1001 vies en soins palliatifs
Ici, chaque homme est un roman.

Bayard, coll. « Christus – Spiritualité et politique », 2012, 239 p., 15 euros.

Peut-on encore chercher les lumières et les richesses de l’or quand les eaux troubles de la vie charrient surtout la souffrance, l’affrontement à la maladie grave et parfois les signes indubitables de leur prochain tarissement ? C’est à ce travail d’orpailleuse passant lentement « au tamis de l’écriture l’or des rencontres » que s’exerce quotidiennement Claire Fourcade, médecin depuis plus de dix ans dans l’équipe mobile de soins palliatifs qu’elle a créée. Pour s’entraîner à voir l’or des vies enténébrées, pour distinguer la singularité lumineuse d’une personne parmi mille autres, il importe d’écrire. Si chaque homme mérite un roman, il suffit pourtant d’en écrire une page, d’évoquer un chant ou encore d’esquisser une séquence du film de sa vie, comme l’attestent avec humour bien des titres donnés : Cent ans de solitude, La tentation de Venise, Banc public, On the road again, Eyes wide shut, Les triplettes de Belleville, etc. Il faut écrire en écho à bien d’autres histoires pour donner à voir et à entendre ; il faut écrire pour. Écrire pour soi afin de décrire ce qui se passe et d’en tirer quelque profit : dans le texte, une partie en italiques vient alors marquer le temps second de la réflexion. Écrire pour ces personnes malades, même disparues, afin de sauver un éclat de leur mémoire. Écrire pour l’équipe de soin, sans laquelle « rien de tout cela ne serait possible », afin de lui rendre, comme en hommage, l’intelligence et le goût d’une action collective. Écrire pour beaucoup d’autres enfin, puisque cette petite centaine de fragments de vies compose un livre remarquable de finesse et d’humour. De séquence en séquence, le lecteur ne découvrira pas seulement un milieu de soin affronté en permanence aux drames de la maladie et de la mort mais aussi, par touches discrètes et délicates, quelques exigences d’une relation ajustée et les traces d’un long apprentissage : la conscience de ses propres deuils (avec ce bel hommage à son père : « J’ai aimé être sa fille »), l’engagement en proximité et l’apprentissage de la juste distance (« C’est leur histoire, pas la mienne »), le labeur de l’écoute, la lucidité devant les échecs, la résistance à la fascination du pouvoir médical (« Je me méfie des miracles [de l’Hypnovel] »), la protection de la vie familiale (cinquante minutes de trajet en silence pour laisser la souffrance et la mort à la porte de la maison), l’affinement de la perception (« Il ne vit pas, il dure »), l’intérêt de la loi invitant à « respecter le temps de la mort », le questionnement incessant (« Pourquoi est-ce si long, que veut-elle nous dire ? »), l’humour à l’école de Desproges (« Je hais les médecins »), les bienfaits et les défis du travail en équipe… Ces portraits apparemment juxtaposés tracent presque autant d’étapes d’une longue méditation admirative sur les liens humains et plus particulièrement sur les liens familiaux. À rebours des clichés sur les désagrégations familiales et sans négliger les drames des solitudes auxquelles elle est aussi confrontée, Claire Fourcade semble fascinée par la ténacité des liens, et en particulier des liens amoureux. L’orpailleuse si attentive aux relations y trouve ses plus belles pépites. De façon beaucoup plus discrète, l’interrogation spirituelle émerge parfois comme l’affleurement d’une foi que la souffrance ne cesse d’affiner. Si « parler de spiritualité […] paraît à peu près aussi tabou que de parler de sexe », si la maladie fait douter du Dieu tout-puissant et révèle le Dieu incarné, un chemin reste ouvert pour rejoindre avec pudeur cet intime : « J’y travaille. » Exercice de connaissance et de reconnaissance, l’écriture conduit la soignante à oser communiquer le bonheur paradoxal d’une privilégiée : « J’ose à peine le dire : je suis heureuse dans mon travail. » En écho, le mot gratitude vient clore le livre, tel un cap invitant à partager d’autres traversées des eaux de la vie. Comme un sourire ou un remerciement, le lecteur éprouvera peut-être l’envie de le lui retourner, et de retourner lire – et peut-être d’écrire à son école – comme l’orpailleuse tourne et retourne ses pépites… pour vivre.