Partir, quitter les étroites frontières du pays qu'habite déjà visiblement le Seigneur, tout laisser pour aller annoncer à ceux qui l'ignorent la Parole que Dieu leur adresse et qui doit ouvrir leur existence : le missionnaire s'en va ainsi, envoyé par l'Église, désireux de n'avoir et de ne donner que cet Évangile auquel il voudrait seulement ajouter le commentaire de sa vie.

En réalité, il emporte un lourd bagage. Il profite d'un travail plusieurs fois centenaire ; l'intelligence qu'il a de la foi s'inscrit dans la tradition où s'est longuement élaboré le langage qu'il reprend à son compte ; sa sensibilité même a trouvé sa forme et son épanouissement dans un climat familial et culturel. Il transmet l'universelle vérité, mais à travers l'expérience particulière qu'il en a et qui fait de lui, dans le pays où il se rend, un étranger. Il est du moins certain de retrouver là-bas le Seigneur qui l'appelle et qui déjà s'est acquis cette terre par le sacrifice de son sang. Mais lorsqu'il y entre, s'il dépasse la confiance naïve qui le porterait à supposer suffisante sa connaissance de la vérité, s'il s'attache à comprendre les hommes dont il fait son prochain, il constate jour après jour à quel point ils lui sont étrangers. Ils ont aussi leur passé et leur culture. Ce qu'il leur dit, fût-ce dans leur langue, n'a pas pour eux le même sens que pour lui. Plus il est proche d'eux, plus apparaît, entre eux et lui, l'invisible frontière qu'il croyait avoir franchie en traversant les mers et que lui rappelle constamment l'ambiguïté de sa prédication ou l'imprévisible gaucherie de son témoignage. Au fond, que sait-il de ces hommes auxquels il prétend révéler leur vérité ? Comment discernera-t-il, dans ses connaissances personnelles, ce qui est destiné à devenir pour eux la révélation de Dieu ?

Pour que la Parole atteigne ses destinataires, il doit chercher à tâtons, en elle et en eux, comment favoriser cette rencontre1. Il « se voit obligé de remettre en question son expérience, de réviser ses méthodes et de renoncer à telles façons de voir ou à telles habitudes». Plus radical, l'abbé Monchanin notait qu'après l'enthousiasme du départ, il y avait un temps de désillusion et d'angoisse3. Après dix années passées en mission, « après beaucoup de peines », le père Tempels était, lui aussi, « envahi par le désespoir » : « Je sentais que j'avais échoué et que rien ne s'était enraciné. »4

Tout apôtre connaît cette épreuve, qui exige de lui une « conversion »5. Une telle remise en cause n'est pas un accident : c'est la loi intérieure de sa mission. S'il n'avait pas quitté sa patrie pour répondre à l'appel de Dieu, il n'aurait pas risqué ainsi et perdu ses premières assurances. Mais son voyage était seulement le symbole d'une aventure dont il ne pouvait mesurer tout le sérieux. Étranger parmi des étrangers, il comprend mieux la nature de l'œuvre à laquelle il travaille. La rencontre des autres, frères insaisissables, est pour lui l'expérience du mystère : Dieu se montre plus grand. Si donc les païens ont