La vocation n'est pas un concept psychanalytique mais deux éléments me permettent de la considérer selon cette perspective. Le premier est le souvenir d'une phrase entendue, il y a bien des années : « La vocation relève plus de la parole que de l'image. »1 La formulation relève d'un vocabulaire et d'une démarche qui résonnent avec le travail psychanalytique et donne une orientation à cet article : la vocation est moins un projet à mettre en œuvre, c'est-à-dire une projection de l'image que nous nous faisons aujourd'hui de nous-même dans le futur ; elle est plus une parole, déjà là, à écouter dans notre corps et dans notre histoire, qui permet une présence à la vie, sans l'anticiper. Le deuxième élément, qui fournit le point de départ de notre réflexion, est le propos d'un patient, tout juste trentenaire, lors d'une séance. Il indique l'influence des super-héros de Marvel dans sa manière d'inventer son destin et de chercher la réalisation de sa vie. Il s'inscrit sans le vouloir dans la longue tradition occidentale des récits de formation, jalonnée par l'importance des romans de chevalerie à l'époque moderne ou l'exaltation des figures de poètes maudits par les romantiques. Les dilemmes de l'amour courtois et les défis de l'héroïsme guerrier dessinent2 le parcours d'initiation des premiers ; les seconds sacrifient leur vie à l'art dont ils se découvrent porteurs.

Spider-Man fait décoller mais coupe la parole

Parmi tous les super-héros, Spider-Man est un des plus intéressants3. Peter Parker est un étudiant élevé par son oncle et sa tante. Un jour, lors de la visite d'un laboratoire avec sa classe, il se fait piquer par une araignée génétiquement modifiée. Il en recevra d'étonnantes capacités, jusqu'à la possibilité de devenir Spider-Man. On imagine un film classique de super-héros ; pourtant, sans plus d'explications, le narrateur prévient d'entrée qu'il ne s'agit pas d'abord de cela : l'intrigue principale concerne Peter Parker et la manière dont son identité se révèle au travers de la relation qu'il noue avec Mary Jane, la jeune femme qu'il aime. Parker, bien « piqué », prête son corps à Spider-Man, selon un mode particulier : il est un homme de l'image. Il l'a fabriquée lui-même dans l'intention de plaire à Mary Jane : comme un adolescent mettant son projet par écrit, Parker a d'abord dessiné Spider-Man sur le papier, puis il en a cousu le costume, avant de s'y introduire. Son nom est choisi par d'autres : il avait proposé l'« Araignée humaine », il sera présenté au public comme l'« Homme araignée ». Ce qui était d'abord un jeu dont il espérait tirer profit devient une identification dont il ne peut se séparer. Il est aussi significatif que Parker exerce la profession de photographe : il vendra au journal qui l'emploie des clichés de l'insaisissable Spider-Man. Ce recours à l'image lui est d'autant plus indispensable qu'il se révèle toujours incapable de parler pour dire ce qu'il vit. Ainsi, lorsqu'il exprime ce qu'il ressent pour Mary Jane, se résout-il à employer un subterfuge. Il invente un dialogue fictif avec son personnage et prête ses mots à son image : il rapporte à Mary Jane ce que Spider-Man lui aurait confié à lui, Parker, au sujet d'elle. Les discours de Parker adressés à lui-même, par le biais de son personnage ou dans un monologue intérieur, constituent d'ailleurs un sous-texte permanent et prétendent porter seuls la vérité de l'histoire. La scène ultime est éloquente : contrairement à la voix off du film à travers laquelle Peter Parker affirme son amour pour elle, il déclare à Mary Jane qu'il ne peut lui offrir que son amitié. L'aliénation à l'image produit son propre discours et empêche toute parole véritable de celui qui y est soumis. Le bénéfice que Parker en retire cependant s'observe dans le survol de Spider-Man au-dessus de la ville : le corps n'est plus une limite, horizontalité et verticalité sont maîtrisées, l'espace et le temps relativisés. Spider-Man se glisse partout. Mais cette quasi-ubiquité a un prix, il ne doit offrir aucune prise à l'adversaire. À la suite des menaces de mort qui pèsent sur ses proches, Parker finit par conclure : « Quelle que soit ma détermination, ceux que j'aime finiront toujours par payer. » Au regard de l'avertissement inaugural du narrateur, le film est indéniablement une tragédie. L'événement initial, la piqûre de l'araignée, ne devient un traumatisme que parce que toute l'histoire de Peter Parker est dominée par une phrase incomprise qui empoisonne sa vie plus encore que le venin de la bête : « Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. » Si Parker est condamné à être un homme de l'image, c'est à cause de cette parole déviée, dévoyée. Elle est prononcée par l'oncle, qui lui tient lieu de père, au moment de la mort de ce dernier. Cette phrase testament scellera la vocation de Parker. Elle rythme tout le film et le héros la répète encore dans la scène finale et la commente ainsi : « J'ai reçu là un don, une malédiction. Qui suis-je ? Spider-Man ! » Parker ne pourra jamais être présent à ceux qu'il aime, il aura toujours à s'effacer, à disparaître derrière l'image, le personnage auquel il a consenti ; il devra toujours s'incliner devant Spider-Man, l'idole bienveillante et empathique qu'il a construite et qui a désormais pris le contrôle sur lui au point de lui couper la parole.

La médiocrité du père de famille

N'y aurait-il pas une vocation plus ordinaire, qui sacrifie moins à l'image mais nous concède de parler à ceux que nous aimons, et avec eux ? Charles Péguy semble en proposer une, avec la figure du père de famille. Ce qui advient à chaque homme dans l'engendrement, l'appel qu'il peut entendre dans le siècle, est une responsabilité qui s'impose à lui. Péguy évoque un « responsable », le père de famille qui se révèle comme « le seul aventurier du monde moderne »4. Le seul, il insiste sur ce point : « Lui seul est littéralement engagé dans le monde, le siècle. […] Car les autres, au maximum, n'y sont engagés que de la tête, ce qui n'est rien. Lui, au contraire, il joue tous les membres. […] Lui seul, il a des otages, la femme, l'enfant ; et la maladie et la mort peuvent le frapper dans tous ses membres. » Il ne pourra être indifférent ou étranger à l'événement, à la révolution ou à la guerre, à l'avenir d'une société. « Les autres se faufilent. Ce sont des corsaires. […] Lui seul paye pour tout le monde. […] Les autres sont des carènes légères, minces comme une lame de couteau. Lui est le gros bateau, le lourd vaisseau de charge. Il est le rendez-vous de toutes les tempêtes. » Le corsaire déploie cette agilité, vertu cardinale aujourd'hui, encensée aussi bien par les tenants de la psychologie positive pour se réinventer à chaque instant que par certains économistes pour justifier les restructurations incessantes des entreprises et l'obligation individuelle de toujours s'y adapter5. Les pères de famille n'en ont pas la possibilité. Cela se manifeste dans leur corps. Péguy les décrit « tout engoncés dans l'existence, ils sont lourds et patauds, ils sont maladroits et gauches dans les démarches ; ils paraissent faibles et ils paraissent lâches ; ils ne le paraissent pas seulement ; ils sont faibles, ils sont lâches, ils sont pleutres […]. Aussi tout le monde les méprise et, ce qui est le plus fort, a raison de les mépriser ». Le père de famille paraît ce qu'il est. Il n'a pas d'image et ne peut jouer à être un autre, construire son personnage au prix d'un dédoublement, comme Peter Parker avec Spider-Man. Le père de famille seul « est condamné à ne réussir point ». Il ne peut se défendre d'être touché, ballotté par des vents contraires, atteint jusque dans ses racines et ses fruits. Parker peut espérer faire le sacrifice de ses attachements, de ses appartenances, quitter le monde de ses relations pour accomplir sa vocation. Le père de famille n'en a pas les moyens, l'illusion lui en est interdite, l'image ou le dessin ne sont pas animés, par définition. Alors il reste dans le rang, il est non seulement ordinaire mais médiocre.

De quoi cette médiocrité est-elle le signe ?

La médiocrité n'est pas une valeur, ni une vertu. Seul un masochisme moral pourrait l'affirmer. « Médiocre » se rattache étymologiquement à « moyen » ou « modéré », mais revêt un sens péjoratif. Il est porteur d'un jugement dépréciatif. On pourrait s'y dérober et préférer le terme d'« humilité », selon une approche spirituelle, ou celui de « vulnérabilité », dans sa déclinaison psychologisante. Mais le risque est de fantasmer une contre-culture qui se prétendrait indemne des jugements à l'œuvre dans la société6. La médiocrité manifeste au contraire le refus de se désolidariser de notre condition humaine. Elle signale aussi une inversion des termes : si le pouvoir impliquait des responsabilités pour Parker, le père de famille de Péguy est responsable dès le commencement et, dès lors, il y a perdu ou concédé tout pouvoir, la réussite ne le concerne pas. Dans le dialogue qu'il rapporte, Péguy avait amorcé sa réflexion en s'interrogeant sur la série des Nymphéas de Claude Monet : du premier, qui relève nécessairement d'une intuition initiale, au dernier, fruit du labeur et des retouches qu'il a engendrées, lequel l'exprime le mieux ? Il avait tranché pour situer la vérité de l'œuvre du côté de la fondation, de l'origine. De même la médiocrité n'est pas la résignation finale mais un commencement possible, dans un sort commun, ouvert à tous, loin de tout idéalisme. Le recours par Péguy au père de famille procède ainsi, en deçà d'un dualisme métaphysique de la chair et de l'esprit, d'une méditation de l'inscription du spirituel dans le charnel7. Pour le dire autrement, et en revenant à l'univers anglo-saxon auquel nous a introduits Spider-Man, la médiocrité peut être rapprochée de la « capacité négative » telle que l'emprunte à John Keats le psychanalyste anglais Adam Phillips. Le premier la définissait comme « la qualité qui contribue à former un homme accompli lorsqu'il est capable d'être dans l'incertitude, les mystères, les doutes sans courir avec irritation après le fait et la raison »8. Phillips la décline alors dans les trois figures que sont « être un embarras », « être perdu » et « être impuissant ». Pour ne reprendre que la dernière, Phillips s'interroge ainsi, reprenant et transformant la formulation de Parker, « en langage séculier, pourquoi il est si difficile de décrire notre impuissance comme un don plutôt que comme une malédiction » ; comment ce qui s'éprouve comme une négation du moi pourrait-il être une capacité du sujet ?

Joseph est-il vraiment le père de Jésus ?

La notion de castration, mise en avant par Sigmund Freud, est une réponse possible à cette dernière interrogation. Françoise Dolto lui adjoint le qualificatif de « symboligène » pour en écarter les ambiguïtés toujours présentes. L'effet de la castration se mesure à la vie symbolique dans laquelle elle donne au sujet d'entrer. Elle n'est pas une mutilation du corps ou une répudiation du moi, définitive et sans bruit, comme peuvent l'être, entre des parents et un enfant, un sevrage sans parole ou une éducation à la propreté qui relèverait plus d'un dressage mutique. Elle en donne une illustration qui éclaire autrement la fécondité de la référence à la médiocrité. « On pourrait comparer l'individu à une plante qui, très jeune, fait éclore sa première fleur – en croyant que c'est la seule qu'elle aura jamais. C'est alors que le jardinier la lui coupe. Nous savons que la fleur est l'organe sexuel de la plante. Si la plante pouvait penser, elle croirait donc subir une mutilation de son destin reproductif. En fait, si le jardinier a coupé cette première fleur, c'est parce qu'il sait, ce faisant, que la force des racines va faire pousser davantage la plante ; et qu'au contraire, en laissant cette branche déjà fleurie, il appauvrirait la vitalité de la plante. »9 La médiocrité pourrait alors être pensée comme « l'épreuve de la nullité de la gloire liée à cette première floraison, que [la plante] imaginait être promesse de sa seule chance de fécondité ». S'il s'agit ici de l'expérience de l'individu, très jeune, elle ne peut se produire que si ses parents jardiniers sont eux-mêmes structurés par la castration symboligène, toujours à renouveler, s'ils s'assument médiocres dans ce qui leur apparaît comme le couronnement de leur vie. Un autre récit de vocation permettra de conclure provisoirement : celui de Joseph qui ne peut prétendre être le père biologique de Jésus mais nous donne de le reconnaître comme la figure accomplie et commune de ce qu'est un père10. Deux paroles transpercent l'histoire. La première, donnée dans la fragilité d'un rêve mais reçue dans la confiance par Joseph, le confirme dans sa sexualité avec Marie : « Ne crains pas de prendre chez toi, Marie, ta femme. » La seconde adressée par Joseph à Jésus quand il lui donne son nom. Une parole qui le rattache aux attentes d'une histoire intergénérationnelle, le distingue dans son corps singulier et le laisse libre de son interprétation. N'est-ce pas la seule vocation, celle qui relie le père et le fils ? Le père qui donne son nom à son fils, le fils qui l'écoute, c'est-à-dire l'interprète par sa vie. Un second souvenir peut alors répondre au premier : un religieux faisait un jour remarquer que la présence discrète de Joseph, impuissante dirions-nous, était la condition pour que Jésus puisse faire lui-même l'expérience de ce qu'est un père pour lui et puisse apprendre à ceux qui sont désormais ses frères à dire librement le Notre Père. Heureuse médiocrité qui nous livre à la vie et à la parole ? Chacun peut en décider.

1 Cette phrase a probablement été nourrie par les lectures de Denis Vasse, jésuite et psychanalyste. Pour un accès direct à son œuvre, se reporter, parmi ses nombreux ouvrages et selon des genres différents, au Temps du désir (Seuil, 1969), à La vie et les vivants (Seuil, 2001) ou à La grande menace (Seuil, 2004).
2 Sur l'influence des manuels de chevalerie sur Don Quichotte ou des romans d'amour sur Emma Bovary, voir René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque (Grasset et Fasquelle, 1961). Le titre de sa thèse précise l'enjeu de ces lectures pour l'histoire de chacun.
3 Dans cet article, nous ne nous référerons qu'au seul film Spider-Man de Sam Raimi (2002).
4 Charles Péguy, Dialogue de l'histoire et de l'âme charnelle, dans Œuvres en prose complètes, volume 3, Gallimard, 1992, p. 656. Les citations suivantes sont extraites de la suite de ce dialogue.
5 Cf. Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie, Premier Parallèle, 2018.
6 On se rappelle du succès dans certains milieux chrétiens de La passion du Christ, film de Mel Gibson sorti en 2004. Dans une version gore et complaisante, le réalisateur faisait de Jésus Christ un super-héros hollywoodien qui se « prouvait » par sa souffrance. Le récit qu'en font les évangiles, fidèles car divers, évite toujours la dramatisation romantique.
7 La première lecture de cette figure du père de famille par Charles Péguy a été permise par le magnifique essai d'Alain Finkielkraut, Le mécontemporain (Gallimard, 1991).
8 Adam Phillips, Trois capacités négatives, Éditions de l'Olivier, 2009.
9 Françoise Dolto, L'image inconsciente du corps, Seuil, 1984, pp. 78-79.
10 Matthieu 1,18-25 selon la traduction de La Bible de Jérusalem, Cerf, 1975.