Jean-Marie est étudiant. Chrétien, il vient me parler de temps à autre de son existence et de sa recherche de Dieu. Ce jour-là, il m'entretient de son désir de servir les autres. Puis, il évoque les « petits cours » qu'il donne pour arrondir ses fins de mois dans une famille où le frère et la soeur rencontrent des difficultés scolaires. Il dit son agacement : le garçon ne travaille pas ; vraiment, il est négligent. Il va échouer à son bac, et ces cours coûtent de l'argent à sa mère qui doit travailler depuis que son père est décédé. Jean-Marie, énervé, a du mal à « aimer » ce jeune, si peu consciencieux, si différent de lui. Dans la conversation, je reviens sur cet agacement et ce jugement. Une suggestion me vient : « Tu donnes ces cours pour gagner de l'argent. Pourquoi n'irais-tu pas faire de même en prison, gratuitement ? » J'oublie ensuite cette conversation et ce conseil.
Quelques mois plus tard, Jean-Marie me raconte, ému, la relation qu'il a su créer, malgré ses appréhensions, avec un jeune détenu maghrébin, guère plus âgé que lui, à la faveur de cours. « C'est incroyable la joie que je ressens, sur le chemin du retour, après l'avoir quitté. » Jean-Marie a découvert la joie qui vient de Dieu, une joie qui l'étonné et que, désormais, il va apprendre à repérer, en d'autres champs de son existence, sous des formes parfois obscures : Dieu n'est plus seulement pour Jean-Marie celui dont il est fait mémoire dans l'assemblée chrétienne, dans le partage des Ecritures et du Pain, il est aussi celui qui se donne à l'homme de façon souvent imprévisible, quand les gestes de Jésus sont posés dans nos existences et que nous les reconnaissons dans son Esprit.
La lecture spirituelle de la vie naît à cette étape. Nous méditons les Ecritures, nous lisons les auteurs spirituels pour entrer dans une plus grande familiarité avec la personne de Jésus et les desseins de Dieu. L'entrée dans un regard contemplatif sur notre existence nous apprend, dans la gratitude, à reconnaître Dieu à l'oeuvre dans nos vies mêmes. Nombreux sont ceux qui, d'Augustin à Thérèse d'Avila, ont fait de la relecture de leur vie une confession de la miséricorde de Dieu. Mais regarder sa vie comme un texte à lire et à interpréter, reconnaître Dieu partie prenante de sa propre existence ne va pas de soi. Notre époque semble rencontrer plusieurs difficultés sérieuses, et de nature différente, qu'il me faut évoquer. Ce faisant se frayeront les chemins d'une lecture spirituelle de la vie.
 

Reconnaître l'action de Dieu dans ma vie ?


Karl Rahner a beaucoup médité les difficultés que pose la reconnaissance de l'action de Dieu dans nos vies :
 
« Nous avons ttop facilement l'impression d'une indiscrétion impie face à cette remise à soi-même du mystère absolu, fruit d'un silence pieux, nous avons presque l'impression d'une absence de goût, quand non seulement nous parlons de l'ineffable, mais lorsqu'en sus, avec une piété normale, nous désignons du doigt, à l'intérieur de notte monde d'expérience, cet objet d'expérience et cet autte, et que nous disons : c'est là qu'est Dieu. Il va de soi que cette difficulté représente la menace la plus fondamentale et la plus générale pour la religion historique révélée qu'est le christianisme » 1.

Nous vivons dans un monde marqué au quotidien par l'idéologie de la science et de la technique, mais aussi, pour beaucoup, par la perte de sens. Dans ce monde « désenchanté » où Dieu s'est comme absenté, moins que jamais il n'apparaît simple de voir Dieu intervenir dans ce qui nous arrive. En effet, nous pouvons (ou pourrions) en rendre compte en bien des registres de causalité, comme ceux de la science ou de la psychologie. Ainsi va l'esprit de l'homme moderne, pourtant si souvent crédule et avide de merveilleux, en réaction à la rationalité triomphante qui gère la vie des sociétés.
Mais Rahner nous a prévenus : la difficulté est, plus fondamentalement, d'ordre théologique, théologal. Dieu ne peut pas être mis en série, comme un objet à côté d'autres objets, au sein du monde. Comment l'auteur de la création pourrait-il être contenu à l'intérieur de sa création ? Comment ce qui est au fondement de tout le créé pourrait-il être repéré à côté du créé ? Le Dieu transcendant peut-il être désigné ici et maintenant comme la cause de ce qui m'arrive ? Le croyant ne risque-t-il pas d'en appeler toujours trop vite à la Providence pour s'expliquer les événements ? Il en va du respect de la transcendance du Dieu ineffable. Ce n'est pas par une connexion fonctionnelle, dans un registre de causalité, que nous allons rapporter à Dieu ces événements, comme s'ils étaient inexplicables autrement. Mais, par la décision la plus personnelle, dans la foi, nous pouvons reconnaître l'action de Dieu en nous rapportant à lui dans ce qui nous arrive : il dépend toujours de notre liberté de nous en remettre à Dieu et d'être renvoyé à lui dans l'ouverture au mystère infini d'où nous venons et où nous allons — mystère de proximité absolue du Dieu qui pardonne.
Pendant la Semaine sainte, la vieille hymne liturgique chante la bonté de Dieu manifestée en Jésus :
 
« L'étendard du Roi s'avance voici que brille le mystère de la Croix où le Créateur de la chair par sa chair fut suspendu au bois. »

Le Dieu que confessent les chrétiens a pris chair de notre chair. Il n'est pas seulement le Créateur, il est devenu l'un de nous, en Jésus. Aussi ne devons-nous pas nous étonner qu'il soit présent à ce qui nous arrive. Son Esprit n'a-t-il pas été répandu sur toute chair ? Mystère de Dieu qui a voulu partager la condition humaine jusque dans la mort, pour être présent à ce que ses créatures éprouvent, et les accompagner dans une communion de vie.
Ainsi, selon Rahner, bien loin de convoquer Dieu pour expliquer l'inexplicable, je peux, dans ma liberté la plus propre, reconnaître ce qui m'arrive comme une intervention de Dieu dans « une réaction qui médiatise concrètement ma relation à Dieu ». Cette réaction, quand elle survient, est elle-même un don de Dieu. Je découvre cette grande vérité que Dieu se communique à moi en tout ce qui me fait vivre et aller de l'avant, jusque dans les événements les plus anodins que je peux recevoir comme la marque de sa bonté à mon égard.
Nous voici devant ce que j'appelle la constitution symbolique de l'existence chrétienne : tout dans ma vie peut amoureusement me parler de Dieu et de sa prévenance pour moi. Le propre de Dieu, c'est de se donner, de se communiquer, selon la formule de saint Ignace : « Le Seigneur désire se donner à moi autant qu'il le peut, selon son divin dessein » (Ex. sp. 234). Dans l'ordre de l'amour, tout peut prendre un autre sens, une signification nouvelle, et renvoyer au Créateur, dans l'interprétation croyante de l'existence. Car ce que la foi confesse, c'est la bonté de Dieu pour ses créatures et sa prévenance, une bonté que nous révèle la venue du Christ dans la chair et qui m'invite, en retour, à m'en remettre à lui, en toute chose.
 

Adam, où es-tu ?


La difficulté de la lecture spirituelle de la vie est également existentielle. Martin Buber, dans un beau texte 2, raconte la rencontre étrange que fit un capitaine russe avec un rabbin qu'il détenait en prison et qu'il interrogea : « Que Dieu l'Omniscient dise à Adam : "Où es-tu ?", comment faut-il l'entendre ?» Le rabbin répondit : « En tout temps, Dieu interpelle chaque homme : "Où es-tu dans ton monde ? De ceux qui te sont départis, tant de jours ont passé et tant d'années, jusqu'où es-tu arrivé entre-temps dans le monde ?" Dieu dit par exemple : "Voilà quarante-six ans que tu es en vie, où séjournes-tu ?" » Et Buber de commenter : Dieu ne questionne pas ainsi pour que l'homme lui apprenne une chose qu'il ne saurait pas encore, mais pour provoquer un retournement en l'homme, pour que l'homme cesse de se cacher et d'échapper à la responsabilité de sa vie.
 
« Ainsi se cache chaque homme, car chaque homme est Adam et dans la situation d'Adam (...) Quelle que soit la grandeur du succès, de la jouissance d'un homme, quelle que soit l'importance de son pouvoir, quelque colossale que soit son oeuvre : sa vie demeure sans chemin aussi longtemps qu'il n'affronte pas la voix. Adam affronte la voix, il reconnaît l'enlisement il avoue : "Je me suis caché", et c'est là que commence le chemin de l'homme. Le retour décisif sur soi-même est le commencement du chemin dans la vie de l'homme, toujours de nouveau le commencement du chemin humain. »

Cette dimension d'intériorité est moins évidente que jamais : notre époque sous l'emprise croissante de la rationalité, est marquée par des accélérations prodigieuses. Tout bouge très vite, tout s'accélère : progrès, procédures, déplacements, rythmes de travail et de vie. Tout nous tourne vers l'extérieur et nous encourage à vivre en surface, dans la superficialité. La lecture spirituelle de la vie a donc à surmonter cette difficulté d'entrer en nous-mêmes en ce tournant de millénaire. Elle naît de la décision de ne plus se cacher, de ne plus échapper à la responsabilité de sa vie.
 

Faire retour sur soi


J'aime ainsi caractériser la lecture spirituelle de la vie comme cet acte de faire retour sur soi devant Dieu, à partir de ce que je vis, de ce que je fais et éprouve. « Faire retour sur soi », selon le mot de Buber. Cette expression, Paul Ricoeur l'emploie également : « La réflexion est cet acte de retour sur soi par lequel un sujet ressaisit dans la clarté intellectuelle et la responsabilité morale, le principe unificateur des opérations entre lesquelles il se disperse et s'oublie comme sujet » 3. Nous voici loin de la dimension égocentrique que recouvre usuellement l'expression « faire retour sur soi » ! Ricoeur attire notre attention sur le caractère réflexif, réfléchi, de la vie humaine. Il est au fondement de la lecture spirituelle de la vie. Un oubli de soi peut naître de la dispersion de la vie. Louis Lallemant ne cesse de revenir dans ses instructions sur les grands dangers de l'action qui nous fait nous répandre à l'extérieur. Il invite à « entrer en son intérieur » pour apprendre à coopérer aux mouvements de l'Esprit :
 
« Voulons-nous connaître si nous sommes du nombre des sages ou des fous, examinons nos goûts et nos dégoûts, soit à l'égard de Dieu et des choses divines, soit à l'égard des créatures et des choses de la terre. D'où naissent nos satisfactions et nos déplaisirs ? En quoi est-ce que notre coeur uouve son repos et son contentement ? Cette sorte d'examen est un excellent moyen pour acquérir la pureté de coeur Nous devrions nous en rendre l'usage familier, examinant souvent pendant le jour nos goûts et nos dégoûts, et tâchant peu à peu de les rapporter à Dieu » 4.

La réflexion permet de se retrouver, de ressaisir ce qui fait vraiment exister. Pourtant, les sciences humaines nous l'ont appris, nous sommes toujours tentés de nous réfugier dans une introspection illusoire. Nous croyons que nous pouvons comprendre ce que nous sommes de façon immédiate. Or il n'y a pas de transparence de soi. Ce qui sauve la réflexion et, du même coup, toute tentative de lecture spirituelle de la vie, c'est le détour par ce que nous réalisons, par la conscience de ce que nous faisons ou de ce qui nous arrive. Ce détour laisse une bonne distanciation, mais aussi une appropriation de ce qui est vécu. Il permet de percevoir comment travaillent notre désir de vivre et ce qui l'entrave. Dès lors, c'est notre existence comme telle que nous sommes amenés à considérer, en partant de l'expérience de la vie qui se donne, de la vie déjà là, dans le don qu'elle est en elle-même. Car ce qui est premier, toujours, c'est la vie. Le mensonge, c'est ce qui veut nous faire croire que la mort est première. La lecture spirituelle de l'existence partira du plein de la vie, tel qu'elle se déploie dans tout ce que nous vivons, faisons, subissons, souffrons.
Les événements, importants ou infimes, laissent en nous une trace, une marque. Ils s'impriment dans notre sensibilité, comme les lettres et les mots d'une page en train de s'écrire. Ce que nous relisons, ce n'est pas l'insignifiant, même si cela peut paraître minime aux yeux d'un autre, mais ce qui a du relief, ce qui a laissé sa marque sur notre journée. Plus encore que l'intention qui a présidé à telle ou telle action, l'ensemble de ces instants, grands ou petits, qui ont fait la journée, la semaine écoulée, deviennent comme un texte à déchiffrer. Ils me parlent de mon existence, d'une vie en relation dans laquelle Dieu est partie prenante. J'apprends ainsi à déchiffrer mes actions et mon existence comme un texte. Et me voici amené à en faire récit. De ces événements, je tire une histoire. Il n'y a pas seulement une succession de faits qui m'arrivent, me marquent, et dont je fais relecture. J'agence ces événements en une histoire, mon histoire. J'en acquiers l'intelligence, ils prennent un sens pour moi. Il n'y a pas d'autre point final que celui qui, pour l'heure, me permet de mettre en perspective cette histoire.
D'autres événements me la feront reconsidérer, en saisir de nouvelles harmoniques, déjà présentes mais passées inaperçues : le récit que je fais de ma vie est ouvert, il est susceptible de recevoir de nouvelles significations, une nouvelle interprétation croyante, dans ma relation à Dieu.
 

Devant Dieu


Car ce retour sur soi de la réflexion peut s'ouvrir à Dieu. J'aime que dans la méditation finale des Exercices spirituels (la contemplation pour obtenir l'amour), Ignace invite à « me voir devant Dieu notte Seigneur, les anges et tous les saints intercédant pour moi » (232). Soi-même devant Dieu. Non un Dieu passif, spectateur d'un monde dont il se serait absenté, mais un Dieu pleinement agissant dans ma vie : « Considérer, dit Ignace, comment Dieu travaille et oeuvre pour moi dans toutes les choses créées. » Faire retour devant Dieu. S'adresser à Dieu aussi et, en ce sens, faire retour à Dieu. Car la démarche de faire retour sur soi devant Dieu peut s'ouvrir à la confession de l'agir de Dieu dans notre existence et devenir « mémorial des dons de Dieu », selon l'heureuse formule de Michel Rondet 5. Il en va toujours d'une décision croyante.
Etty Hillesum, cette jeune philosophe juive des Pays-Bas, qui devait disparaître dans le chaos des camps de concentration, a connu cet effort pour exister et ressaisir ce qu'elle vivait Dans son Journal, elle prend une décision face au non-sens de ce qu'elle traverse :
 
« Je crois que je vais le faire : tous les matins, avant de me mettre au travail, me "tourner vers l'intérieur", rester une demi-heure à l'écoute de moi-même. "Rentrer en moi-même." Je pourrais dire aussi : méditer. Mais le mot m'horripile encore un peu. »

Au fil des pages se révèle la fécondité de cette décision. Dans le camp d'internement, quelques jours avant le départ sans retour pour Auschwitz, et alors qu'elle ne se fait pas d'illusion sur le sort qui l'attend, elle éprouve combien elle est dans la main de Dieu, au-delà ou plutôt dans son impuissance même :

« Toi qui m'as tant enrichie, mon Dieu, permets-moi aussi de donner à pleines mains. Ma vie s'est muée en un dialogue ininterrompu avec Toi, mon Dieu, un long dialogue. Quand je me tiens dans un coin du camp, les pieds plantés dans la terre, les yeux levés vers ton ciel, j'ai parfois le visage inondé de larmes — unique exutoire de mon émotion intérieure et de ma gratitude. Le soir, aussi, lorsque couchée dans mon lit je me recueille en Toi, mon Dieu, des larmes de gratitude m'inondent parfois le visage, et c'est ma prière » 6.

Le retour sur soi devant Dieu devient reconnaissance de Dieu. Il ne s'agit pas seulement d'un vécu d'exception, mais de la remise de soi à Dieu et du regard contemplatif qu'appelle la relecture comme interprétation croyante de l'existence. Nous apprenons à reconnaître la présence et l'action de Dieu dans nos vies en nous rendant attentifs à ce que j'appelle les « gestes de Jésus ». Il en va ainsi quand, par exemple, nous reconnaissons que des gens autour de nous font comme Jésus a fait, que les gestes de Jésus continuent d'être posés dans l'humanité. Ce que j'accepte de faire à la lumière de Dieu s'avère, en définitive, fait par Dieu lui-même, dans la reconnaissance que je ne suis pas à la source ni au terme de mon agir. Et la lumière de Dieu dans laquelle je relis mon existence se révèle n'être rien d'autre que la vérité de Jésus Christ, telle qu'il m'est donné d'accueillir sa proclamation ecdésiale dans l'Esprit du Ressusdté. Tout ceci conduit à méditer l'expérience chrétienne fondamentale, le geste eucharistique du Christ qui nous invite à entrer dans le mouvement d'offrande qu'il a fait de sa vie. Ces gestes, nous les reconnaissons à la manière dont ils nous affectent : à la joie procurée, à l'espérance renouvelée, à la façon aussi dont nous affrontons, à notre tour, le scandale et l'énigme du mal.
Ce retour sur soi devant Dieu s'ouvre à la volonté de Dieu, id et maintenant, dans ma vie. Cette volonté n'est ni incompréhensible ni arbitraire. Toujours elle parle d'une vie plus forte que la mort, d'une espérance plus puissante que le désespoir, d'un amour victorieux de l'indifférence ou de la haine, à ratifier dans les choix les plus quotidiens. « Le discernement spirituel, à l'école d'Ignace, est une pesée affective, par mouvements intérieurs contraires, de ce qu'il me plaît finalement de faire, et non pas un débat d'idées sur ce qu'il faut que je fasse. Par suite, il dégage de lui-même une énergie pour faire ce qu'on a plaisir de faire, parce qu'on le fait librement avec Dieu », écrit Dominique Bertrand 7. Cette pesée affective a pour boussole « une différence de qualité dans le bonheur ressenti — laquelle révèle Dieu parce que la perception qu'on en a, dans l'impasse où l'on s'est placé, ne peut venir que de lui ».
Bonheur ressenti, plaisir de faire... Qu'on ne s'y trompe pas : toujours ce chemin prend ses marques sur l'itinéraire même de Jésus que le disdple veut suivre, avec ce que cela signifie de renoncements et d'abnégation, pour un amour plus grand.
 

Une histoire sainte et une suite de l'Ecriture


La contemplation évangélique éduque le regard croyant sur l'existence et la lecture spirituelle de la vie. Car si cette dernière se fait à partir de la trame de notre histoire, les récits de la Bible vont parler à leur tour à notre histoire, nous apprendre à la regarder comme une histoire sainte. Notte histoire peut être édairée par la Bible, jusque dans sa part obscure et apparemment silencieuse, comme l'écrit Paul Beauchamp : « Savons-nous accepter, prendre en compte, ce silence des textes ? Une espèce de sonde descend dans les couches profondes de l'histoire humaine, à travers les siècles. Or c'est en nous qu'elle descend. Toutes les strates de l'histoire humaine sont encore présentes en chaque homme » 8.
Que notre histoire, à son tour, devienne une histoire sainte, Jean- Pierre de Caussade l'avait écrit avec force dans la première moitié du xviiie siècle :

« Quand une âme a reçu cette intelligence de la foi, Dieu lui parle par toutes les créatures, l'univers est pour elle une écriture vivante que le doigt de Dieu trace incessamment devant ses yeux. L'histoire de tous les moments qui coulent est une histoire sainte ; les livres saints que l'Esprit de Dieu a dictés ne sont pour elle que le commencement des divines instructions. Tout ce qui arrive et qui n'est point écrit pour elle est pour elle la suite de l'Ecriture » 9.

Une suite de l'Ecriture... De même, la lecture des grands auteurs spirituels vient conforter en nous ce regard contemplatif. Faits par d'autres que nous, racontant l'agir de Dieu dans l'histoire de l'humanité, ces récits du passé nous parlent eux aussi d'une expérience de Dieu, d'une rencontre de Dieu qui n'est pas notre histoire mais édaire notre chemin, le déplace, attire notte attention sur des dimensions insoupçonnées des épreuves que nous rencontrons.
C'est une transfiguration de l'existence qui s'opère ainsi, par la lecture spirituelle de la vie, par cette mise en récit des événements de notre histoire devant Dieu. Quand je commence à reconnaître ce qui m'advient comme donné par Dieu, j'accède progressivement à mon identité la plus profonde, la plus élémentaire aussi : me voici créature devant mon Créateur, me voici entré dans le monde de la création. Cette identité, cette manière de se rapporter à Dieu, je la retrouve chez d'autres, dans l'Eglise, notamment dans les grands textes spirituels. Je me trouve établi dans une familiarité, par exemple, avec Thérèse d'Avila et ses grands désirs d'entreprendre pour Dieu, ou avec Pierre Favre, aux prises avec les esprits, dans un combat spirituel pour sa propre conversion et celle de son temps. Alors aussi, cette histoire sainte s'élargit à celle de l'époque, elle quitte le simple champ de l'individualité et s'ouvre à ce que Jean XXIII et le Concile ont appelé les « signes des temps ».
 
* * *

« Quand vous voyez un nuage à l'ouest aussitôt vous dites que la pluie va venir, et elle vient (...) Vous savez donc interpréter l'aspect de la terre et du dei, et vous ne savez pas interpréter le temps que vous vivez ? » (Le 12,54-56). Vient le temps où la lerture spirituelle de la vie s'ouvre à cette invitation, regarde les évolutions, les changements dans le monde, dont le poids et le sens attirent l'attention à la fois par ce qu'ils portent d'aliénation de l'homme et de réaction salutaire. Comme l'écrit Jean-Yves Calvez, « ce sont des faits des temps, d'abord. Mais signes aussi, car ce qui est évoqué est en définitive interprétable. Il s'agit d'événements qui ont une portée spirituelle ou éthique. Ils indiquent un chemin à suivre. Nombre d'aspirations perceptibles sont des aspirations à plus d'humanité, à plus de justice, à un plus grand respect de l'homme » 10. C'est ainsi que la lecture spirituelle de la vie devient regard contemplatif en Eglise sur la vie des hommes en société, du plus proche au plus lointain, et invitation à oeuvrer, dans une parole partagée avec d'autres, « jusqu'à ce qu'il vienne ».



1. Traité fondamental de la foi, Centurion, 1983, p 100
2. Le chemin de l'homme, Le Rocher, 1999, pp 9-10 et 13-14.

3. Du texte à l'action, Seuil, 1986, p 25
4. Doctrine spirituelle, Desclée de Brouwer, coll « Christus », 1959, pp 196-197
5. « La tradition spirituelle de la relecture », dans le collecuf Relire sa vie pour y lire Dieu (Vie chrétienne, 1991)
6. Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork, Seuil, 1995, pp 35 et 315
7. « Les jésuites », Croire aujourd'hui, a° 33, 1" septembre 1997.
8. Cinquante portraits bibliques, Seuil, 2000, p 30
9. L'abandon à la Providence divine, Desclée de Brouwer, coll. « Christus », 1966, p 143
10. « Horizon 2000 », Croire aujourd'hui, n° 75, 1" septembre 1999