Peu de gens sont aussi familiers avec la colère, ni aussi bien outillés pour y faire face, que le 266e successeur de saint Pierre. Selon l'ennéagramme, un indicateur qui identifie neuf types de personnalité, Jorge Mario Bergoglio est un « huit », le type connu sous le nom de leader (« meneur ») ou challenger (« concurrent »). Réputés sans peur, impliqués dans la lutte contre les abus de pouvoir au bénéfice des démunis, les « huit » accèdent facilement à l'énergie brute de la colère ; et la façon dont ils la gèrent permet de mesurer leur maturité spirituelle. Comme d'autres grands « huit » tels que sainte Teresa de Calcutta et Martin Luther King, le pape François ne contrôle pas seulement sa colère mais la maîtrise et la sublime, de telle sorte qu'elle alimente son zèle réformateur.

Familier de la colère

Lors d'une rencontre avec les jeunes, en décembre 2015, on a demandé au pape François s'il ne s'était jamais mis en colère. Sa réponse, détaillée, mérite d'être citée en entier :

Je me mets en colère, mais je ne mords pas ! Parfois, je me mets en colère quand quelqu'un fait une chose qui ne va pas, je la sens monter… Mais cela m'aide de m'arrêter et de penser à toutes les fois où j'ai provoqué la colère des autres. J'y pense et je me demande : Est-ce que j'ai mis quelqu'un en colère ? Et oui, tant de fois. Alors tu n'as pas le droit de te mettre en colère. Mais il l'a fait… Oui, mais s'il a fait cette mauvaise chose, s'il a fait quelque chose de mal, appelle-le et parle-lui comme à un frère, parle comme à un frère ou à une sœur, parle, parle ! Mais sans te mettre en colère, parce que la colère est venimeuse, elle t'empoisonne l'âme. J'ai vu si souvent des enfants et des jeunes effrayés. Pourquoi ? Parce que leurs parents – ou leur professeur – les grondent. Et quand quelqu'un est en colère et se met à crier sur l'autre, cela fait du mal, cela blesse : crier sur quelqu'un, c'est comme poignarder l'âme, ce n'est pas bien. Avez-vous bien compris ?
Je me mets en colère, oui, je me mets parfois en colère, mais je pense aux fois où j'ai mis en colère les autres, cela m'aide, me tranquillise un peu. En se fâchant, on fait du mal à l'autre mais également à soi-même, on s'empoisonne. Et il y a des gens, vous en connaissez sûrement, qui ont l'âme amère, toujours pleine d'amertume, qui sont toujours en colère. On dirait qu'ils se lavent tous les matins les dents avec du vinaigre pour être ainsi en colère ! Il y a des gens comme cela… C'est une maladie ! Bien sûr, si quelque chose ne me plaît pas, je me fâche un peu. Mais l'habitude de se fâcher, l'habitude de crier sur les autres, est un poison ! Je vous demande, et que chacun me réponde dans sa langue : comment était l'âme de Jésus ? Douce ou amère ? [Les jeunes répondent : « Douce ! »] Pourquoi était-elle douce ? Parce que, lorsque Jésus se mettait en colère, ça n'allait jamais jusqu'à son âme, c'était seulement pour corriger et puis la paix revenait1.

Cette réponse révèle toute une vie passée à faire face à la colère : comprendre ses dangers et ses tentations, et ses effets sur les autres. Contrairement à beaucoup de religieux, il ne la nie pas (« Oui, je me mets en colère ») mais l'a maîtrisée (« Je ne mords pas »). Pourtant, la façon dont sa phrase se termine (« Quand quelqu'un a choisi et fait une chose qui ne va pas, je la sens monter… ») suggère une lutte continue. Il va rapidement au cœur de la tentation qu'entraîne la colère, à savoir l'illusion d'autosatisfaction qu'elle crée, et il montre comment il y fait face, en se rappelant qu'il a souvent mis les autres en colère (« Est-ce que j'ai mis quelqu'un en colère ? Et oui, tant de fois »). Cela le prive du « droit » de se sentir supérieur.

Pourtant, François ne tombe pas dans la tentation inverse : ignorer, réprimer ou nier la force du sentiment qui accompagne le fait d'être témoin d'une injustice ou d'un abus. Tel un aiguillon de la conscience, l'éclat de colère révèle quelque chose qui doit être affronté, qualifié (« Quelqu'un a fait une chose qui ne va pas… Je me fâche un peu »). Cela conduit à l'action. L'action est précise et concrète, une correction fraternelle en dialogue, avec patience et charité, en espérant le changement de cœur de l'autre, et sans succomber au désir d'humilier, de punir ou de se venger : « S'il a fait quelque chose de mal, appelle-le et parle-lui comme à un frère ou à une sœur, parle, parle ! » Dans ces deux paragraphes se trouve toute une catéchèse sur la gestion de la colère selon une vision chrétienne.

Cependant, François sait que sublimer la colère n'est pas facile et plaide pour une approche réaliste. Il a fait valoir, à la suite des assassinats à Charlie Hebdo, qu'il y avait des limites à la liberté d'expression, notant que, si quelqu'un insultait sa mère, il pouvait s'attendre à des représailles. François ne préconisait ni n'approuvait une démonstration ouverte de colère, mais il soulignait que de telles réactions étaient à prévoir, en particulier lorsqu'il s'agissait d'insulter et de se moquer de ce que les autres chérissent2.

Le modèle de François est Jésus, qui agit à partir des sentiments provoqués par une juste colère, sans en être corrompu : « Lorsque Jésus se mettait en colère, ça n'allait jamais jusqu'à son âme, c'était seulement pour corriger et puis la paix revenait. » Ce qui se passe lorsque la colère « atteint l'âme » et s'incorpore dans le caractère de la personne est clairement défini : c'est comme un poison qui se propage à travers une personne, en changeant son caractère, de telle sorte qu'elle en vient à être « toujours pleine d'amertume et est toujours en colère ». Comme il l'a dit quelques mois plus tôt avant la rencontre avec les jeunes, lors d'une réunion de prêtres à Caserte, en Italie : « On peut se mettre en colère : c'est même sain de se mettre en colère de temps en temps. Mais l'état de la colère n'appartient pas au Seigneur et conduit à la tristesse et à la division3. »

François, une personnalité de meneur

En 2013, François a décrit, dans une remarquable lettre à un prêtre brésilien, comment, du côté de la famille de sa mère à Buenos Aires, « il y avait une longue histoire de désaccords entre oncles, entre cousins, des querelles et des bouleversements » qui l'ont profondément marqué dans son enfance : « J'ai beaucoup pleuré en secret quand on parlait de ces rivalités ou quand on en voyait arriver une nouvelle… J'étais très affecté. » Ce traumatisme, suggéra-t-il dans sa lettre au père Alexandre de Awi, est à l'origine de sa quête permanente d'une « culture de la rencontre », un moyen par lequel les différences pourraient être contenues et rendues fécondes dans ce qu'il appelle une « diversité réconciliée4 ».

Sa passion pour cette vision est à l'origine de sa décision d'entreprendre, à plus de cinquante ans, une thèse de doctorat sur la manière dont Romano Guardini (1885-1968), concilie les oppositions dans son œuvre. Bien que cette thèse n'ait jamais été achevée, comprendre comment les contradictions apparentes peuvent être résolues métaphysiquement par le discernement a grandement aidé le pape François à gérer les tensions et les conflits en tant que chef de l'Église. C'est aussi ce qui est à l'origine de la réactualisation de la synodalité qu'il a entreprise, permettant aux réunions régulières à Rome des évêques du monde entier d'être des dispositifs de discernement apostolique en commun, à travers lesquels l'Esprit saint permet une synthèse à un niveau supérieur, à travers ce que François appelle le desborde (« débordement »)5.

Même si une personnalité de base se développe à un âge précoce puis perdurera à l'âge adulte et tout au long de la vie, un développement sain conduit les gens sur un chemin de conversion ou de « rédemption », de sorte qu'ils acquièrent les caractéristiques saines d'un autre type. Un « huit » arrivé à maturité peut facilement être confondu avec un « deux », « l'aidant », un type maternant, nourricier, qui est poussé à aider les gens dans leurs besoins concrets. François est un exemple saisissant de cette conversion : un type naturellement viscéral et provocant (un « huit ») a pris les qualités du « deux », ce qui fait de lui à la fois un leader fort et puissant ainsi qu'une icône de la miséricorde et de la tendresse. Sainte Teresa de Calcutta, une autre « huit » célèbre, a parcouru un chemin similaire. Déterminée, courageuse, forte et sans peur (sinon, comment cette « petite religieuse » aurait-elle pu construire un ordre religieux mondial et un réseau de maisons de retraite ?), elle était célèbre aussi pour sa tendre sollicitude et sa compassion pratique.

Les « huit » peuvent être dotés d'une intelligence brillante, mais ils peuvent également être pragmatiques et orientés vers l'action, plutôt que d'être des rats de bibliothèque. Ce sont des stratèges plutôt que des esprits analytiques. Ce sont des combattants redoutables, dotés d'une capacité apparemment infinie à endurer les épreuves et la douleur, avec une grande tolérance aux conflits. Ils impressionnent le monde par leur force et leur puissance, suscitant une loyauté passionnée de la part de leurs partisans, ainsi que la peur et la haine chez ceux qu'ils défient. En Argentine, ce type est proche de la figure du cavalier (caudillo), l'homme fort du XIX siècle, aimé des paysans ruraux ordinaires qu'il mène contre la tyrannie urbaine des marchands et des avocats. Bergoglio était le caudillo de la Province argentine de la Compagnie de Jésus, inspirant à la fois une dévotion passionnée ainsi que l'opposition de l'élite traditionnelle de la province6.

La passion ou le péché racine des « huit » est la luxure. Célèbre péché sexuel, la luxure est avant tout une addiction à l'intensité, qui est la réponse de l'ego à la perte originelle de connexion. Un « huit » essaie de forcer la vie à se sentir à nouveau réelle et vivante. Leur désir instinctif est de se précipiter en enfer, de se libérer des contraintes, de vivre à cent à l'heure… Cela les conduit paradoxalement à valoriser la discipline, précisément la qualité dont François a dit qu'elle l'avait attiré chez les jésuites. Mais les « huit » n'ont pas peur d'un certain degré de chaos et l'apprécient même. Lorsque, à Rio de Janeiro en 2013, François a joyeusement invité de jeunes Argentins à « hacer lío » (« foutre le bordel ») pour faire bouger les choses, pour créer un peu de chaos, il agissait à partir de sa base « huit », tout comme lorsqu'il déplorait, dans le même discours, qu'il se sentait « mis en cage » au Vatican. Dans de tels moments, il est possible de percevoir, chez cet homme d'une maturité spirituelle exceptionnelle, de légères expressions de ses compulsions fondamentales : le besoin de la route ouverte, un amour de la spontanéité, une irrévérence effrontée, un désir de « patar el tablero » (« renverser la table »), comme on dit à Buenos Aires7.

Comme le montre l'histoire de Bergoglio, une impuissance crucifiée, si elle est portée par la foi et la confiance en Dieu, produit chez le « huit » une résurrection fructueuse. Si la colère est l'expression obscure du désir de pouvoir, soit comme moyen de l'obtenir, soit comme expression de la frustration de ne pas l'avoir, l'expérience traumatisante de l'impuissance peut avoir pour effet de purger la personne de ce désir.

Pour Bergoglio, une maladie pulmonaire presque fatale qui l'a atteint vers ses vingt ans, après qu'il avait rejoint le séminaire diocésain, ainsi qu'une profonde expérience de déracinement à la fin des années 1980 en Allemagne se sont révélées toutes deux spirituellement fructueuses. Mais c'est surtout la longue expérience d'impuissance et de désolation après que les autorités jésuites de Rome l'ont désavoué à la fin des années 1980 qui a provoqué une sorte de mort, mais aussi une fructueuse renaissance sans laquelle le François d'aujourd'hui serait impensable8.

De telles expériences, il a appris la capacité de supporter les temps d'impuissance, d'attendre patiemment de nouveaux débouchés ainsi qu'une plus grande humilité et douceur dans son leadership. En tant qu'évêque et archevêque et maintenant pape, Bergoglio est enclin à consulter, à forger un consensus, à faire preuve de patience face aux désaccords et à se montrer extrêmement bienveillant envers ses opposants, même ceux qui sont déterminés à le détruire. Pourtant, François reste un « huit », sans crainte d'exercer son autorité, de s'exprimer clairement et de s'obstiner. Il peut parfois laisser se révéler sa colère qui n'est jamais loin de la surface.

Irrité par l'injustice

Bien que les opposants traditionnels de François adorent prétendre qu'il est vindicatif ou méchant avec ses critiques, il fait preuve, lui, d'une tolérance étonnante envers ceux qui l'attaquent et le discréditent. « Ce qui met Bergoglio en colère, c'est tout autre chose », notait le jésuite Antonio Spadaro en 2016. « Ses véritables préoccupations sont pastorales. Ce qui le dérange, c'est la pauvreté, l'injustice, le martyre des chrétiens, la violence… pas ce genre de critiques ad hominem9. »

Ce point ressort clairement de l'encyclique Fratelli tutti sur la fraternité d'octobre 2020, ainsi que de son livre Un temps pour changer (Flammarion, décembre 2020). Les personnes que François mentionne sont celles qui souffrent d'abus, de négligence et d'exploitation : les victimes de l'esclavage humain, les migrants piégés dans les camps de réfugiés, les personnes âgées abandonnées dans les maisons de retraite, les victimes d'abus sexuels, les chômeurs, etc. De la même manière, il fait attention à des peuples particuliers – les indigènes d'Amazonie, les Rohingyas du Myanmar –, traités brutalement par ceux qui sont au pouvoir. De même, il exprime sa colère envers ceux qui sont au pouvoir et dont le devoir est de libérer les opprimés mais qui se montrent indifférents ou distants à leur égard.

La critique de François, au nom des pauvres, de ce qu'il considère comme un capitalisme de marché déshumanisant qui les chosifie s'inscrit dans la longue tradition de la doctrine sociale de l'Église qui remonte à l'encyclique Rerum novarum de Léon XIII, en 1891. Le pape François l'a poursuivi et développé surtout dans Laudato sí (2015) et Fratelli tutti (2020). Ces deux encycliques plaident en faveur d'un nouveau type d'économie et de politique visant à réduire les inégalités, à régénérer la planète et à garantir l'accès de tous aux biens de la terre. Mais la colère de François au nom des opprimés ne s'exprime pas que dans des encycliques. Il est le seul parmi les papes récents à avoir activement parrainé et soutenu ce qu'on appelle les mouvements populaires, les organisations communautaires de travailleurs du secteur informel en appelant à l'accès universel aux trois « T » : terre, travail et toit (logement).

Son discours aux mouvements populaires à Santa Cruz (Bolivie), en juillet 2015, le plus long de son pontificat, a été une mise en accusation virulente d'une économie d'exclusion basée sur la cupidité ainsi qu'un appel audacieux au changement, au nom des exclus. « La destination universelle des biens n'est pas une figure de style de la doctrine sociale de l'Église », a-t-il déclaré. « C'est une réalité antérieure à la propriété privée. La propriété, surtout quand elle affecte les ressources naturelles, doit toujours être considérée en fonction des nécessités des peuples. » Dans la tradition prophétique de la colère juste de la part des exclus, François a précisé que : « Il ne suffit pas de laisser tomber quelques gouttes quand les pauvres agitent cette coupe qui ne se renverse jamais d'elle-même. Les plans d'assistance qui s'occupent de certaines urgences doivent être pensés seulement comme des réponses passagères, conjoncturelles. Ils ne pourront jamais se substituer à la vraie inclusion : celle qui donne accès à un travail digne, libre, créatif, participatif et solidaire10. »

Ce qui met François en colère, c'est l'abus de pouvoir, le traitement des autres comme des objets. C'est ce qu'il appelle « cette indifférence qui se transforme en une violence silencieuse et bien élevée11 ». C'est la mentalité du paradigme technocratique qui voit l'autre – que ce soit la création ou nos semblables – comme des objets à conquérir ou à posséder, plutôt que comme des dons à respecter et à vénérer. À deux reprises, le pape a réprimandé des membres du public pour l'avoir traité de cette manière. À Morelia, au Mexique, en février 2016, il a réprimandé un jeune homme qui l'avait attrapé si violemment qu'il avait failli tomber sur une femme handicapée. Il lui a dit avec colère de ne pas être égoïste. Une autre fois, en décembre 2019, le pape a giflé la main d'une femme qui l'avait attrapé agressivement, le tirant vers elle alors qu'il s'éloignait de la foule. Visiblement contrarié, François a giflé deux fois les mains de la femme pour se libérer, avant de la réprimander et de se détourner avec colère. Il s'est excusé plus tard. « Plusieurs fois, nous perdons patience », a-t-il déclaré lors de l'audience de mercredi. « Moi aussi, et je suis désolé pour le mauvais exemple d'hier12. »

Les exemples peut-être les plus célèbres de la colère de François sont liés à sa défense d'un évêque chilien accusé d'avoir couvert un prêtre agresseur sexuel notoire. Convaincu de l'innocence de Mgr Juan Barros, François l'a nommé en mars 2015 dans le diocèse méridional d'Osorno, provoquant des protestations indignées à la suite du scandale autour de Fernando Karadima qui avait, quant à lui, considéré Barros comme son fils préféré. Quelques mois après l'installation chaotique de Barros, le pape déclarait avec colère à des pèlerins chiliens réunis sur la place Saint-Pierre qu'ils « jugeaient un évêque sans preuve » et que, si le diocèse d'Osorno souffrait, c'était parce qu'il était « emporté par toute cette folie ». Il a continué à blâmer les opposants ecclésiaux de gauche.

En janvier 2018, alors que François quittait le Chili, il a de nouveau réagi avec colère lorsque des journalistes l'ont attaqué pour sa défense de Barros, affirmant que tout cela n'était que « calomnie ». La colère de François avait été suscitée par ce qu'il considérait comme l'acharnement contre un homme vulnérable, qu'il voyait comme innocent. Comprenant plus tard que son jugement était erroné, il a présenté des excuses sincères et a destitué Barros dans le cadre d'un remaniement plus large de la hiérarchie chilienne13.

Que sa colère soit justifiée ou non, François comprend la nécessité de changer rapidement de cap et de demander pardon, lorsque la situation l'exige. Car, chaque fois que le ressentiment, la colère et le désir de vengeance prennent le dessus, la miséricorde de Dieu est bloquée et la vie devient misérable pour tout le monde14.

Mondanité spirituelle, conversion pastorale

Ce qui met François le plus en colère, c'est la perversion de la vie chrétienne et la corruption du ministère sacerdotal par des maux qu'il englobe sous le large vocable de « cléricalisme », tout en précisant que celui-ci ne peut être imputé seulement aux clercs. « Vous n'êtes pas clérical parce que vous célébrez la messe, dit-il au père Fernando Prado, mais parce que vous croyez appartenir à cette aristocratie15. »

Sa réforme s'est centrée sur l'éradication de cette forme catholique de l'absolutisme éclairé, en rappelant constamment aux ministres ordonnés que le pouvoir qui leur a été confié est le ministerium plutôt que la potestas. « N'oublions jamais que le pouvoir authentique est service », a déclaré François lors de son homélie d'installation. C'est le modèle de cette compréhension du leadership – ainsi que la tentative de l'inculquer à la curie romaine – qui ont conduit les réformes du Vatican par François. Ce modèle est sous-jacent à la nouvelle constitution apostolique de la curie romaine, Praedicate Evangelium (« Prêchez l'Évangile », 2020). Troublé de découvrir, lors d'une retraite de prêtres à Rome organisée par le renouveau charismatique, que le clergé africain était choqué de devoir faire la queue pour leur nourriture plutôt que d'être servi à table, François n'a pas caché sa colère à Nairobi (Kenya), quelques mois plus tard. « Je vous en prie, n'ayons jamais rien de cela dans l'Église ! », a-t-il dit aux prêtres. « Servir, ne pas être servi ou utiliser d'autres personnes16 ! »

François a consacré certains de ses discours les plus acerbes à rabattre les prétentions ainsi que l'arrogance de la culture cléricale, fruit d'une « conscience enclavée », c'est-à-dire isolée du peuple de Dieu, ce qu'Henri de Lubac appelait « mondanité spirituelle », au terme de ses Méditations sur l'Église (1945-1950). Elle consiste en l'utilisation de l'Évangile et de l'autorité divine pour son enrichissement personnel : argent, prestige, pouvoir, carriérisme, etc. Bergoglio a souvent décrit la mondanité spirituelle comme une forme d'anthropocentrisme religieux avec des éléments gnostiques.

Au début de son pontificat, François s'est souvent moqué dans ses homélies quotidiennes du « prêtre paon » ainsi que du « prêtre entrepreneur », des « dévots du dieu Narcisse ». Il a consacré ses discours de Noël aux dirigeants de la curie à la mise en avant d'une conversion missionnaire ainsi que d'une rigueur ignatienne17. En 2018-2019, il a cherché à lutter contre les abus sexuels commis par le clergé en utilisant la même approche : provoquer la honte par des actes d'accusation cinglants. Plus récemment, il a opposé la réponse « créative » à la pandémie de la part des vrais pasteurs, trouvant de nouvelles façons de se rapprocher de leur peuple, à la « réponse adolescente » des prêtres qui ont défié les mesures de sécurité et se sont plaints que les restrictions sur les liturgies étaient en quelque sorte une attaque contre la liberté religieuse18.

Derrière cette colère particulière que François réserve aux prêtres corrompus, arrogants et abusifs, il y a cette horreur de la mondanité spirituelle, qui consiste à échanger les biens de l'Évangile pour un profit personnel, tout en maintenant une apparence de sainteté et de justice.

Avec les révélations continuelles sur la corruption aux niveaux élevés de l'Église, il a été plus facile de comprendre alors l'utilisation par Jésus du terme grec hypokrytês pour décrire les élites religieuses de son époque, pour qui la religiosité et la rigueur étaient des masques qui pouvaient être mis pendant la journée et retirés la nuit. Dans ses discours de Noël à l'adresse de la curie, la fureur de François était semblable à celle du Christ, avec ses coups de pattes contre les hypocrites qui « cachent la vérité à Dieu, aux autres et à eux-mêmes ». Il mettait en garde aussi contre les « rigides » qui « se présentent à vous comme parfaits » mais qui « manquent de l'esprit de Dieu ». Le pontificat de François, pourrait-on dire, a été une longue leçon didactique sur les différences entre une religiosité extérieure de l'autojustification et une véritable pauvreté spirituelle, qui reconnaît sa dépendance envers la grâce ainsi qu'envers la miséricorde de Dieu, en tout et pour tout.

Le « Rapport sur la connaissance institutionnelle et le processus décisionnel du Saint-Siège concernant l'ancien cardinal Theodore Edgar McCarrick », publié le 10 novembre 2020, est le fruit d'une enquête approfondie de deux ans ordonnée par le pape François sur la mauvaise gestion d'un évêque américain qui a été promu malgré la connaissance de ses abus sexuels. En mettant à nu les mécanismes du silence et de la complicité, ce rapport pourrait s'avérer être l'arme la plus puissante du pape contre le cléricalisme. Il y a place pour la colère contre l'injustice, la mondanité spirituelle et les abus. Mais la colère des puissants ou de ceux qui recherchent le pouvoir n'a pas sa place dans une Église qui a renoncé au pouvoir.

Comme François l'a dit au Vatican à la Congrégation pour les évêques, un évêque est celui qui sauvegarde la doctrine « non pour mesurer à quel point le monde vit éloigné de la vérité que celle-ci contient, mais pour attirer le monde, pour l'enchanter par la beauté de l'amour, pour le séduire avec l'offre de la liberté donnée par l'Évangile19 ».

ENCADRÉ

L'ennéagramme est un puissant outil de connaissance de soi utilisé par les jésuites dès les années 1960 à partir d'une symbolique ancienne, enracinée dans plusieurs traditions de sagesse. Cet outil montre neuf « types » ou compulsions, en corrélation avec les passions ou les vices mortels identifiés par les Pères du désert de l'Église primitive. Cette typologie mise en lien avec la démarche de la spiritualité ignatienne a donné un outil de diagnostic utile à l'humble connaissance de soi et à la croissance spirituelle.

Cependant, quand il n'a pas cet effet, l'ennéagramme risque de captiver les gens par ses idées, de renforcer leur autocentration et même de les confirmer dans leurs compulsions. Dans des commentaires spontanés aux dirigeants des Églises latino-américaines en juillet 2013, le pape François lui-même a averti que l'ennéagramme pouvait produire une introspection excessive, ajoutant qu'il n'avait « rien contre » la connaissance de soi, mais qu'en elle-même, elle ne pouvait déboucher sur une mission*.

Le père franciscain Richard Rohr, le principal expert américain de l'ennéagramme catholique, a confirmé que François est du type « huit ». En règle générale, les « huit » deviennent très tôt capables de cacher leur vulnérabilité, même à eux-mêmes, généralement à la suite d'expériences dans leur petite enfance qui les a soudainement séparés de la chaleur et de la sécurité, et plongés dans un monde menaçant et parfois violent. Pour calmer sa douleur, qui le rend anxieux, un « huit » choisit d'être dur, autonome et d'éviter d'être soumis aux autres. Les « huit » sont souvent particulièrement attirés par les causes de justice sociale, par la défense des opprimés contre les puissants, cherchant souvent inconsciemment – les psychologues le souligneront – à protéger l'enfant vulnérable en eux-mêmes.

* Ces remarques spontanées sur l'ennéagramme ont été prononcées lors d'une une allocution aux évêques du Conseil épiscopal latino-américain (Celam) au Centre d'études de Sumaré, à Rio de Janeiro, le 28 juillet 2013, à l'occasion de la XXVIII Journée mondiale de la jeunesse (JMJ). François a alors déclaré : « L'idéologisation psychologique. Il s'agit d'une herméneutique élitiste qui, en définitive, réduit la “rencontre avec Jésus Christ”, et son développement ultérieur, à une dynamique d'autoconnaissance. On la rencontre habituellement dans les cours de spiritualité, les retraites spirituelles, etc. Il finit par en résulter un comportement immanent autoréférentiel. On ne sent pas de transcendance ni, par conséquent, de comportement missionnaire. » Voir www.vatican.va

1 François, « Discours à la Fédération internationale des Pueri cantores », 31 décembre 2015, sur www.vatican.va
2 François, « Conférence de presse au cours du vol de retour des Philippines », 19 janvier 2015, sur www.vatican.va
3 François, « Rencontre avec le clergé », chapelle du palais royal de Caserte, 26 juillet 2014, sur www.vatican.va
4 Cette lettre est reproduite sur www.portaluz.org : « Une expérience traumatisante, subie par le pape François dans son enfance, le pousse vers la culture de la rencontre » (5 juin 2015).
5 Cf. François, Un temps pour changer. Viens, parlons, osons rêver… Conversations avec Austen Ivereigh, Flammarion, 2020, partie II. Sur les expériences de François enfant et sa culture de la rencontre, voir Austen Ivereigh, Wounded Shepherd : Pope Francis and His Struggle to Convert the Catholic Church, Éditions Henry Holt, 2019, p. 18.
6 Sur le leadership de Bergoglio et les divisions rencontrées au sein de la Province argentine durant son mandat de provincial (1973-1979) puis de recteur du Colegio Máximo (1980-1986), voir Austen Ivereigh, François le Réformateur. De Buenos Aires à Rome, Éditions de l'Emmanuel, 2017, chapitre V.
7 François, « Rencontre avec les jeunes Argentins », Rio de Janeiro, 25 juillet 2013, sur www.vatican.va
8 Sur l'effet de l'exil de Cordoue, voir Austen Ivereigh, François le Réformateur, op. cit., ch. V, et Wounded Shepherd, op. cit., pp. 78-81. Dans Un temps pour changer, François discute de l'effet sur lui de ce qu'il appelle ses « trois expériences Covid ».
9 Interview d'Antonio Spadaro par Austen Ivereigh, « Jesuit close to pope says attacks on Amoris [lætitia] are “part of the process” », Crux, 5 décembre 2016, sur cruxnow.com
10 François, « Participation à la IIe rencontre mondiale des mouvements populaires », Santa Cruz de la Sierra (Bolivie), 9 juillet 2015, sur www.vatican.va. Sur François et les mouvements populaires, voir Guzmán Carriquiry et Gianni La Bella, La irrupción de los movimientos populares : Rerum novarum de nuestro tiempo, LEV, 2019.
11 François, Un temps pour changer, op. cit., partie III.
12 Jason Horowitz, « Le pape François s'excuse après avoir giflé un pèlerin qui s'accrochait à lui », New York Times, 1er janvier 2020.
13 Cf. Austen Ivereigh, Wounded Shepherd, op. cit., pp. 117 et 123-124.
14 François, lettre apostolique Misericordia et misera, 20 novembre 2016, § 8.
15 François, La fuerza de la vocación : la vida consagrada hoy. Una conversación con Fernando Prado, Publicaciones Claretianas, Madrid, 2018, pp. 77-78.
16 François, « Rencontre avec le clergé, les religieux, les religieuses et les séminaristes », Nairobi (Kenya), 26 novembre 2015, sur www.vatican.va
17 Cf. Austen Ivereigh, Wounded Shepherd, op. cit., pp. 81-86. Sur la conscience isolée, voir François, Un temps pour changer, op. cit., partie II.
18 Claire Giangravé, « Le pape François accuse les prêtres qui ont défié les mesures de sécurité contre la pandémie d'agir comme des “adolescents” », Religion News Service, 22 juin 2020.
19 François, « Discours à la réunion de la Congrégation pour les évêques », 27 février 2014, sur www.vatican.va