Jeune libraire, j'avais le sentiment d'inviter les auteurs, par le biais de leurs oeuvres, à demeurer dans ma librairie. Plus le temps passe — ma librairie, spécialisée en littérature religieuse, fêtera ses vingt ans en octobre 2000 —, plus je prends conscience d'habiter maintenant chez les auteurs qui peuplent mes rayons. En fin de journée, après la fermeture du magasin, je penserais manquer à la politesse si je partais immédiatement. Il me faut prendre le temps de faire le tour de mes véritables propriétaires. En redassant un ouvrage, en redressant un deuxième, en savourant quelques lignes d'un troisième, je retrouve une émotion de lecture, je revois le visage d'un client ou découvre de nouveaux horizons. C'est le moment où les livres respirent pour eux-mêmes. Lorsque je quitte la librairie, je les imagine alors bruissant de toutes leurs pages, bourdonnant comme une ruche. L'essaim des livres cisterciens est assez volumineux pour justifier cette image. Saint Bernard, maître en lectio divina, reçut le nom de « Docteur melliflu » pour son art de butiner et de transformer en miel les textes bibliques, ceux des Pères de l'Eglise et le livre de l'expérience quotidienne.
Ce temps de simple visite réoriente la finalité de mon métier parfois occultée par le souci financier : proposer des livres qui non seulement répondent aux besoins des lecteurs, mais aussi réveillent ou suscitent un désir. Proposer des livres à la lecture desquels^il fait bon s'attarder. « Où demeures-tu ? » Un « bon » livre ne peut qu'engendrer cette question. En m'hébergeant dans sa demeure, l'auteur me fait habiter la mienne différemment. Une fenêtre s'ouvre, une charpente se consolide, tant il est vrai qu'une maison intérieure est en chantier permanent.
 

Abondance de sens peut nuire


Les quatre sens de l'Ecriture se retrouvent en ordre, dispersé dans les différents rayons : exégèse et histoire, spiritualité et prière (liturgique et personnelle), éthique, fins dernières (à travers la théologie). Peut-il en être autrement ? L'art du libraire consiste à faire le lien entre les rayons, en rappelant à ceux qui cherchent que le sujet de la lectio divina, c'est le lecteur et non le livre. On peut en effet ouvrir et lire un livre de la première à la dernière page sans éprouver autre chose que la satisfaction de pouvoir dire : « Je l'ai lu ! » Actuellement fleurissent de multiples lectures de la Bible. Les quatre sens sont démultipliés : lerture historico-critique, sociologique, psychanalytique, herméneutique, théologique, spirituelle... Sans oublier la narratologie qui témoigne de l'intérêt porté à l'art littéraire de la Bible. En présentant L'art du récit biblique 1 de Robert Alter, Jean-François Bouthors souligne que « souvent, on lit la Bible en oubliant que c'est un livre ». Les éditions Bayard honoreront prochainement cette dimension, puisqu'elles préparent une nouvelle traduction de la Bible, « une Bible littéraire qui mobilise des écrivains, des tradurteurs et des exégètes soucieux d'inscrire ce livre dans la culture contemporaine » 2. Il arrive qu'une lerture en chasse une autre ou que l'accent mis sur la dernière trouvaille laisse croire à l'obsolescence des découvertes précédentes. On l'a vu avec le long purgatoire infligé aux lectures patristiques de la Bible... Les spécialistes universitaires, connaissant la patiente rigueur des travaux au long cours, témoignent, quant à eux, d'une grande réserve. Le brouillage commence avec des auteurs sans doute remplis de bonne volonté, mais trop pressés d'« occuper un créneau » ou de s'aligner sur « ce qui est porteur ». Sous couvert de l'objectif « grand public », ces auteurs mutilent, affaiblissent et affadissent les données originaires. Par contraste, quel bonheur de lecture lorsqu'un grand exégète comme Paul Beauchamp offre à un large public cinquante portraits bibliques 3 issus de ses propres travaux de spécialiste. Je lis dans son avant-propos : « Le respect du lerteur nous interdisait de trop simplifier... » La même pédagogie respectueuse, exigeante, est à l'oeuvre chez Nicole Jeammet, maître de conférences en psychopathologie, lorsqu'elle initie ses lecteurs à l'histoire de Moïse « aux frontières de la psychanalyse et de la théologie » 4.
Le numéro 375 (mars 2000) de la revue professionnelle des métiers du livre, Livres-Hebdo, consacre un dossier à l'édition religieuse. J'y ai lu un artide intitulé : « Des prières et des poèmes », et soustitré : « Un Français sur trois prie. Une bonne nouvelle pour les vies intérieures et pour les éditeurs. » J'ai vainement cherché la lectio divina dans le corps de l'artide. N'étaient retenues que des anthologies de textes, prières et poèmes mêlés (je ne suis pas sûre que la poésie et la prière y gagnent quant à leur identité respective), des différentes traditions religieuses. Une anthologie bouddhiste était ainsi qualifiée de « combinaison de la plus profonde humanité et d'une extrême élévation spirituelle ». D'emblée, le lerteur est placé en situation de cueillir les fruits en se dispensant de monter lui-même à l'arbre. Sur vingt livres de cette sorte, combien ont un noyau dur résistant à plusieurs lectures ? Lorsque les éditeurs et les libraires cèdent à la tentation du « marché spirituel », ils flattent un lertorat en quête d'états d'âme « magiques ». On découpe, on désosse, on hache menu les grands textes mystiques sans référence ou presque à leur histoire. Il m'est donc doublement prédeux de tenir en stock des livres qui joignent les dimensions de l'histoire et de la théologie spirituelle. Moins séduisants à première vue que des anthologies de « prêt-à-prier », mais essentiels pour ceux qui creusent du côté des fondations. La collection « Prier quinze jours », aux éditions Nouvelle Cité, est un bon exemple de livres accessibles et respectueux de l'histoire.
Au fil des années, la pratique du « métier » de libraire permet de faire mesurer la différence entre un livre plaisant, mais creux, et un autre plus austère, mais révélant peu à peu ses richesses. Comme on apprend à faire la différence entre un cru immédiatement aimable mais qui ne laisse rien en bouche, et un autre plus astringent qui surprend d'abord, et parfois rebute, mais dont le parfum va s'ouvrir progressivement. L'un de mes dients (il vient deux fois par an, pendant ses vacances) m'a dit combien il avait été touché de relire Le mystère du surnaturel 5 d'Henri de Lubac, récemment réédité, des années après la première lecture qu'il en avait faite : « Certains passages ont résonné différemment, je les ai compris autrement. » Visiblement ému, il a ajouté : « C'est très grand ! » Même émotion et même expression que celles d'un ami bourguignon me faisant goûter une Vosne-Romanée d'un bon millésime.
 

Ecouter ou forcer les textes ?


Ces livres qui résistent à une lerture superfidelle imposent le respect et orientent le lerteur qui prend le risque de se découvrir différent. Il est invité à s'avancer, au-delà de la satisfaction de voir confortés ses présupposés idéologiques ou passionnels. Il existe des livres que des lecteurs ne lisent que pour en faire ensuite leurs armes favorites : « C'est vrai parce qu'un tel l'a dit » (sous-entendu : « parce qu'il dit comme moi »). Ils s'enferment dans leur monde qu'ils font tourner comme une cage d'écureuil, ne lisant que ce qui leur ressemble. J'ai, parmi mes clients, une dame qui vient régulièrement me demander : « Qu'avez-vous de contestataire par rapport à l'Eglise ? Il n'y a que ça pour "les" faire avancer... » Un peu lassée par cette demande répétitive, je lui ai demandé un jour si elle avait pensé à contester son propre jugement pour avancer elle aussi. Mais la cage d'écureuil devait tenir bon, puisque son discours n'a pas changé. Ce type de lecteur (l'obsession peut porter sur un autre point que la contestation) affirme ne trouver que peu de bons textes hormis ceux de leurs auteurs favoris, dont le nombre finit cependant par se réduire comme une peau de chagrin. En effet, un lerteur chagrin qui commence par ériger ses défenses avant de choisir un livre a peu de chances de devenir un lerteur heureux.
A lire certains ouvrages consacrés à la Bible, j'ai le sentiment que leurs auteurs cherchent à réduire le texte à leur merci pour le faire entrer dans leurs vues. En lisant, j'entends en voix off : « Nous avons les moyens de le faire parler... » Toutes les armes analytiques et psychanalytiques sont mises en batterie : on n'écoute plus le texte, on veut l'entendre dire ce qu'on souhaite. Attitude bien éloignée de celle conseillée pour la lectio divina, puisqu'il est demandé au lerteur de déposer ses armes pour s'exposer en toute confiance au glaive de la Parole. Un temps pour l'étude avec tous les moyens d'aujourd'hui (il n'est pas question de réduire son importance, mais de la mettre à sa juste place), un temps pour la lerture priée. En tout cas, un temps pour reconnaître que la psychanalyse, la sodologie, la critique historique ou textuelle ne sont pas le ou les derniers mots de l'interprétation biblique.
Rares sont les livres contemporains de lerture priée. Quelques-uns concernent la méthode ou l'histoire de cette tradition ; d'autres sont d'excellentes introductions aux auteurs des différentes familles spirituelles pratiquant la lectio. On trouvera plus facilement des commentaires bibliques, liturgiques ou pastoraux (donc privilégiant la lerture historique liée à la tradition magistérielle) et de nombreux livres de témoignage dans lesquels la parole biblique bouleverse et convertit une vie. Le sens « tropologique » — ce que produit le texte chez le lerteur — domine dans ces derniers ouvrages. Des livres contenant des textes bibliques ne sont trop souvent que des exercices forcés (toute ressemblance avec ceux d'Ignace serait une triste coïnddence), où l'on tente de rapprocher un texte et un exemple de vie comme on frotterait deux cailloux pour faire jaillir une étincelle. Mais il est rare que le feu prenne, parce que l'expérience de la lectio est justement celle-ci : « Vois quel feu immense a pris d'une étincelle ! », s'émerveille Guigues le Chartreux. Encore faut-il que l'étincelle soit donnée : le lecteur priant n'a rien d'un Prométhée.
Une fréquentation personnelle des écrits des Pères du désert et certaines questions entendues au magasin m'ont conduite à proposer cette année quelques causeries familières « à l'écoute des Pères du désert », sur le thème « solitude et communion ». Lors de la première rencontre, j'ai rappelé que le premier travail était de nous disposer à cette écoute, de ne pas commencer par projeter nos rejets ou nos enthousiasmes. Le conseil de Husserl (repris par Stanislas Breton dans L'avenir du christianisme 6) a bien été reçu : exercer une « continence par rapport au réel », le laisser se déployer, tel qu'il s'offre à nous. Et, dans le prolongement de ce mouvement, voir, écouter ce qu'il produit en nous. Plusieurs auditeurs de ces causeries m'ont fait entendre comment une telle pratique de l'écoute du texte biblique et d'auteurs spirituels pouvait changer une façon de prier et de se connaître intérieurement.
 

Lorsque les textes font silence


On ne trouve pas de source à tous les coins de rue, ni même à toutes les haltes que l'on peut faire lors d'une marche en montagne. Les livres concernant la lectio sont comme la gourde pour la soif : il est bon d'en avoir un avec soi, peut-être deux si l'on est particulièrement insécurisé. Mais, à trop se charger, la marche s'alourdit. Il est bon qu'aujourd'hui il y ait peu de titres sur le sujet : « C'est l'affaire des bavards que de promettre la connaissance de ces choses », rappelle Origène, un des Pères de la lectio 7.
Un appétit trop dévorant d'expériences spirituelles risque de faire goûter à tout sans s'arrêter nulle part. Comme si l'on pouvait se nourrir exclusivement d'amuse-gueules et se désaltérer seulement d'apéritifs. Les bons livres sur la lectio désensablent et canalisent le désir personnel. Ils permettent de faire le point, en confrontant l'expérience d'un maître à celle du lerteur. Ils ne remplacent pas l'accompagnement spirituel mais participent de son esprit. J'ai constaté que des demandes d'accompagnement s'effectuaient à partir de la fréquentation de tels livres, la lecture autorisant le passage à l'expérimentation personnelle : « Je lis, je comprends, ça me parle de ce que je vis, mais je souhaite aller plus loin, je désire rencontrer quelqu'un... »
Il arrive pourtant que les textes fassent silence, que leur lumière s'éteigne, y compris celle des textes bibliques. L'expérience est douloureuse pour une libraire pratiquant la lectio divina. La première fois, je n'en ai justement pas cru mes yeux ni mes oreilles. Comment ? Ça ne « marchait » plus ? Alors que ma fidélité n'était pas en cause, puisque j'avais fait ce qu'il convenait de faire. Tout, et peut-être trop, à savoir un « attachement désordonné », mais soigneusement enfoui, aux livres et à ce qu'ils me donnent. De là, j'avais franchi le pas vers l'attachement tout aussi désordonné, sinon plus, aux dons que Dieu me fait. Depuis ce premier choc, j'ai appris à reconnaître le « Pédagogue » (c'est ainsi que Clément d'Alexandrie appelle le Christ) à l'oeuvre dans ces moments de lectio où, semble-t-il, rien ne se passe. La parole écrite demeure lettre morte, je ne puis que la veiller, dans l'attente de Celui qui viendra la ressusciter.

Conclusion en forme de bibliographie


« Au chameau, dit saint Antoine, il ne faut donner que peu de nourriture ; il la savoure en lui-même jusqu'à ce qu'il rentre dans son étable, il la fait remonter, la rumine jusqu'à ce qu'elle entre dans ses os et dans ses chairs » 8. Sans vouloir transformer les amateurs de lectio divina en chameaux, je souhaite leur offrir quelques titres susceptibles de les nourrir longtemps. Cette bibliographie sera malheureusement partielle (il y manque des livres sur les sources juives de la lectio et sur d'autres familles spirituelles, dont la tradition réformée) mais heureusement partiale, puisque chacun de ces livres aura été passé au feu d'une lerture amoureuse.

• Pour comprendre et pratiquer la lectio :
 
• Enzo Bianchi, Prier la Parole : une introduction à la lectio divina, Bellefontaine, coll. « Vie monastique », 1996.
Lire la Bible à l'école des Pères (éd. M.-H. Congourdeau et A.-G. Hamman), Migne, coll. « Les Pères dans la foi », 1997.
La ruche de Cîteaux : les plus belles pages des premiers Pères cisterciens (éd. P. Baud), Cerf, coll. « Epiphanie », 1997.
• Origène, Les Ecritures, océan de mystères, vol. 1, Cerf, coll. « Foi vivante », 1998 (vol. 2 en préparation).
• Jean-Michel Poffet, Les chrétiens et la Bible : les anciens et les modernes, Cerf, coll. « Histoire du christianisme », 1998.
• Gabriel Bunge, Vases d'argile : la pratique de la prière personnelle suivant la tradition des saints Pères, Bellefontaine, coll. « Spiritualité orientale », 1998.
• François Cassingena-Trévedy, Quand la Parole prend feu : propos sur la lectio divina, Bellefontaine, coll. « Vie monastique », 1999.
• Et, bien sûr, la prestigieuse collection des « Sources chrétiennes » au Cerf, éditées et traduites avec introduction, notes, index...

• Pour continuer la course en lecteur aguerri :
 
• Charles Dumont, Une éducation du coeur : la spiritualité de saint Bernard et de saint JElred, Notre-Dame-du-Lac, coll. « Pain de Cîteaux », 1997.
• Gilbert Dahan, L'exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval (xif-xiV siècle), Cerf, coll. « Patrimoines », 1999.
• « Une spiritualité de l'étude », La Vie spirituelle, n" 733, décembre 1999.

• Parce que la lectio n'est pas autosuffisante :
 
• « La prière : ton Père est là dans le secret », Christus, n° 178HS, mai 1998.
• Hans Urs von Balthasar, La méditation chrétienne, Lessius, coll. « Sources », 2000.
• Michel Rondet, Petit guide de la prière, Desdée de Brouwer, coll. « Prier », 2000.

• Et pour ne pas succomber à la tentation d'idolâtrer la lectio :
• Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Maître Eckhart ou l'empreinte du désert, Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes », 1995.

Car, en effet, « à celui qui se lève vraiment, il faudra toujours se lever, et à celui qui court vers le Seigneur, jamais ne manquera le large espace. Et ainsi celui qui monte ne s'arrête jamais, allant de commencement en commencement par des commencements qui n'ont jamais de fin » (Grégoire de Nysse).




1. Lessius, 1999
2. La Croix,
19 avril 2000
3. Seuil, 2000.
4. Cf Les destins de la culpabilité, PUF, 1993.
5. OEuvres complètes, t XII, Cerf, 1999
6. Desclée de Brouwer, 1999.
7. Cité par Hans Urs von Balthasar dans Parole et mystère chez Origène, Ad Solem, 1998
8. Cité par Philippe Baud dans sa présentation de L'Echelle du Paradis de Guigues le Chartreux, Parole et silence, 1999.