Bayard, coll. « Christus », 2006, 172 p., 19,80 euros.
L’ombre : non pas l’obscurité ni la nuit, mais la trace d’un corps visité par la lumière. Comment parler de l’ombre en évitant à la fois la fascination nocturne et la prétention de connaître la lumière ?
Dans un style magnifique, René-Claude Baud, jésuite, aide-soignant, fondateur d’une association de formation d’accompagnateurs en soins palliatifs, témoigne avec justesse de ses traversées personnelles et de chemins d’intériorité dépouillés des artifices de la religiosité. Il révèle les énergies de l’ombre et les élans d’un corps aimant qui, visité par l’espérance, se lève dans la nuit. Sa parole est posée comme une voix qui se risque sans chercher à plaire ni à convaincre.
Elle revendique avec pudeur sa singularité et prétend parler pour beaucoup.
Délaissant l’attrait du récit de vie et le plaisir de raconter, elle décrit des expériences personnelles fondamentales avec l’audace et la conviction tranquilles que d’autres, soignants ou non, pourront en bénéficier. Descendre au plus profond de soi et dire au plus juste, c’est éprouver la résonance avec une multitude. « Ce à quoi je tenais le plus m’a été enlevé, et ce jour-là j’ai commencé à vivre. » René-Claude Baud fait écho à cette expérience de beaucoup de malades en retraçant sa première rencontre avec l’hôpital. Délogé de sa culture, des terrains habituels de sa compétence, des réponses bien connues de sa foi, il éprouve la morsure de bien des deuils et l’air libre d’une naissance. Le langage de la métamorphose et de l’apprentissage traverse tout le livre : partir ; découvrir un autre espace en soi ; apprendre à voir, à sentir, à toucher, à se taire ; éprouver de nouveaux sentiments et émotions ; apprivoiser la solitude ; accueillir sans peur « ce qui remonte de l’ombre » ; consentir à sa vulnérabilité. Il faut beaucoup d’expérience et de détachement de soi pour dire ce qu’est « commencer à vivre » et pour que l’homme délogé se découvre, progressivement, un homme réconcilié. Pour dire ce qui le tient face à la souffrance, René-Claude Baud peut seulement attester de ce qui s’est passé en lui, depuis l’invincible enracinement de son espérance : l’expérience d’être reconnu et aimé sans condition. Cet éveil — si différent d’un élan sentimental — apparaît comme une lumière inaugurale suscitant la gratitude, comme le terreau primordial de son métier d’homme et de soignant. Désormais, il est « entré en gratitude » comme on « entre en religion ».
La parole d’un soignant aussi attentif à ses propres chemins d’intériorité ne prétend pas enseigner les soignants, les bénévoles des services de soins palliatifs, les malades ou les « mal-mourants de l’ombre ». Elle ne dicte pas : elle attire comme une douce veilleuse dans la nuit. Elle convie chacun à poursuivre son propre chemin en connivence avec quelqu’un qui atteste par ses mains, son regard, sa parole, que la vie est bonne. Comme autant d’invitations, elle donne des critères : ne pas réduire le soin à une technique, cultiver le regard intérieur, renoncer à l’idéal, exister par soi-même, s’être détaché du besoin de soigner, apprendre la langue des yeux, des mains, du corps à corps, etc.
Les personnes soucieuses de la rigueur des concepts et des raisonnements éthiques pourront être surprises de l’argumentation succincte du refus de l’acharnement thérapeutique et de l’euthanasie. Mais l’itinéraire du soignant montre le souci constant d’honorer la dignité inviolable de chaque personne en s’engageant jusqu’à la fin dans une relation respectueuse. Il revendique une « parole subjective » non par mépris des principes éthiques et des impératifs du droit, mais pour souligner l’urgence et l’exigence de la relation avec l’autre. Le soignant qui se lève vers l’homme souffrant avec l’audace de sa singularité n’a pas à se justifier. Il atteste avec discrétion et modestie de sa propre mission. Il témoigne de Dieu sans en parler, parce qu’il sait percevoir les traces du Vivant. En le suivant, il laisse cette parole ouverte et douce comme une main qui soigne : « L’intention d’aider autrui, qui a été pendant longtemps le mobile de ma vie, s’est dissoute peu à peu au profit de plus de gratuité et de réciprocité, et j’ai envie d’ajouter : de plaisir. » Le lecteur éprouvera sans doute ce plaisir et cette gratitude qui laissent deviner, dans « ce qui remonte de l’ombre » et dans les terreurs de la nuit, la surabondance de la vie.
L’ombre : non pas l’obscurité ni la nuit, mais la trace d’un corps visité par la lumière. Comment parler de l’ombre en évitant à la fois la fascination nocturne et la prétention de connaître la lumière ?
Dans un style magnifique, René-Claude Baud, jésuite, aide-soignant, fondateur d’une association de formation d’accompagnateurs en soins palliatifs, témoigne avec justesse de ses traversées personnelles et de chemins d’intériorité dépouillés des artifices de la religiosité. Il révèle les énergies de l’ombre et les élans d’un corps aimant qui, visité par l’espérance, se lève dans la nuit. Sa parole est posée comme une voix qui se risque sans chercher à plaire ni à convaincre.
Elle revendique avec pudeur sa singularité et prétend parler pour beaucoup.
Délaissant l’attrait du récit de vie et le plaisir de raconter, elle décrit des expériences personnelles fondamentales avec l’audace et la conviction tranquilles que d’autres, soignants ou non, pourront en bénéficier. Descendre au plus profond de soi et dire au plus juste, c’est éprouver la résonance avec une multitude. « Ce à quoi je tenais le plus m’a été enlevé, et ce jour-là j’ai commencé à vivre. » René-Claude Baud fait écho à cette expérience de beaucoup de malades en retraçant sa première rencontre avec l’hôpital. Délogé de sa culture, des terrains habituels de sa compétence, des réponses bien connues de sa foi, il éprouve la morsure de bien des deuils et l’air libre d’une naissance. Le langage de la métamorphose et de l’apprentissage traverse tout le livre : partir ; découvrir un autre espace en soi ; apprendre à voir, à sentir, à toucher, à se taire ; éprouver de nouveaux sentiments et émotions ; apprivoiser la solitude ; accueillir sans peur « ce qui remonte de l’ombre » ; consentir à sa vulnérabilité. Il faut beaucoup d’expérience et de détachement de soi pour dire ce qu’est « commencer à vivre » et pour que l’homme délogé se découvre, progressivement, un homme réconcilié. Pour dire ce qui le tient face à la souffrance, René-Claude Baud peut seulement attester de ce qui s’est passé en lui, depuis l’invincible enracinement de son espérance : l’expérience d’être reconnu et aimé sans condition. Cet éveil — si différent d’un élan sentimental — apparaît comme une lumière inaugurale suscitant la gratitude, comme le terreau primordial de son métier d’homme et de soignant. Désormais, il est « entré en gratitude » comme on « entre en religion ».
La parole d’un soignant aussi attentif à ses propres chemins d’intériorité ne prétend pas enseigner les soignants, les bénévoles des services de soins palliatifs, les malades ou les « mal-mourants de l’ombre ». Elle ne dicte pas : elle attire comme une douce veilleuse dans la nuit. Elle convie chacun à poursuivre son propre chemin en connivence avec quelqu’un qui atteste par ses mains, son regard, sa parole, que la vie est bonne. Comme autant d’invitations, elle donne des critères : ne pas réduire le soin à une technique, cultiver le regard intérieur, renoncer à l’idéal, exister par soi-même, s’être détaché du besoin de soigner, apprendre la langue des yeux, des mains, du corps à corps, etc.
Les personnes soucieuses de la rigueur des concepts et des raisonnements éthiques pourront être surprises de l’argumentation succincte du refus de l’acharnement thérapeutique et de l’euthanasie. Mais l’itinéraire du soignant montre le souci constant d’honorer la dignité inviolable de chaque personne en s’engageant jusqu’à la fin dans une relation respectueuse. Il revendique une « parole subjective » non par mépris des principes éthiques et des impératifs du droit, mais pour souligner l’urgence et l’exigence de la relation avec l’autre. Le soignant qui se lève vers l’homme souffrant avec l’audace de sa singularité n’a pas à se justifier. Il atteste avec discrétion et modestie de sa propre mission. Il témoigne de Dieu sans en parler, parce qu’il sait percevoir les traces du Vivant. En le suivant, il laisse cette parole ouverte et douce comme une main qui soigne : « L’intention d’aider autrui, qui a été pendant longtemps le mobile de ma vie, s’est dissoute peu à peu au profit de plus de gratuité et de réciprocité, et j’ai envie d’ajouter : de plaisir. » Le lecteur éprouvera sans doute ce plaisir et cette gratitude qui laissent deviner, dans « ce qui remonte de l’ombre » et dans les terreurs de la nuit, la surabondance de la vie.