« Les saints de la porte d'à côté… » Voici quatre paragraphes de l'exhortation apostolique Gaudete et exultate, dans lesquels le pape François met en avant ces anonymes qui ne seront jamais officiellement mis en lumière, bien qu'ils agissent dans le secret de leur vie ordinaire et participent à leur manière au salut. Cette « classe moyenne de la sainteté » est un « reflet de la présence de Dieu », levain dans la pâte, mystique du quotidien.

De la sainteté ordinaire

Mais à qui pense le pape lorsqu'il parle de « saints de la porte d'à côté » et de « classe moyenne de la sainteté » ? Car, enfin ! qui peut prétendre que la sainteté peut se révéler chez une personne qui n'a ni la vocation, ni un état de vie radical, ni un engagement ou un apostolat remarquables ? Regardez le caractère extraordinaire de ces œuvres qui ont fait de l'Abbé Pierre ou de sœur Emmanuelle, derrière leur image populaire, des icônes, des super-héros de l'Évangile ! Le pape François ne va-t-il pas trop loin lorsqu'il honore « ces parents qui éduquent avec tant d'amour leurs enfants, […] ces hommes et ces femmes qui travaillent pour apporter le pain à la maison, […] les religieuses âgées qui continuent de sourire » ? Ces gens ne font après tout que leur métier de parent, de religieuse, de salarié. Si ce n'est que cela la sainteté, le pape François n'est-il pas en train de brader ce trésor sacré, hors du commun… Pourtant, Jésus a dit à quatre hommes affairés à réparer leurs filets : « Je vous ferai pêcheur d'hommes. » Faut-il le croire ? Est-ce vrai que le Nazaréen appelle et confirme le lieu même de la vie ordinaire, chez des hommes sans compétences religieuses explicites, qui ne courent – faute de temps ou de désir – après aucun engagement ni discipulat ? Les disciples resteront donc des artisans pêcheurs, c'est là leur vocation première, mais ils apprendront à convertir cet artisanat, en l'humanisant selon les apprentissages proposés par Jésus. Ça sera pareil tout en étant différent. C'est à cette conversion que le pape François nous invite en lançant à chacun d'entre nous une balle spirituelle : la sainteté n'est pas réservée à une élite de virtuoses. C'est ton affaire. Si tu ne le crois pas, alors elle n'est jamais qu'un concept théologique sans intérêt, un gadget religieux bon pour le musée.

Cependant, je dois avouer que ces expressions de « classe moyenne » et de « porte d'à côté », sans doute parlantes à ceux du dedans, me gênent pour deux raisons. D'abord à cause du présupposé hiérarchique induit par cette vision pyramidale de l'Église : classe moyenne ne s'entend qu'intercalée sous une supérieure et sur une inférieure… Allez donc expliquer cela à ces personnes de bonne volonté qu'on tente de rejoindre ! Quant à « la porte d'à côté », le pape pense-t-il à des non chrétiens ou à des croyants qui ont pris leurs distances avec la communauté ? Mais sans doute ne pense-t-il tout simplement qu'au voisin qu'il croise dans le couloir ou dans la rue. Prenons acte cependant qu'il n'est pas simple de parler de cette sainteté ordinaire sans l'enfermer dans des schèmes ecclésiaux dont on souhaiterait un peu l'émanciper et que les saints, ceux du calendrier officiel, n'ont pas su qu'ils étaient saints ni qu'ils le deviendraient. Leur statut est toujours le fruit d'un discernement exercé par d'autres, à partir d'éléments de leur vie qui manifestent cette sainteté, signal de la présence de Dieu. C'est ici qu'il me semble intéressant de prolonger la réflexion du pape avec un passage de l'évangile de Luc.

Quand Jésus envoie en mission

C'est aux chapitres 9 et 10 de l'évangile de Luc que je propose de faire halte pour repérer quelques indices qui pourraient être utiles au travail de discernement pastoral, car c'est bien à cela que se livre Jésus dans l'apprentissage qu'il fait faire aux disciples. Luc, contrairement à Marc qui se limite au seul envoi des Douze, adjoint celui des Soixante-douze. Les deux missions sont presque identiques : Jésus envoie les Douze (Lc 9,1-6.10s) puis les Soixante-douze (Lc 10,1-17s), de maison en maison, pour « proclamer le règne de Dieu et guérir les malades » (Lc 9,2) et « guéri[r] les malades qui s'y trouvent [en leur disant] : “Le règne de Dieu s'est approché de vous” » (Lc 10,9). Dans les deux cas, la manière consiste à être accueilli et à demeurer dans les maisons. Même si les consignes sont plus développées dans le second envoi et ont des inflexions plus radicales, l'esprit reste identique.

C'est au retour des missionnaires que les différences apparaissent et que l'on peut esquisser quelques raisons à ce double envoi de la part de Jésus. Les Douze, revenant au camp de base, « racontèrent à Jésus tout ce qu'ils avaient fait. Alors Jésus, les prenant avec lui, partit à l'écart, vers une ville appelée Bethsaïde » (Lc 9,10). Le retour des Soixante-douze est tout autre : « Les soixante-douze disciples revinrent tout joyeux, en disant : “Seigneur, même les démons nous sont soumis en ton nom.” […] À l'heure même, Jésus exulta de joie sous l'action de l'Esprit saint… » (Lc 10,17.21). Les deux missions sont un succès indéniable mais elles ne provoquent pas les mêmes fruits, tant chez les envoyés que chez Jésus. La joie et l'exultation clôturent la seconde mission.

Faillites dans l'annonce de l'Évangile

Mais l'essentiel n'est pas là. C'est la suite du retour des Douze au chapitre 9 qui est éclairante, car on y voit une tension croissante dans le groupe et un revirement de situation pastorale inattendu, et rarement pointé dans nos lectures. Ainsi, alors qu'ils sont à l'écart dans un endroit désert pour se reposer, la foule approche et Luc nous montre Jésus lui faisant bon accueil, enseignant et guérissant les malades. A contrario, les Douze, qui pourtant viennent d'expérimenter l'hospitalité dans ce pays qui les a si bien accueillis, refusent de nourrir la foule et de prendre soin d'elle : « Qu'ils aillent loger dans les villages… Qu'ils y trouvent à manger, car nous sommes ici dans un endroit désert » (Lc 9,12). On assiste tout au long de ce chapitre à une lente dégringolade des Douze qui peinent à comprendre le sens des choses et qui ont même perdu le don de guérir (Lc 9,37-43). On les voit se disputer pour établir entre eux une hiérarchie (Lc 9,46-48), puis empêcher un thérapeute de chasser les démons au nom de Jésus, sous prétexte qu'il n'est pas de leur groupe (Lc 9,49). Enfin, alors qu'ils n'ont pas rendu l'hospitalité aux foules affamées, ils veulent détruire les villages qui ne les accueillent pas sur la route de Jérusalem (Lc 9,54). Les dons reçus et l'autorité menacent d'être utilisés comme des armes de destruction. Tout au long de ce chapitre, il est intéressant de contempler comment Jésus tente de retourner la situation et d'enseigner aux Douze ce que signifie être disciple. La finale de ce récit, qui commençait bien, ressemble à un échec.

Luc décrit la faillite de l'annonce de la Bonne Nouvelle à cause de la mainmise des Douze sur le don de guérir et l'autorité sur les démons. La mission est devenue un exploit individuel en dehors duquel les relations ordinaires sont négligeables. Voici des super-héros, virtuoses de la mission mais qui redeviennent des individus bien banals, voire médiocres, le reste du temps. À ces hommes, pas besoin d'Esprit saint ni d'espace pour la joie. On ne rit pas chez ces gens-là.

Des compagnons pour toute garantie

Pour répondre à cette dérive, Jésus reprend son apprentissage en l'ouvrant à un plus grand nombre et corrige quelques éléments. Ainsi, il ne donne aux Soixante-douze aucun don de guérison, ni autorité sur les démons et, pour tout équipage, il établit entre eux un compagnonnage deux par deux, avec pour consigne d'aller préparer le terrain pour sa venue. On retrouve ici les inflexions du Baptiste et des correspondances de situation, un peu comme si Jésus reprenait le chantier à la source en ne se concentrant que sur le primordial relationnel qui constitue l'annonce du Règne : être disponible à la rencontre, accueillir l'hospitalité des maisons et y demeurer tout en y étant utile (manger, boire ce qu'on y sert et mériter son salaire d'ouvrier).

Il me semble que ces deux récits parallèles rejoignent la préoccupation pastorale du pape et permettent de comprendre son souci de dégager la notion de sainteté d'une coque élitiste qui la rend inaccessible. Ici, le fruit retenu par Jésus n'est pas l'efficacité (en nombre de familles visitées, de personnes converties, de malades guéris) mais la joie des disciples et l'exultation qu'elle provoque en Jésus. D'autre part, Luc insiste sur la banalité des lieux et des actions car, en dehors du fait que les Soixante-douze ont été invités dans des maisons, y ont mangé, bu et reçu un salaire pour leur travail, rien n'est dit sur la manière dont les démons ont été soumis par eux au nom de Jésus. Or, c'est bien cela que les Soixante-douze nomment à leur retour.

La sainteté est l'affaire de tous !

Luc, tout au long de son évangile, est attentif à associer à la mission de Jésus d'autres compagnons que les Douze et le chiffre soixante-douze, unique dans la Bible, pourrait indiquer l'ampleur de cette association. D'ailleurs, le Ressuscité, contrairement au titre habituellement attribué à la finale du récit, ne se présente pas aux seuls Apôtres mais aux Onze avec les deux compagnons revenus d'Emmaüs (Lc 24,36). C'est un détail, mais il est précieux pour notre question d'apostolat élitiste. Chez Jésus, il n'y a pas de « classe » si ce n'est celle, unique, des « tout petits » Soixante-douze, dont il fait la louange (Lc 10,21-24) : « Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l'as révélé aux tout petits. Oui, Père, tu l'as voulu ainsi dans ta bienveillance. »

Le pape, en regardant à hauteur d'homme celles et ceux de la porte d'à côté, traduit bien pour aujourd'hui cette nécessité de remettre la mission de Jésus entre les mains de chacun, entre les miennes par conséquent. Et cette mission n'est pas un prosélytisme ni une nouvelle évangélisation de plus, mais une manière d'habiter le monde qui est à la portée de chacun et qui, surtout, ne passe que par chacun de nous. Alors, n'allons pas regarder ailleurs mais faisons attention aux lieux où nous sommes déjà : dans cette maison, ce travail, cette famille. C'est là, et seulement là, qu'advient la joie qui fait exulter Jésus. La sainteté est bien l'affaire de tous, ou elle n'est pas.