« L’au-delà est un au-dedans, il n’est pas “après”, il n’est pas derrière les nuages ou au-delà des étoiles, il est ici, maintenant, dans un présent qui demeure et peut demeurer éternellement. »
Maurice Zundel
 
Le problème que nous sommes
Étrange mot que celui d’au-delà, composé de deux prépositions et d’un adverbe de lieu. Un mot à la fois statique (, équivalant alors à ici) et dynamique (il y a dépassement du , écartement, éloignement, donc sortie, désignation d’un ailleurs). Un mot dont la valeur spatiale est saturée de tension ; au familier (notre ici terrestre, notre terreau et territoire, notre socle, notre environnement physique et culturel, vital) s’oppose un outre-là (là-bas, làhaut, là-loin, là-où ?) totalement inconnu, que l’on ne peut désigner que du bout de mots privatifs : cet outre-là de l’absolu lointain est incommensurable, insondable, immatériel, insituable… Mais tout en sachant que, précisément, on ne peut rien savoir de lui tant que nous sommes en vie, nous savons qu’il existe, diffus autour de notre ici-bas, immense nulle-part qui nous cerne de toutes parts et où nous sommes voués à disparaître, un jour indatable. Et cette perspective aussi nue qu’inéluctable nous consterne, nous effraie ; elle sollicite notre pensée tout en la frappant de nullité, elle la défie, elle l’exténue. Là même où il y a le plus à penser, il n’y a rien à penser, faute d’un contenu, d’un objet, d’une prise. Alors souvent on affabule, on brode des images plus ou moins naïves ou élaborées pour masquer l’ampleur du vide de cet ailleurs vertigineux.
 
Aux différents âges de la vie
Le tout petit enfant qui se tient de plain-pied avec la vie, dans un mélange d’étonnement, d’incompréhension et d’intuitions profondes, de ravissements et de peurs mêlés devant le monde qu’il découvre par fragments, n’éprouve pas l’angoisse de l’au-delà, seulement celle de l’éloignement de ses proches, spécialement celle de la sortie hors de son champ de vision, de préhension, de sa mère. L’en-deçà, l’ici-là, l’au-delà s’interpénètrent dans son esprit en état d’efflorescence ; encore « pauvre » en langage, mais non en perceptions, en sensations, en émotions et en imaginaire, il ne sépare pas le visible et l’invisible, il n’isole pas les données de la réalité tangible et celles du songe et du désir, il ne conceptualise rien, il éprouve son « êtrelà » charnellement, par ses sens. Le réel est un tout, un grand corps organique dans lequel circulent toutes sortes de sèves, d’énergies, de rêves éveillés, de surprises et d’évidences à l’unisson. Il est si proche encore de l’en-deçà de sa venue au monde qu’il flotte toujours un peu dans le clair-obscur des limbes. Il se tient si pleinement, en toute légèreté et vive porosité, dans le et le maintenant de sa présence au monde qu’il ne se projette pas dans une absence de soi à ce monde. L’au-delà, pour lui, n’est pas coupé de l’ici-bas, il y a glissement de l’un à l’autre, et cet inconnu (dont il entend parler à la mort d’un de ses proches, qu’il imagine alors parti vivre autrement, dans quelque ailleurs céleste auquel il n’a pas accès) provoque en lui davantage une extension de sa capacité d’étonnement et d’élucubration qu’une crue d’angoisse, comme il en advient à la plupart des adultes.
 
Brouillage du regard et fascination de la mort

Qui nous a ainsi retournés que nous, quoi que nous fassions, nous avons cette allure [de celui qui s’en va ? Et comme, sur la dernière colline, d’où sa vallée entière se montre à lui, une fois encore, il se retourne, s’arrête, s’attarde –, [ainsi nous vivons et toujours prenons congé.
R.M. Rilke
Élégies de Duino, VIII

Aux alentours de l’âge dit « de raison », la curiosité intellectuelle de l’enfant entre en effervescence, et la question de la mort monte à l’aigu. Il développe une représentation plus réaliste de la mort et il s’alarme à l’idée « de ne plus habiter la terre, / de ne plus suivre des usages qu’à peine [il] venait d’apprendre, / de ne donner ni à des roses, ni à des choses, dont chacune était une promesse, la signification de l’avenir humain […] et d’abandonner jusqu’à son propre nom, / comme un jouet brisé », ainsi que l’écrit Rilke dans la première de ses Élégies de Duino (1922). L’enfant qui s’enrichit en langage et en raisonnement, et qui progresse, à tâtons mais résolument, dans son effort de compréhension du monde, perd à mesure la simplicité et la limpidité dont son regard était pourvu à ses débuts. Il commence à détourner son regard de l’« avant », de l’« Ouvert », pour l’aventurer dans l’épaisseur et l’opacité du monde.
 
 
Car le jeune enfant, déjà nous le retournons et le contraignons à regarder en arrière le monde des formes, non pas l’Ouvert, qui dans le visage de l’animal est si profond. Libre de mort. Elle, [nous ne voyons qu’elle.
(Élégie de Duino, VIII)

À l’adolescence, ce retournement et ce brouillage du regard peuvent s’exacerber en distorsion et en embrouillement ; la pensée de la mort prend des accents nouveaux, parfois s’y mêle celui des Sirènes, funeste et envoûtant, tel le chant de la Loreleï dont Heinrich Heine dit qu’il est « une étrange / Puissante mélodie. / Ce chant saisit le batelier dans sa barque / avec une violence sauvage. / Il ne voit pas le récif. / Il regarde seulement là-haut, dans les hauteurs ». « Dans les hauteurs » – dans les gouffres, plutôt, d’une imagination si exaltée que le jeune vivant, séduit par la sombre étrangeté de la mort, s’aveugle et ne voit plus la beauté de la vie, et « les vagues engloutissent / À la fin le marin et la barque. / Cela avec son chant / La Loreleï l’a fait ».
La mort-Loreleï, la mort érotisée, peut exercer sur les adolescents et les jeunes adultes un attrait puissant qu’une esthétique viciée, enjôleuse, s’ingénie à valoriser à travers certains films, musiques et chansons, récits et images, jeux vidéo… La production en ce domaine est aussi vaste que variée, car le marché en est rentable, sans souci des effets délétères produits par leur consommation. Ce marché pousse d’ailleurs son cynisme jusqu’au bout, il récupère les victimes les plus célèbres de la mort-Loreleï, celles qui ont suc- combé par surdose de drogue et de médicaments, abus d’alcool ou suicide, en les transformant en « icônes » et en magnifiant ce qui ne fut en fait, à chaque fois, qu’un naufrage pathétique. Le mythe du « Club des 27 », également qualifié « Forever 27 Club » (qui liste des chanteurs illustres de la scène rock, grunge, du blues et de la soul, morts à l’âge de 27 ans, parmi lesquels figurent Janis Joplin, Jimi Hendrix, Jim Morrison, Kurt Cobain, et depuis peu Amy Winehouse), est révélateur de cette fascination morbide qu’il serait important d’analyser.
Une autre forme, très différente et meurtrière à bien plus grande échelle, de galvanisation et d’héroïsation de la mort est celle, très en vogue, du suicide attentatoire à la vie des autres, si possible en provoquant un nombre maximal de blessés et de morts. Quelle représentation de l’au-delà se font les auteurs des attentats-suicides ? Il n’y a pas de réponse globale à cette question : les motivations (et les manipulations en amont) de ces auteurs de massacres, dont le nombre va croissant depuis les attentats spectaculaires du 11 septembre 2001, ne sont pas toutes semblables et ne doivent pas être réduites à une interprétation unique. Et là encore, une analyse approfondie et circonspecte serait nécessaire.
 
La vie devant nous ou la mort enfouie

Nous sommes les trépidants. Mais le pas du temps, prenez-le comme une bagatelle parmi ce qui toujours reste. Tout ce qui se hâte déjà sera passé ; car ce qui demeure seul nous initie.
R.M. Rilke Sonnets à Orphée, I,22
 
L’inquiétude face à l’« après » de cette vie s’estompe (à des degrés divers, certaines personnes demeurant continuellement lancinées par ce tourment) quand, précisément, on s’engage pleinement dans la vie – la vie active, professionnelle, productive, amoureuse, familiale… Alors, nous avons la vie devant nous, large ouverte, riche en possibles, en promesses, en espoirs, en combats à livrer, en épreuves à traverser aussi. Nous avons tant à faire avec cette vie ; notre énergie, notre attention sont tant requises par elle que nous avons tendance à oublier que cet élan aura une fin – une fin qui adviendra brusquement ou au terme d’un long déclin. Tendance à oublier que nous sommes mortels. Ce sont les autres qui meurent, pas nous, les résistants, les tenaces, les vivaces. Mais plus on avance en âge, et plus la disparition des autres se multiplie ; la mort frappe autour de nous, parfois très près, toujours plus près, nous esseulant à mesure, nous meurtrissant en crescendo. Et notre élan se ralentit, il se transforme en grand ahan.
Mais aussi enfouie et tenue à distance soit en nous l’angoisse de notre mort à venir, elle ne se dissout jamais complètement ; elle sommeille, lance de-ci de-là des signaux. Et la façon dont chacun envisage l’au-delà est en lien direct avec celle dont il comprend et expérimente la vie présente, celle dont il conçoit et éprouve son humanité. C’est à partir du sens que nous attribuons à la vie et au fait humain que nous forgeons le sens que nous donnons à la mort, et aussi en puisant, ou non, dans le fonds spirituel de la culture à laquelle nous appartenons, ou dans celui d’une autre tradition. Nous ne pouvons rien imaginer à partir de rien, notre pensée et notre imaginaire se lèvent toujours à partir d’un terreau mêlant expériences et connaissances, aussi vagues, réduites, défectueuses soient ces dernières.
 
Les combats contre la mort
 
Ô Seigneur, donne à chacun sa propre mort,
La mort issue de cette vie
Où il trouva l’amour, un sens et la détresse.
R.M. Rilke
Le Livre de la pauvreté et de la mort
 
Il y a des combats très rudes, très longs, menés contre la mort, des agonies de haute intensité. Mais l’angoisse qui tenaille et en même temps « arme » ces lutteurs immobiles peut être de nature très différente.
 
L’agonie démesurée de Malte Laurids Brigge
Il y a des corps à corps avec la mort pleins de révolte, d’orgueil, de panache ; ainsi celle du vieux chambellan Brigge, décrite par Rilke dans Les cahiers de Malte Laurids Brigge, ce livre magistral. Cet homme « contenait sa mort comme le fruit son noyau », à la différence de ceux qui ne se soucient pas d’avoir « une mort bien exécutée », personnelle, et qui meurent « tant bien que mal », chichement, mais « bienséamment », comme ils ont vécu. Le vieux Christoph Detlev Brigge semble, lui, grandir à l’approche de la mort, son corps se fait immense, pesant, et demande à être constamment porté par ses domestiques d’une pièce à une autre à travers son manoir, posé à même le sol, aucun lit n’étant désormais à sa mesure. Aucun lit, aucun lieu. Son agonie, faite de cris et de continuels transbahutements, dure dix semaines ; il ne cesse de réclamer, de donner des ordres, des contre-ordres, de hurler et de gémir, et sa voix est si transie de mort, d’effroi, qu’elle affole autant les gens que les chiens et le bétail. Le chambellan meurt à grands cris et en lenteur d’une « mort terrible et impériale [qu’il] avait portée en lui, nourrie de lui toute sa vie durant. Tout l’excès de superbe, de volonté et d’autorité […] qu’il n’avait pas pu user était passé dans sa mort ».
Impressionnante, assurément, est cette mort à la fois courageuse, car affrontée en dure conscience, et féroce, car s’imposant à tous dans une formidable impudeur et une violence insoutenable. Mais est-elle si admirable, et exemplaire ? Cela est plus douteux. C’est la farouche agonie d’un moi qui ne peut se résoudre à disparaître, à cesser de s’éprouver, de se penser, de jouir de soi. C’est la mort d’un moi majestueux, imbu de son importance, passionnément attaché à la terre, à la vie dispensatrice de tant de biens, de beautés, et de tant d’épreuves à surmonter, de victoires à remporter, et qui ne veut pas céder sa place ici-bas. C’est l’épouvante d’un moi aussi souverain qu’infantile. JE ne veux pas mourir. Et ce JE exacerbé, effaré, n’a plus aucun souci des autres, il n’y a plus de Toi pour lui, il est furieusement seul face à la mort appréhendée comme voleuse, usurpatrice, ennemie.
 
La survie tenace du sans-grade
À l’opposé d’une telle attitude est celle de Charles Fiala, personnage principal du roman de Franz Werfel, La mort du petit bourgeois (1926), chef-d’œuvre de finesse, de pénétration et de concision. Fiala est un homme médiocre, pusillanime, ancien employé subalterne d’une administration, qui mène une vie au rabais dans un logement miteux avec sa femme, son fils handicapé mental et une belle-sœur harpie qui le terrorise. Et sa mort à petit feu à l’hôpital, au terme d’un long et hideux délabrement de son corps qui entre en décomposition avant d’avoir rendu son souffle, peut sembler bien pitoyable, à l’instar de sa vie rabougrie dont on pourrait dire, selon une formule terrible de Maurice Zundel, qu’elle ne fut qu’« un cadavre d’humanité ». Mais c’est compter sans le secret qui le brûle, le tenaille et le fait tenir très au-delà de ses forces – et des convenances, au goût des médecins qui le soignent. Au début, il suscite chez ceux-ci quelque curiosité, il est « un cas », car il est un mourant qui refuse d’en finir et qui défie tous les pronostics, puis ils se lassent, et ce crevard irrésolu ne leur inspire plus que dégoût et mépris : cette « lavette » n’a pas la modestie de mourir discrètement, et vite fait, à la façon de tout prolétaire qui, ne possédant rien, ni biens matériels ni biens culturels, ne redoute normalement pas la mort. « Il n’y a que les bourgeois qui meurent différemment », c’est-à-dire qui rechignent à mourir, déclare un jeune médecin à son propos, « jusqu’aux plus petits », comme ce Fiala qui doit donc tenir à un magot minable, à quelque grotesque trésor.
C’est exact, il détient un secret, le petit bonhomme Fiala, et c’est bien cela qui le maintient en vie au-delà du normal, du raisonnable, de la décence. Son secret est inestimable, c’est l’amour et le souci qu’il porte à son fils infirme, inapte au travail, et voué à être expédié dans un hospice pour indigents dès que son père ne sera plus là pour subvenir à ses besoins. Aussi a-t-il contracté une assurance quelque temps auparavant, qui assurera à son fils Franz une vie indépendante. Mais pour que cette assurance soit valide, et donc versée à son fils, il faut impérativement que le souscripteur vive jusqu’à ses soixante-cinq ans révolus. Or la maladie, foudroyante, l’a frappé trop tôt. C’est pourquoi il lutte, éperdument, pour atteindre la date limite ; c’est une course contre le temps, un combat pied à pied contre la mort. Et il le gagne, au prix de souffrances insoutenables, il dépasse même son but « de deux grands jours, comme un coureur qui ne plaint pas sa peine ». Après quoi on se débarrasse de son cadavre puant « comme d’une ordure qui a trop longtemps encombré le chemin ».
Aucune angoisse de l’au-delà chez Fiala le sans-grade, sans gloire, sans avoir, mais une intense inquiétude de l’ici et du maintenant de son fils ; sa propre mort ne lui importe pas, seuls comptent l’avenir et la sécurité de ce fils sans défense. Son moi s’efface totalement devant un toi dont il assume, seul et en silence, la responsabilité. La mort n’est ici qu’un passage à différer, le temps d’accomplir son devoir sur la terre. Son devoir-amour de père. Fiala va plus loin encore que le « bon Samaritain », il paye la survie, la paix et la dignité de son fils au prix d’une agonie prolongée, d’une lutte acharnée, humiliante, avec son corps entré en pourriture, sans une plainte, sans même prendre mesure de son sacrifice.
« Là où est votre trésor, là aussi est votre coeur » (Lc 12,34). Le seul trésor de la « lavette » Fiala, c’est un autre, c’est son fils, Franz le démuni, le mutique, le moins que lui encore, car inapte à toute survie sociale. Le plus que lui, parce que tellement vulnérable. De lui-même, de son propre salut, Fiala n’a aucun souci. Son au-delà se joue ici, dans la lourdeur, la rugosité, l’opacité de l’ordinaire des jours où il allume une lumière au feu de sa souffrance. Après, advienne que pourra. Fiala passe d’un état larvaire d’humanité, qui a été celui de sa vie d’homme insipide, soumis à tous les préjugés et aux autorités, à une profondeur sublime d’humanité, dans une alliance inouïe d’abnégation, de volonté et de courage, à l’insu de tous et de lui-même, car il meurt dans l’inscience de sa soudaine et authentique grandeur.
 
« L’au-delà dont on parle tant, c’est un au-dedans, un au-dedans ! Cet au-delà est un au-delà de nos passions désordonnées, mais c’est un au-dedans, un immense espace de lumière qui s’ouvre au-dedans de nous… »
Maurice Zundel
Ton visage, ma lumière