L’accompagnateur d'« Exercices dans la vie » est amené à s'interroger fréquemment au cours de la retraite, sur sa fidélité à la lettre et à l'esprit de saint Ignace. Les retraitants, eux, ne s'en soudent guère, du moins habituellement car seul les anime le désir de trouver Dieu dans la paix et, par là, de mettre pleinement leur vie dans la vérité : la référence à Ignace est pour eux bien secondaire, sinon inutile. Mais, pour celui qui a pris la responsabilité d'« aider » dans cette expérience spirituelle, la question ne manque pas de naître et de renaître, mêlée parfois d'inquiétude.
En effet, les conditions dans lesquelles se déroule la retraite « dans la vie » bousculent souvent une « méthode » qu'on aurait pu croire bien établie. De l'une à l'autre rencontre avec l'accompagnateur, plusieurs jours s'écoulent, souvent riches d'événements qui sont venus agiter la conscience de façon imprévue ; des décisions se sont imposées qui, dans le tissu du quotidien, ne pouvaient attendre d'idéales conditions de choix ; l'« histoire » proposée pour la prière au cours des jours suivants s'est trouvée pratiquement occultée par cette autre « histoire » qu'est la vie du moment présent ; le rythme des temps d'oraison s'est modifié ; le jeu des répétitions a lui-même fait quelque peu dévier hors du chemin prévu, en créant une insistance inattendue ou en ouvrant à un nouvel appel intérieur.
L'accompagnateur en est parfois désemparé, car il se trouve devant une expérience dont il a du mal à suivre les méandres. Sans doute en est-il ainsi de tout vrai chemin selon les Exercices, mais, lorsque ceux-d sont faits dans la vie quotidienne, les occasions de discontinuité et d'apparents désordres sont plus nombreuses et plus lourdes de conséquences. Je voudrais proposer ici quelques critères qui puissent aider l'accompagnateur à reconnaître qu'il use des « Exercices » sans les infléchir au gré de son interprétation personnelle et sans que son « exercitant » échappe à l'efficacité qui leur est propre. Ambition démesurée ? Certainement, mais, laissant de côté les considérations théologiques et historiques qui seraient pourtant nécessaires, je crois possible d'indiquer certains points qui, dans la pratique, sont de nature à éclairer l'accompagnateur, quand il s'interroge sur la rectitude de sa démarche.


Une pédagogie


• La première question que doit se poser l'accompagnateur porte sur le type de relation qu'il entretient avec le retraitant. Pour saint Ignace, cette relation — décrite dans les Annotations qui sont situées en tête du livret — est capitale. D'un côté, quelqu'un qui « donne » les exercices ; de l'autre, quelqu'un qui les « reçoit ». Mais, en même temps, d'un côté, quelqu'un qui écoute ; de l'autre, quelqu'un qui dit ce qui se passe en lui. Dans cette relation de confiance, fondée sur la foi en l'action de l'Esprit de Dieu, règne une sorte de silence qui est celui de la communication entre le Créateur et sa créature (15).
L'accompagnateur favorise-t-il ce silence ? Sa personnalité humaine, qui ne peut pas être ignorée, s'impose-t-elle au retraitant comme un bruit qui vient abusivement combler une affectivité ou une cérébralité toujours promptes, l'une et l'autre, à se laisser « diviser par de multiples choses » (20) ? Donner une indication pour l'oraison, éclairer un cheminement qui s'amorce, aider à lire ou à relire un moment plus important mettre en garde contre une lumière fausse ou ambigue, tout cela exige, certes, que des mots soient prononcés, et qu'ils le soient avec le développement nécessaire pour être compris. Mais il n'est pas moins nécessaire qu'ils ne soient prononcés que pour être « reçus » par une conscience qui est seule à leur donner sens et force. L'accompagnateur qui enseigne est un accompagnateur qui sort de son rôle pour entrer dans celui du prédicateur ou du professeur : Il se situe hors de la relation voulue par les Exercices.

• Une deuxième question surgit, très liée à la précédente : qu'en est-il de l'« exercice » pratiqué par le retraitant ? Je ne veux pas revenir sur cette notion d'exercice mais il faut rappeler id qu'il s'agit d'un;point décisif pour l'authenticité de toute démarche ignatienne. « S'exercer », c'est mettre en jeu toutes ses facultés humaines, pour prier, chercher, essayer, s'interroger, en vue de connaître spirituellement la façon dont on se comporte et dont Dieu même répond. En dehors de l'oraison, surtout dans les retraites dans la vie toute activité peut devenir un instant ou une durée qui aide à prendre conscience dans la foi du mouvement ou des mouvements qui agitent l’âme et, les discernant, de mettre de plus en plus la lumière là où régnaient l'ignorance ou la fausse paix. Le rôle de l'accompagnateur est évidemment très important : il est celui qui propose l'exercice ; c'est sur la façon de le faire qu'il doit s'informer avec soin ; c'est sur le fruit obtenu qu'il doit veiller pour que, dans la continuité des succès ou des échecs, naissent des certitudes.

• Une troisième question
porte sur les « mouvements » qui agitent l'âme et sur le discernement à opérer. L'exercice est, en effet directement orienté à la connaissance de ces forces intérieures, négatives ou positives, qui traversent la conscience à l'occasion des exercices faits et répétés, de jour en jour, de semaine en semaine. « S'il n'arrive en l'âme du retraitant aucune motion spirituelle l'accompagnateur doit l'interroger beaucoup sur les exercices » (6), tant une telle situation semble à Ignace surprenante et mériter un examen attentif. Mais l'accompagnateur favorise-t-il lui-même le discernement par ses propositions, par ses silences, par le rapport qu'il suggère entre divers états intérieurs, par quelques indications qui aident le retraitant à se dégager de « pensées » qui l'oppriment, par la lecture du jeu des alternances et la certitude qui en est le fruit ? Celui qui « donne » les exercices cesserait, en fait, de les donner s'il négligeait ce rôle d'éveil et de soutien apporté au discernement du retraitant.

• Une quatrième question
s'impose : une retraite dans la vie se déroule obligatoirement dans la durée, c'est-à-dire qu'elle introduit le temps dans l'oraison et le discernement. Comment l'accompagnateur gère-t-il la durée, tant dans le rythme général des rencontres que dans le respect du rythme personnel du retraitant ? Sans donner de règles impératives, la pratique des retraites montre qu’au-delà d'une période de huit à dix jours entre les rencontres avec l'accompagnateur, l'expérience spirituelle du retraitant risque bien souvent de se perdre dans les sables, plus rien ne devenant significatif. Dans ce minimum de cadre, laisser le retraitant vivre son rythme lui permet de s'ouvrir, sans aucun sentiment d'urgence, à la richesse de la « répétition » — que l'accompagnateur aura eu le souci de mettre en place dès le début de la retraite — et d'aller ainsi jusqu'au bout de ce qui est possible pour lui, tel qu'il est maintenant et tel qu'il devient sous l'action de l'Esprit dans la Parole de Dieu qu'il est en train de contempler. De répétition en répétition, lentement se précisent pour lui la voie qui est la sienne et l'appel de Dieu dans sa vie. Dans cette liberté, l'accompagnateur doit veiller à donner au retraitant « ce qui lui convient » dans le moment précis qu'il est en train de vivre, et par conséquent ne pas lui proposer un nouvel exercice alors qu'il éprouve le besoin de demeurer encore dans l'exercice présent, ou, au contraire, ne pas le maintenir dans un exercice déjà spirituellement dépassé. Si la retraite se déroule sans une telle vigilance, l'accompagnateur risque de remplir un programme sans respecter suffisamment l'expérience du retraitant.

• La vingtième Annotation
demande que l'âme se trouve « seule et séparée » pour se rendre apte à se rapprocher de son Créateur, et que, pour cela, die se sépare « davantage de ses amis, de ses connaissances, et de toute préoccupation terrestre ». Les « Exercices dans la vie » ne s'écartent pas de cette perspective, mais ils conduisent au but d'une autre façon. La « séparation » s'opère au sein de l'agitation de la vie, et le silence s'obtient dans le bruit même II y a là une donnée de la pédagogie à laquelle l'accompagnateur doit être attentif. Il ne peut pas changer les conditions extérieures de la vie quotidienne du retraitant, mais il lui revient d'aider celui-ci à entrer progressivement dans cette qualité de silence intérieur au milieu de sa vie?
Le rôle de l'accompagnateur sera de s'assurer que le retraitant entre effectivement dans ce silence intérieur, en l'aidant à découvrir les événements et les conditionnements, de là vie qui restent pour lui une cause de tumulte intérieur, en l'aidant à s'interroger sur l'origine véritable des mouvements qui l'assaillent et en l'encourageant sur la voie d'oraison qui tienne compte davantage des réalités quotidiennes accueillies dans la foi, et qui, par la pratique des répétitions, se simplifie, ouvrant à la détente intérieure. La contraction volontariste est un obstacle au silence.


Un chemin intérieur


• La pédagogie mise en oeuvre dans les Exercices soutient une expérience qui se développe. Expérience de prière, de discernement, de découverte de Dieu dans l'histoire du retraitant de libération et d'engagement au service de l'Eglise et du monde. Ignace indique clairement quel est le centre de cette expérience : « Se vaincre soi-même et ordonner sa vie sans se décider par aucun attachement qui soit désordonné » (21). Chacun de ces mots a souvent été commenté. Je ne les retiens ici que pour rappeler qu'il ne s'agit pas d'une expérience dont les lignes de force seraient, pour ainsi dire abandonnées à l'action de l'Esprit sans que l'accompagnateur n'ait plus aucune prise sur ce qui détermine le progrès.
L'expérience faite dans les Exercices vise à libérer le retraitant des « attachements » qui sont pour lui une entrave et à le mettre dans les conditions les meilleures pour engager pleinement sa vie par des choix lucides où « l'œil de l'intention soit simple » (169). Dieu seul éclaire et conduit, parce qu'il est le Créateur, maître de donner et de se donner comme il l'entend, mais l'accompagnateur reste présent pour aider le retraitant à être, par ses exercices, en situation de recevoir l'action de Dieu et d'en lire les effets à travers sa personnalité et son histoire Une durée plus ou moins longue (on sait que, pour les Exercices dans la vie, il s'agit ordinairement de plusieurs mois) va être marquée de moments plus intensifs, et d'autres qui seront apparemment plus apaisés ; chaque exercice fournira sa lumière ; les « fruits » se présenteront à l'heure de leur maturation. L'accompagnateur est attentif à cette histoire intérieure, même s'il ne peut souvent que pressentir et reconnaître après coup. Dans cette attention, il ne cesse de proposer à l'exercitant la Parole de Dieu à méditer ou la grâce à demander. Toute retraite selon saint Ignace suppose qu'un tel accompagnement soit pleinement assuré.
• Mais, en cela même, l'accompagnateur cherche à distinguer les « temps » successifs par lesquels passe le retraitant, afin de lui apporter l'aide adaptée : le temps de l'entrée dans la miséricorde de Dieu, reconnue et accueillie, Dieu qui vient sauver son peuple ; le temps de l'élection, où s'affirme la certitude d'une conscience libre et ouverte, d'abord préparée par la contemplation évangélique et l'« imitation » du Christ, puis accomplie à la lumière que donne le discernement, enfin confirmée dans l'épreuve de la Passion et la joie de la Résurrection ; temps qui engagent dans une démarche qu'Ignace exprime par la distinction des « semaines », mais cette distinction ne fait que traduire la réalité d'une évolution qui s'accomplit par entrées progressives dans la connaissance de Dieu et dans la connaissance de soi-même.
Chacun de ces temps détermine une histoire qui est à la fois la réalité de tout le mystère chrétien et celle d'une conscience humaine qui se convertit et se libère. C'est sans doute le secret de l'efficacité des Exercices : ils sont le lieu d'une vie spirituelle assurée qui intègre toute l'épaisseur humaine. La dynamique propre aux Exercices reste clairement déterminée, et c'est elle que, dans le foisonnement des expressions et des attitudes, dans l'alternance des lumières et des obscurités, l'accompagnateur reconnaît et, à l'occasion, fait reconnaître au retraitant. Ainsi se détermine lentement la voie propre à chacun, dans un dialogue prolongé entre le Créateur et la créature. L'accompagnateur s'efface en présence du travail de l'Esprit Saint, ou plutôt, sans s'effacer, il se met au service de l'expérience essentielle que vit le retraitant.

• Les Exercices ne se réduisent ni à une formation, ni à une école de prière, bien qu'ils le soient aussi : ils sont un moyen pour faire émerger la vocation de chacun. L'accompagnateur donne des indications, mais n'oriente pas, il doit laisser le retraitant trouver par lui-même sa situation devant la grâce de Dieu ; pour cela, le laisser trouver, exprimer ce qu'il ressent, le laisser organiser sa prière, son discernement ses demandes de grâce ; et, finalement, prendre lui-même les décisions qui construisent sa vie.

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Dans les pages que l'on vient de lire, je me suis efforcé de répondre à la question posée dans le titre même de l'article. J'ai bien conscience de n'apporter qu'une ébauche, là où il faudrait de longs commentaires pour rendre compte de la complexité des situations. En effet, les « Exercices dans la vie » ont pris naissance, en France, il y a une trentaine d'années, et, depuis lors, cette forme de retraite s'est développée sous le titre d'« Exercices dans la vie » avec une extrême variété de méthodes et de manières de procéder, par la place donnée au silence, à l'accompagnement, à l'oraison, à la durée de la retraite, à la présence d'un groupe, à la référence au texte de saint Ignace. L'expression même d'« Exercices dans la vie » a perdu, sinon sa spécificité, du moins son contenu véritable. Un seul point est commun à ces diverses formes : la recherche de Dieu dans les conditions ordinaires de la vie Toutes les adaptations des « Exercices dans la vie » dites « selon saint Ignace » ont évidemment leur valeur, mais elles ne peuvent être dites « ignatiennes » que dans la mesure où les points que nous avons rassemblés dans ces lignes se trouvent mis en oeuvre et respectés.