Personnage de légende ou figure historique, Moïse a traversé les millénaires. Et si sa vie fut bientôt incomparable à toute autre, ses débuts se comparent aisément à ceux des enfants de toujours. Caché par sa mère pendant les trois premiers mois de sa vie, Moïse est confié au fil du plus long fleuve du monde, le Nil. Des femmes inconnues se trouveront là pour le sauver. Tapez le mot « moïse » sur Internet, et vous serez rapidement orienté vers des articles de puériculture. Pendant les trois premiers mois de la vie, le moïse reste en effet le mode de couchage recommandé aux mamans du XXIe siècle. Le site doctissimo.com, consacré à la santé et consulté par huit millions de visiteurs uniques chaque mois, confirme le moïse comme le mode de couchage le plus adapté à l’enfant de 0 à 3 mois. Il en perçoit les contours, qui l’aident à s’orienter et à prendre la mesure de son propre corps. Comme il a fait grandir l’utérus de sa mère jusqu’à ce qu’il en soit expulsé, il fait désormais grandir les lits qui l’accueillent. Au moïse succédera le berceau, puis le lit à barreaux, puis le lit, le grand, le vrai. L’enfant dicte à sa mère ce qui est bon pour lui. Et si les parents n’ont pas toujours à leur disposition cette déclinaison d’accessoires, ils accompagnent tous, à leur façon, la croissance de leur bébé en aménageant sa couchette de sorte qu’il y construise harmonieusement sa conscience d’être au monde. Quand il n’est pas blotti contre le sein de sa mère, l’enfant nouveau-né dort donc dans un moïse ou son équivalent, d’où il gagnera progressivement un vrai lit, ce lit dont on parle aussi pour les fleuves et qui symbolise le destin de chacun. Un destin inconnu, bien sûr, comme l’est le vaste univers des rêves qui peuplent le sommeil. Balloté par les flots au long du Nil immense ou par les songes entre ses draps, l’enfant vogue hors de portée de sa mère.

Rien ne change moins qu’une jeune mère


Trois mois, âge du sevrage si l’on en croit les plus anciens des textes ; trois mois, terme classique du congé de maternité pour les jeunes mères. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’à trois mois l’enfant sevré peut affronter son destin ! Trois mois n’ont, dans l’histoire du prophète, ni plus ni moins de valeur que cent ans pour le sommeil de la Belle au bois dormant. Cent ans veulent dire longtemps, et trois mois signalent que l’univers pour l’enfant est d’abord sa mère, le temps d’une phase de transition vitale mais limitée, après laquelle elle ne peut plus tenir secrète son existence. Il est détaché d’elle, il se révèle. Pour échapper au sort funeste réservé aux petits garçons par le pharaon, la mère de Moïse devait donc accepter de s’en défaire et admettre, par là même, qu’il avait de meilleures chances de survie loin d’elle qu’en son giron. La femme qui reprend son travail après une naissance, s’étant auparavant assuré un mode de garde pour son enfant, ne fait pas autre chose. Si son désir immédiat lui dicte de rester auprès de lui, une nécessité plus forte, plus élaborée, plus haute, la pousse à le confier ailleurs, afin d’assurer son avenir en renforçant sa sécurité matérielle. Malgré les apparences, et même malgré ce qui va bien au-delà des apparences, rien ne change moins qu’une jeune mère. Pourtant, la meilleure maîtrise de la fécondité a ses conséquences sur le nombre des enfants mis au monde et sur l’agenda des naissances. Le partenariat avec des structures collectives et professionnelles, comme les crèches ou les nourrices agréées, s’est substitué au partenariat entre les générations de femmes. Le père, beaucoup plus présent dans les actes quotidiens que ne le fut le sien, est fondamentalement vécu comme une présence fragile, ce qui est nouveau à l’échelle de notre histoire. Et puis, il est des changements dans les façons de faire qui affectent sans qu’on le sache les relations humaines. La routine qui s’installe à chaque instant de chaque jour et de chaque nuit dans les débuts d’un nouveau-né s’est, jusqu’au XXe siècle, largement transmise d’une femme à l’autre, de la mère à la fille ou de toute autre figure d’autorité féminine à la débutante.
Lutter contre le froid, la faim, l’épidémie, les rats, voilà ce par quoi s’exprimaient l’attachement maternel, et plus encore peut-être sa compétence pour maintenir en vie ceux qui, plus tard, devraient assurer ses vieux jours, ceux de leur père et la pérennité de la famille. Une double révolution, médicale et industrielle, est venue faciliter cette tâche.

La révolution médicale


La révolution médicale tient essentiellement à la pasteurisation, au vaccin et à la pénicilline. À eux trois, ils ont entamé la valeur de ce que les aînées pouvaient transmettre à leurs cadettes. Ce qu’elles avaient bravé et dominé pour préserver la santé des bébés semblait pauvre en enseignement. La fierté qu’une femme pouvait éprouver à avoir tenu sa descendance à l’abri de la tuberculose ou de la poliomyélite appartenait à l’histoire. Les jeunes mères nées après la guerre, qui ont mis leurs propres enfants au monde dans les années 1970, ont pu croire qu’elles n’héritaient de rien : les médecins pédiatres et les services de protection maternelle et infantile étaient leurs référents. Peu à peu, les crèches et les nourrices se sont imposées comme modes de garde privilégiés, de sorte que c’est sur un environnement de professionnels que la mère s’est appuyée pour élever son tout-petit, pas sur l’expérience de ses aînées. Pour l’allaitement, la régulation du sommeil, l’hygiène, la gestuelle, l’alimentation, dès les heures qui suivent l’accouchement, elles chercheront conseil auprès de personnels agréés. Il peut en résulter chez les grands-mères une perplexité devant la place qu’elles ont à tenir : aimer, sans transmettre ? aimer, sans autorité ? dépanner à la demande, incarner un point cardinal dans la généalogie familiale ? Voilà tout ? Elles sont d’autant plus troublées que la révolution industrielle a affranchi les mères de tâches fastidieuses, répétitives, mais sources de fierté. Les couches et les langes propres, les brassières habilement tricotées, les légumes moulinés..., en quelques années après des millénaires, tout cela s’est dépouillé de toute valeur autre que folklorique. On glorifie la grand-mère qui a désormais sa fête officielle, le premier dimanche de mars, vite adoptée bien que récemment lancée, en 1987, par une marque de café, au point d’être signalée dans bien des calendriers et agendas, y compris peu fantaisistes comme ceux de la marque « Quo Vadis ».
C’est dire que la grand-mère reste un personnage valorisé, mais en quête de place entre le pur symbole et « SOS Garde d’enfant ».

« Elle a fait un bébé toute seule »


Nous le disions, le père d’aujourd’hui est plus présent auprès du tout-petit que jamais auparavant. La mère ayant gagné du terrain sur ce qui était le sien, celui de la collecte des ressources pour nourrir le foyer, elle attend du père de l’aide pour la soulager de la fameuse « double journée ». Tout est devenu plus facile, grâce à l’industrie de la puériculture, et le soin du bébé ne demande plus la même technicité. L’homme, conduit à plus de tendresse et de démonstration, contribue à donner au trio familial l’allure d’un triangle isocèle. Pourtant, la jeune mère d’aujourd’hui est imprégnée de la fragilité de son couple, dont la séparation devient une éventualité forte, voire une probabilité, plus d’un enfant sur deux naissant hors mariage (ils étaient moins de 6 % en 1965). Or, malgré les multiples aménagements apportés par le législateur pour protéger tant bien que mal les intérêts des couples non mariés et de leurs enfants, le mariage reste, de loin, le plus contraignant et donc le plus solide des engagements qu’un homme et une femme peuvent prendre ensemble pour garantir à leurs enfants de grandir dans une cellule familiale comprenant deux parents. Cet engagement devenu minoritaire, la projection du père, présent au fil des ans et guidant l’enfant tout au long de sa croissance, pâlit dans l’esprit de la mère. L’ambivalence de toute femme vis-à-vis de son compagnon est renforcée par l’idée que dans son rôle maternel, elle pourrait se débrouiller sans lui. La relation mère-enfant, surtout dans les tout premiers temps du maternage, en est affectée dans le sens d’une fusion croissante. Insensiblement, affranchie du conseil des anciennes et ayant intégré l’idée qu’elle n’a peut-être pas à composer totalement avec le père de l’enfant, la mère accentue le tête-à-tête qui type naturellement les premiers balbutiements du dialogue avec un nourrisson. « Elle a fait un bébé toute seule », clamait la chanson à succès de Jean-Jacques Goldman dès 1987, il y a près d’un quart de siècle. Les rapports mère-enfant, ainsi, deviennent de plus en plus serrés. Si le mariage fut le premier pourvoyeur de statut social à la jeune fille, il est maintenant détrôné par la naissance d’un enfant.
La séparation, quand elle survient, contribue non pas à renforcer le rôle discret des grands-parents, comme on le lit souvent, mais à l’atténuer. Car hommes et femmes, conscients de leurs devoirs envers leurs enfants, souhaitent que soit entretenu le lien avec le père, qui dans la majorité des cas n’en a pas la garde. Que l’arrangement finalement retenu, par jugement ou de gré à gré, soit la garde alternée ou le classique « la moitié des vacances et un week-end sur deux », de facto le temps des grands-parents est réduit à une peau de chagrin. Le week-end où « il va chez son père » était souvent celui où, justement, on allait ensemble chez les grands-parents. Et pour ce qui est des vacances scolaires, la même cause produit les mêmes effets. Bien sûr, les nouveaux partenaires de la mère ou du père, ainsi que leurs enfants quand il y en a, enrichissent le réseau des liens familiaux, mais très différemment. Les familles qu’on appelle « re-composées » se défont plus vite encore que les familles nucléaires, et la sociologue Sylvie Cadolle a été la première à l’observer : quand le nouveau couple se défait, et même si le second conjoint a joué avec coeur et intelligence un rôle durable dans la vie du beau-fils ou de la belle-fille, ces derniers majoritairement cessent de voir leur belle-mère ou leur beau-père. La relation, fondamentalement, ne tenait que par le souci de préserver la relation avec le géniteur. Les grands-parents, eux, quoi qu’il advienne, restent les grands-parents, et même si nourrir l’attachement réciproque est souvent condamné à être remis à plus tard, au risque que ce ne soit jamais, cette perspective n’est pas tributaire des aléas du couple parental.

Le recours aux interventions professionnelles


C’est dans ce contexte que doit se comprendre la multitude d’interventions professionnelles auxquelles la mère se soumet de bonne grâce, voire recherche. Jusqu’aux premiers hoquets annonciateurs de l’adolescence, elle est à l’affût de tout, avec un appétit aiguisé par la conviction qu’elle n’aura pas quatre ou cinq enfants à se mettre sous la dent pour construire son expérience. Majoritairement, celui-ci sera unique ou appartiendra à une fratrie de deux. La mère est donc impatiente de connaître les secrets du maternage et de devenir d’emblée ce qu’elle appelle une « bonne mère ». Mais pour préserver la satisfaction du dialogue exclusif avec son bébé, elle a plus facilement recours à ceux qui n’entreront pas en compétition avec elle sur le plan affectif, et ainsi n’interféreront pas en profondeur dans la construction de la personnalité de son enfant. Multipliant les sources, elle prend ici et là ce qui lui convient, construisant une éducation sur mesure, et cherche sur les forums de discussion des sites Internet une communauté virtuelle où partager ses états d’âme sans prendre le risque d’une remise en cause fondamentale. En guise d’illustration, une promenade sur le site de la Leche League France (www.lllfrance.org) passionnera celui qui n’en a jamais entendu parler. Animée par un réseau de mères bénévoles, cette association internationale prodigue des conseils à la carte pour permettre aux femmes d’allaiter leur bébé comme elles le souhaitent. Affiliée à l’UNICEF et riche de près de quarante années d’expérience, elle est un substitut étonnant aux anciens réseaux dont se servaient les jeunes mères, au fil de leurs conversations à l’usine, au marché, à la sortie de la messe ou au square. Elle est aussi, dans les premiers mois, voire les premières années de la vie de l’enfant, un puissant contre-pouvoir à la parole institutionnelle, quelle qu’elle soit, et vient précisément s’inscrire dans l’espace recherché par la mère, qui n’est pas celui de la famille dont elle redoute l’ingérence, et ne peut plus être autant qu’avant le réseau des congénères. Car, cédons encore à la tentation de citer Jean-Jacques Goldman, « elle court, court, court toute la journée ».

Le choc de la découverte de l’enfant


Une femme sait d’ordinaire qu’elle aura peu d’enfants, surtout quand l’âge moyen au premier enfant tourne autour de vingt-neuf ans. Elles-mêmes issues de fratries restreintes, ces jeunes mères n’ont souvent, selon l’expression consacrée, jamais vu un bébé de leur vie. Pourtant, malgré leur solitude, subie et parfois, nous le soulignions, renforcée de leur propre chef, malgré la pression à laquelle elles se soumettent dans leur volonté de bien faire, elles éprouvent dans leurs débuts avec leur enfant un choc de découverte que lui seul sait déclencher. Et cela, depuis toujours. Les plus grands textes en témoignent, venus du monde entier. Mon témoignage préféré, curieusement, n’est pas un témoignage de bonheur mais d’arrachement. Il nous vient d’Ovide quand, dans Les Métamorphoses, il dépeint la chute de Niobé. Elle est belle, puissante, riche et célèbre, petite-fille d’Atlas, belle-fille de Jupiter, elle règne sur la Phrygie. Mais si le pouvoir et ses signes ne la laissent pas indifférente, il s’en faut, rien ne la dote d’humanité comme l’amour de ses enfants. Qu’importe la grandeur de Latone, fille d’Apollon et d’Artemis : elle n’est rien en comparaison de Niobé, riche de sept fils et de sept filles, qui le lui fait savoir. Latone, pour remettre Niobé à sa place, fait assassiner ses fils un à un, flèche par flèche, puis impitoyablement ses filles, une à une, jusqu’à la plus petite. Niobé alors renonce à tout ce qui la distinguait du plus humble des mortels. « Elle était à présent pitoyable, même pour un ennemi ! », écrit Ovide. Pourtant, même broyée, Niobé va préférer souffrir et continuer d’aimer si tel doit en être le prix, tandis que son mari, Amphion, met « fin à ses jours en même temps qu’à sa douleur ». Niobé, elle, se fige, se pétrifie, mais, « fixée au sommet d’une montagne, elle fond en eau, et maintenant encore le marbre verse des larmes ». Mère triomphante ou mère vaincue, l’amour de l’enfant et l’identité maternelle sont toujours bons à éprouver, revendiquer, manifester. « Maintenant encore », écrit Ovide… Un maintenant qui a valeur de toujours : toujours avant Niobé, toujours après elle.

Un constant ajustement


Où que l’on voyage, on reconnaît au son de sa voix la femme qui parle à son bébé. Elle trouve dans sa tessiture la note exacte qui convient à l’oreille de tous les nouveaux-nés. Le phrasé, la mélodie, disons plutôt la mélopée, auxquels la jeune mère a recours pour accompagner les instants de détente du bébé sont un bien commun à l’humanité. Chercher le regard de l’enfant dès sa naissance, trouver la distance adaptée, entre le visage maternel et celui du bébé, tout cela appartient à tous, avec l’intuition au centimètre près de la capacité de l’enfant à faire le point au fur et à mesure que sa vision s’adapte au monde qui l’entoure. La mère d’un enfant âgé de quelques jours tient son visage proche de son bébé au point que leurs souffles se mêlent. Un mois plus tard, elle aura spontanément reculé, pour s’adapter au mode d’ajustement de la vision binoculaire de l’enfant. Cet ajustement a été étudié et mis en valeur par Alice Doumic- Girard avant de l’être par de multiples et éminents successeurs. Cette pédiatre, qui nous a quittés en 2010 après une vie consacrée à la psychothérapie du premier âge, fut pionnière pour valoriser l’« accordage affectif » qui s’opère entre la mère et le tout-petit dans la première année de sa vie. Attentive aux rythmes biologiques et aux découvertes des neurosciences, elle a minutieusement décrit les interactions précoces entre les besoins de l’enfant, par exemple sa détresse quand il souffre, et le bain d’affects dans lequel le plonge sa mère à chaque fois qu’elle répond à sa souffrance de façon appropriée. La faim du nourrisson, par exemple, est douloureuse. La mère qui surmonte la logique des horaires pour soulager cette souffrance installe son enfant dans la confiance d’être compris individuellement, tandis que lui-même en s’apaisant confirme positivement sa mère dans son rôle et sa compétence. Comme l’exprima de son côté le psychanalyste austro-américain Bruno Bettelheim, « lui et lui seul peut faire cela pour elle » 1. Cet apprentissage réciproque est le socle sur lequel l’un et l’autre vont construire leur image d’eux-mêmes, aptes à supporter les frustrations de la vie, certains d’être équipés pour trouver leur place dans la société après l’avoir trouvée dans leur famille. La mère et l’enfant reçoivent cet adoubement l’un de l’autre dès l’aube de leur rencontre. Cette dernière est toujours empreinte d’étonnement, car pendant neuf mois, les parents ont rêvé un enfant et, écrit Alice Doumic-Girard, « la naissance suscite une sorte d’étonnement qui ne doit pas être confondue avec une réaction de rejet ». Et elle ajoute : « L’étonnement est si profondément humain que les Grecs y voyaient le propre de l’homme » 2. L’étonnement accueille, accompagne, encadre et féconde celui de l’enfant qui vient de naître. Il transcende les bouleversements culturels et sociaux. Il est la marque de la rencontre entre le nourrisson et sa mère, et préside à sa réussite. De cet étonnement naîtra la confiance en la vie, donnée et reçue, qui, le moment venu, permet à la mère d’accomplir au bord du fleuve le geste fou d’y déposer son fils. Et qui permet au fils de se laisser porter par le courant, car il se sait apte à la vie, d’autant mieux qu’il s’autorise aussi à tirer le meilleur des mains qui, pressent-il, se tendront pour le recueillir.

1. Lors de son enseignement post-graduate en Philosophie de l’Éducation, Université de Chicago, 1970.
2. Réponses aux pères, aux mères et aux enfants (avec S. Coucharrière), Bayard, 2003.