément, mais le christianisme du xvii' siècle est d'une sécheresse et d'une austérité terribles. Dante. Tout ce que vous pourrez trouver de Newman » 10.

En tête, Pascal, le converti par excellence, fort lu même en dehors du catholicisme, dont « l'âme passionnée » transporte ses lecteurs, de Barrés qui se laisse mener par lui « sur les lisières de la foi » 11, à Maritain : « Ni théologien, ni philosophe ; nullement métaphysicien. C'est proprement d'un spirituel, c'est d'une âme touchée de grâces mystiques, et aiguillonnée du Saint-Esprit, que sortent ses Pensées » 12. La lecture de Pascal est le type même de celle qui éveille à Dieu : « Pascal est excellent pour les gens du dehors, écrit encore Claudel à H. F. Stewart le 21 juin 1939, il leur ouvre les yeux, il les saisit, il les empoigne... » Mais il n'est pas le seul : ce pur éblouissement, Raïssa Maritain l'aura connu en découvrant Plotin :
 
« Un jour d'été, à la campagne, je lisais donc les Ennéades. J'étais assise sur mon lit, et le livre était posé sur mes genoux ; arrivée à un de ces nombreux passages où Plotin parle de l'âme et de Dieu en mystique autant qu'en métaphysicien ( .), un trait d'enthousiasme me traversa le coeur ; en un instant je me trouvai à terre agenouillée devant le livre, et couvrant de baisers passionnés la page que je venais de lire, le coeur brûlant d'amour. »

Elle n'en aimera pas moins Pascal, ce « maître pathétique et bouleversant » qui, comme elle le dit, « justifiait ma propre inquiétude, ma propre aspiration, ma propre recherche » 13.
« Mais, ajoutait Claudel, une fois dedans on a besoin d'autres maîtres plus paisibles, plus complets et moins contractés. Un saint Thomas par exemple ou un Bossuet. » Il y a donc, à côté de celles qui provoquent la commotion salutaire, d'autres lectures qui contribuent à affermir, à redécouvrir la vérité d'un catholicisme, jugé jusque-là « absurde » et détestable, mais aussi à restaurer une intériorité renaissante chez ces êtres tourmentés. Le catéchisme constitue une première et excellente approche. Péguy rappelle à Alain-Fournier que c'est « le premier texte. Nous l'avons lu avant l'évangile » 14. Pour Julien Green, c'est un enchantement : après avoir « dévoré » en une quinzaine de jours « un abrégé de toute la doctrine catholique à l'usage des nouveaux convertis, par le cardinal Gibbons, de Baltimore », il se procure, sur les conseils du Père Crété, « le catéchisme d'Audollent et Duplessis » qu'il arpente « dans l'espace de cinq ou six mois ». Immense émotion : « C'était la première fois qu'on me parlait de cette façon des grands mystères qui sont à la base de la foi et j'en éprouvais une sorte de ravissement intérieur dont quelque chose devait passer dans mon regard (...) et il y avait parfois de longs silences » 15.
Saint Thomas, que Claudel recommande chaleureusement à Rivière (« A lire quand vous le pourrez, pas tout de suite. Cela vous prendra des années » 16), excelle à « consolider » 17 l'oeuvre entreprise et à évangéliser « toutes les régions de l'intelligence » 18 : il en sait quelque chose, lui qui aura médité les deux Sommes au cours de ses longues promenades dans la campagne chinoise ! Quant aux Maritain, Raïssa d'abord, puis Jacques, ils célébreront le « don très pur » que le Docteur angélique leur fera de « la certitude des vérités premières concernant l'intelligence, et la joie de voir celle-ci assez forte pour conduire jusqu'au sein de la nuit étoilée de la foi les principes de la raison » 19. Bossuet, qui jouit de l'estime de l'Université, « c'est le guide et c'est le maître, c'est le conducteur d'âmes, c'est le directeur d'esprits » 20. Charles de Foucauld confessera à sa marraine, Madame de Bondy, que c'est par la lecture des Elévations, qu'elle lui avait offert pour sa première communion, le 28 avril 1872, que s'est amorcé son retour au catholicisme. Et puis, nombre de mystiques et d'auteurs spirituels modernes : de Gertrude, Ruysbroeck (qui « m'avait éblouie sans beaucoup m'éclairer », avoue Raïssa), à l'Imitation (« le bréviaire quotidien de tous ceux et de toutes celles qui souffrent et se désespèrent » 21), François de Sales, Fénelon (ainsi pour Louis Massignon), en passant par Jean de la Croix et Thérèse d'Avila : de quoi satisfaire des âmes assoiffées, et aussi un rien élitistes ! Claudel ne l'a pas oubliée, elle a même une place de choix en ces temps où le catholicisme en usait avec parcimonie : au centre et avant tout, la Bible. « Il est essentiel en effet que vous la lisiez d'un bout à l'autre. » Livre sublime, pas « comme un autre » 22, qui parle d'emblée, tant est « frappante son exactitude humaine » 23. Ce retour au texte biblique sera décisif dans la seconde conversion de Péguy, ce qu'il appelle sa « surconversion », ne reniant pour autant rien de la première (au socialisme). Péguy est un converti du texte, de la Passion selon saint Matthieu 24 qu'il lit dans sa chambre de malade, à l'automne de 1908, « pour s'y unir aux souffrances du Christ » 25. Il lit le texte directement, débarrassé de tous les « racontars », ces commentaires ecclésiastiques insipides (Claudel lui-même déplore que celui de la seule édition qu'il puisse recommander soit « sot » et « impatientant » !). Il lit, non pas en historien, à la recherche des indices et des vérifications, mais, comme Véronique, il voit — conversion hors public (Péguy a horreur du monde des convertis), de l'ordre du coeur, à la manière de Pascal.
 

« Toile, lege » : le jardin de Milan


Claudel, certes, n'en parle guère, et Green ironise sur ses remords de voleur de poires : n'empêche, Augustin, lui qui « a passé par les mêmes angoisses, par les mêmes doutes » qu'eux, les modernes, guide ces convertis avides de « trouver la haute paix de la Foi » 26 — Augustin qui engendre une formidable postérité dont le plus beau fleuron est sans nul doute Thérèse d'Avila qui, à son tour, engendrera Edith Stein : « Dès que je me mis à lire le livre [l'Autobiographie de Thérèse], je fus saisie, et je l'ai lu d'un trait. En le refermant, je me disais : "C'est la vérité" » 27 — ce qui répondait à sa quête passionnée de philosophe. Thérèse, elle, à la lecture des Confessions, revit la scène du jardin : « Lorsque je commençai à lire les Confessions, je crus m'y reconnaître ; je me mis à beaucoup me recommander à ce glorieux saint. Quand j'en arrivai à sa conversion et que je lus comment il entendit cette voix dans le verger, on eût dit que le Seigneur me la faisait entendre également à moi, selon ce que sentit mon coeur. Je fus un long moment tout inondée de mes larmes, profondément affligée et abattue » 28.
Ouvrir le livre (comme Claudel au soir de Noël), c'est entendre la Voix divine qui résonne dans le Château intérieur, assurance d'un pardon qui s'atteste dans les larmes de la componction. Effet soudain, miraculeux, de ce livre dans une âme qu'auparavant, et dès la plus tendre enfance, d'autres lectures avaient extasiée : les Vies de saints de la bibliothèque paternelle et, plus encore peut-être, les romans de chevalerie si exaltants, que sa mère, Dofia Beatriz, lui donnait en cachette. Tout comme Ignace de Loyola, lui aussi fort amateur de cette littérature magnifique, finira par lire, une bien longue convalescence aidant, « une Vita Christi et un livre de la vie des saints en espagnol ». Et voici qu'il revient à lui-même (comme on sort d'un rêve) : « Il s'arrêtait quelquefois pour penser aux choses qu'il avait lues ; d'autres fois aux choses du monde auxquelles il avait autrefois l'habitude de penser » 29.
Augustin, au moment où il se trouve dans le jardin de la maison d'Alypius, est déjà lui-même comme pris dans une généalogie de lectures : il pleure à chaudes larmes, parce qu'il vient d'entendre Ponticianus raconter comment il était tombé par hasard, au cours d'une promenade, sur la Vie d'Antoine. Il commence à lire et « s'émerveille, s'enflamme et, tout en lisant, songe à embrasser la même vie ». Colère contre lui-même, fureur, « pendant qu'il lit et qu'il déroule les flots de son coeur, à un moment donné, il frémit, il comprend le meilleur parti à prendre et il le prend » : il passe au Christ.
Augustin avait déjà entendu de la bouche de Simplicianus, la conversion d'un maître réputé, Victorinus, qui « lisait la Sainte Ecriture et recherchait tous les livres chrétiens avec le plus grand soin et les scrutait ». Mais pour être « compté parmi les chrétiens », il fallait qu'on le vît « dans l'Eglise du Christ ». Ce qu'il fait, et de confesser sa foi publiquement dans l'assemblée : conversion. Certes, Augustin, grâce à la lecture des « livres platoniciens », s'était ouvert à la recherche d'une vérité incorporelle, et se dégageait ainsi de l'enlisement du sensible : première conversion en quelque sorte. Mais, cette fois, le coup est décisif : le voilà en proie à un violent conflit, « frémissant » sous une « houle d'indignation »...

« Et voici que j'entends une voix, venant de la maison voisine — ou plus sûrement encore, de la Maison divine, en tout cas venue d'Ailleurs — ; on disait et l'on répétait fréquemment avec une voix comme celle d'un garçon ou d'une fille, je ne sais : "Prends, lis ; prends, lis " »

Méprise d'Augustin qui croit, comme le juge François de Sales, que c'est peut-être « une compagnie de filles qui répétait cette chanson » 30 ; méprise explicable, car la Voix divine, pour se faire entendre, emprunte les inflexions cristallines d'une vocalité intermédiaire, angélique (puisque les Anges lisent directement le Livre divin) ou enfantine : les espiègles gamins milanais sont les porte-parole des fils et filles de Continence dont Augustin vient d'entendre en son coeur exhortations et encouragements. « Clairs comme un coup de trompette et tout splendides comme le soleil du matin » 31, dirait Claudel, ils exultent dans la gloire. D'ailleurs, n'est-ce pas cette formidable jubilation qui fond sur lui quand les enfants de la Maîtrise élèvent le chant très pur du Magnificat ?
Réminiscence : dans la vie d'Antoine, un verset du Livre avait fait irruption par hasard quand celui-ci était entré dans une église au moment où on lisait l'Evangile. Et ce verset, qu'Antoine reçoit « comme si on le disait pour lui », avait sur le champ ttanché ses hésitations quant au choix de sa vie. Augustin, revenu près d'Alypius, saisit « le livre de l'Apôtre » qu'il avait posé, l'ouvre et lit en silence le texte qui tombe sous ses yeux : les versets 13 et 14 du chapitre XIII de Romains. « Sans aucune pensée ni souci de ce qu'il faisait », dit François de Sales : au hasard, en quelque sorte (le hasard est décidément l'allié avisé et complaisant du livre !). Quelque chose comme le tirage au sort appliqué au choix de son état de vie ou de sa vocation : François d'Assise y fera appel 32, comme Guibert de Nogent 33. Et Antoine Le Maître, cet avocat célèbre que sa conversion en 1637 mènera dans les solitudes de Port-Royal (ce qui fit grand bruit), avait, sur les conseils de Saint-Cyran, tiré les « sorts bibliques » :
 
« M'étant un jour mis devant Dieu pour le prier de me faire connaître sa volonté, comme je vins à ouvrir mon Nouveau Testament, je tombai sur cet endroit de saint Luc où il y a : "Croyez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais la séparation." »

Surprise de Le Maître devant ce mot, mais il se rappelle que Dieu avait « déclaré sa volonté » à Augustin en lui faisant lire « un passage qui était si proportionné avec ce qui lui était nécessaire ». Ne serait-il pas cependant présomptueux de se comparer ainsi à un si grand saint ? Etant « dans ces pensées », il ouvre les Confessions « au hasard sans autre dessein que de s'entretenir avec Dieu », et, ô surprise, il tombe sur la scène du jardin à laquelle il venait de songer. Ces « deux rencontres aussi extraordinaires et aussi inopinées » ne sont-elles pas « la confirmation l'une de l'autre » 34 ? La conversion ne peut plus attendre !
La lecture pointe donc le verset unique, décisif, qui opère la conversion, le choix irréversible : le texte inscrit dans le tissu tourmenté des angoisses, des insatisfactions et des incertitudes, la nervure rectrice d'une trajectoire qui assure désormais la cohérence et l'unité d'une existence dispersée, émiettée, que le Je essayait en vain de rassembler (pour Claudel, par exemple, sous la bannière d'une idéologie absurde ou la tentative illusoire du kantisme). Le Livre, figure d'unité, surmonte la distentio où s'étire et s'épuise l'existence. De cette langueur (où le plaisir lascif et malsain a ses aises), de cette dispersion somnolente, la lecture réveille en manifestant l'éclat de l'Etre. Epiphanie impérieuse, lumineuse, que le verset du livre, brisant la loi sans loi, « la violence de l'habitude » !
Jansénius n'a pas tort de rapprocher le jardin de Milan du chemin de Damas : c'est la même illumination brutale de la Grâce. L'imposture est dévoilée : l'abject qui s'avançait masqué, vu de dos « depuis la banquette arrière », est lisible désormais, inévitable. Une façon d'apocalypse, dure à soutenir, d'autant que le subterfuge ultime est éventé : « Tout de suite ! mais accorde un petit instant » — le délai, le retard qu'orchestre délicieusement la langue prolixe, travaillée par l'orfèvre Augustin (et, après lui, un Rivière ; d'où le « Sur le champ ! » asséné par Claudel), renouant ainsi avec la langueur voluptueuse.
 

La lecture : une Visitation de Dieu


Une fissure, une faille : Claudel en avait parlé à propos de sa lecture de Rimbaud. Cette fêlure imperceptible, mais définitive, c'est l'effet de la Visitation de Dieu. Sillon peu profond, mais indélébile, irréparable : l'Absolu a imprimé sa trace à jamais. La lecture du livre est l'instant unique de cette Visitation, un kairos qui ne reviendra pas (et, pour cela, à saisir sans délai), tranchant la crise qui sourd et suinte, intense. La lecture donne pleine lumière sur ce kairos autant qu'elle déchiffre le passé mensonger. Rupture à l'évidence, et pourtant le lecteur, s'il n'est plus (tout à fait) à soi, n'est pas encore entièrement à Celui qui a fait irruption dans le silence du livre, pour l'instituer en lui-même : s'ouvre le temps d'un entre-deux.
La lecture doit donc se poursuivre, débridant la blessure sans cicatrice et inguérissable, rythmant ce temps où le converti se retire dans le sanctuaire intérieur. Un(e) retrait(e) qu'inaugure la lecture silencieuse qu'Augustin fait du livre biblique, contrairement aux usages en vigueur qui prônaient la lecture à haute voix. Et cela, à la manière d'Ambroise qui ainsi, au grand dam d'un Augustin avide de discussions, écartait les questions intempestives des gens présents, faisait taire leurs préoccupations (leurs neg-otia) pour s'adonner à Votium intérieur, à la voix du Verbe qui bruit sous le silence des lettres : lire est déjà un acte de conversion, retour dans ce lieu du coeur, et finalement reconnaissance (agnitio) de ce qui est su — depuis toujours — par (le) coeur. « Intimior intimo meo. »
On a remarqué qu'à l'injonction cruciale du « Toile, lege » répondait la phrase inaugurale des Soliloques : c'est la même inspiration qui intime de lire et d'écrire. Si légère, lire, est aussi naviguer, traverser, la lecture est traversée du texte parcouru en des chemins d'écume disparus sitôt qu'ouverts. De ces chemins, l'écriture garde avec gratitude trace et mémoire. La conversion est cet instant où, rappelé par le Verbe à son origine, l'homme revêt sa condition voyagère de Viator, Wanderer, de marcheur pour traverser le livre et l'histoire. Traversée qui institue son essentielle temporalité, non plus éparpillée dans la dissemblance mais unifiée. Et l'écriture livre, entre récit et poésie, à travers ses figures successives, lourdes de sens et de saveur, cette unité essentielle que donnent à mon histoire son origine et son accomplissement spirituels :

« Ami, j'arrête là Si tu veux lire encore, Va, toi-même deviens l'écriture et l'essence » 35.



1. Paul Claudel, « Ma conversion » (1913), OEuvres en prose, Gallimard, 1965, pp 1008-1014 Claudel a également évoqué sa conversion dans une lettre à Gabriel Fnzeau du 20 janvier 1904 {Correspondance, Gallimard, 1952, pp 32-36) et dans le poème « Le 25 décembre 1886 » (OEuvre poétique, Gallimard, 1967, pp. 805-807)
2. « Cinq grandes Odes », OEuvre poétique, p 261
3. Lettre à Jacques Rivière du 12 mars 1908, Correspondance, Seuil, 1963, p 104
4. « Vers d'exil », OEuvre poétique, pp 13 et 18
5. Yvon Brès, « Mélancolie augustinienne », Psychanalpe a l'Université, n° 76, 1994, pp 20-21
6. « La banquette avant et la banquette arrière », OEuvre en prose, pp 1311-1316
7. « Ma conversion », op. cil, pp 1012
8. Lettre à André Gide du 29 juillet 1923, Correspondance, Gallimard, 1949, p. 239
9. Cf Frédéric Gugelot, La conversion des intellectuels au catholicisme en France (1885-1935), Editions du CNRS, 1998, pp 75-111
10. Lettre à Rivière du 25 mai 1907, op cit, pp 50-51
11. Henri Massis, De l'homme à Dieu, Nouvelles Editions latines, 1959, p. 373
12. OEuvres complètes, t III, Editions Universitaires/Saint-Paul, 1984, pp. 163-180
13. OEuvres complètes, t. XIV, 1993, p 710 et 712-713.
14. Lettre d'Alain-Foumier à Fnzeau (1912), citée par F Gugelot, op cit., p. 80
15. OEuvres complètes, t V, Gallimard, 1977, pp 808-810 et 814
16. Lettre du 25 mai 1907, loc. cit., p 52
17. Le mot est de Charles Du Bos, Approximations, Editions des Syrtes, 2000, p. 1219
18. Cité par François Vanllon, Claudel, Desdée de Brower, 1967, p. 59
19. R Maritain, op at, p 831
20. Ferdinand Brunetière, cité par F Gugelot, op at, p 83
21. Léon Moulin, « Retour à Dieu », Revue de la jeunesse, 25 janvier 1914, p 419 22 F Brunetière, cité par F Gugelot, op cit, p 76
23. Journal de Paul Bourget, 6 mai 1901, cit ibid
24. OEuvres complètes en prose, t III, Gallimard, 1992, pp 731 739
25. Jean Bastaire, Péguy, l'inchrétien, Desclée, 1991, pp 66-67
26. Pierre van der Meer, Journal d'un converti, Téqui, 1921, p 167
27. Cf Florent Cabonau, Lorsque Edith Stein se convertit, Ad Solem, 1997, pp 31-33
28. OEuvres complètes, Desclée de Brouwer, 1964, p. 62
29. Ecrits, Desclée de Brouwer, 1991, p 1021
30. Sermon 49, t X de l'édition d'Annecy, p 100 31. Lettre à Rivière du 3 mars 1907, op. cit., p 36.
32. Cf Saint François d'Assise, Editions franciscaines, 1968, p 272
33. Autobiographie 11,3, Les Belles Lettres, 1981, p 237
34. Claude Lancelot, Mémoires touchant la vie de Monsieur de Samt-Cyran (1738), Slatkine, 1968,1.1, pp 28-29
35. Angélus Silesius, L'errant chérubinique, Arfuyen, 1993, p 235