D’abord ceci : le rire est un geste. Autrement dit, il appartient au corps et plus précisément à la capacité du corps de signifier en excédant le langage. Son registre est celui du corps qui en sait plus que nous-mêmes, qui a compris avant nous de quoi il s’agissait et le manifeste, comme les larmes ou le tremblement. Passion de l’âme, dirait Descartes. Il a son ordre propre, qui nous enracine dans le monde avec une originalité que rien ne peut remplacer. Mais de quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que cela signifie, et de nous-mêmes et du monde ? Que sait donc le corps, en quoi et par quoi est-il capable de nous devancer ? Il y a tant de formes différentes du rire, depuis celle qui ne dépasse pas le simple sourire amusé au fou rire à en perdre la respiration, en passant par la pure méchanceté de la moquerie ; il y en a tant que vouloir dégager une essence du rire en général n’aurait pas grand sens. Je voudrais poser la question à propos de ce que nous trouvons tout simplementdrôle.

Rire avec d’autres

On rit toujours avec d’autres. On peut assister à la scène la plus hilarante que l’on puisse imaginer : en elle-même et par elle-même, elle n’est pas comique. Ainsi le prédicateur évoqué par Pascal 1  : il monte en chaire pour traiter d'un sujet très sérieux, mais il a le visage barbouillé de suie, l’assemblée tout entière se met à rire, y compris le magistrat le plus sérieux. De quoi rient-ils ? On peut risquer une interprétation : de la transformation du sens des expressions qu’il affiche. Il croit qu’il fronce les sourcils devant l’immensité de son sujet, mais tout le monde voit bien qu’il s’agit de quelqu’un d’autre que lui, qui s’est substitué à lui, qui sait qu’il a le nez tout noir et qui, en fronçant les sourcils, attire sur lui l’attention. C’est dans le décalage entre les deux personnages que le rire s’engouffre et secoue les paroissiens ; ou plutôt, c’est la perception nette et distincte d’un personnage qui n’existe pas qui a déclenché l’hilarité. Si le daimôn grec est, comme l’écrit Hannah Arendt, ce que chacun montre de lui-même aux autres et qu’il ne connaît pas 2 , sa singularité intime visible sauf à lui-même, alors le public rit d’avoir perçu le daimôn de quelqu’un qui n’existe pas. Pourquoi cette constatation prend-elle la forme du rire, nous ne pouvons pas le dire encore, mais il est certain que chacun dans l’assemblée rit de la certitude où il est d’avoir vu ce que son voisin aussi a vu et qui pourtant n’existe pas, n’est que virtuel. On peut dès lors avancer comme premier résultat que nous rions à propos de quelque chose qui n’existe pas et que pourtant tout le monde voit.

Mais qu’ont-ils donc vu ? J’ai entendu un jour Raymond Devos s’étonner au cours d’une interview que les gens rient à ses spectacles. Surtout, disait-il, que signifie qu’ils rient de la même chose et quelle est donc l’unité de cette chose ? Assurément, disait-il encore, ils rient d’uneimage, non pas directement des mots, mais de l’image que les mots, et le ton sur lequel ils sont dits, permettent d’évoquer. Or, poursuivait-il, il n’y a aucune chance que cette image soit pour tousla même, il est même invraisemblable qu’il y ait deux personnes qui rient de la même image. Ils rient donc tous d’une même chose saisie sur des images différentes. Nous rions de quelque chose de commun entre deux esprits qui est de l’ordre de l’imaginaire, quelque chose de précis, de parfaitement identifiable, encore que personne ne puisse dire ce que c’est. C’est d’ailleurs cette référence au langage qui offre une piste.

De l’image au récit

On le mesure bien si les circonstances exigent qu’on ne rie pas : si vous êtes le seul à avoir remarqué la trace de suie sur le nez du prédicateur et si l’homélie est une oraison funèbre, tout se passe pour le mieux, jusqu’au moment où s’esquisse dans votre tête le récit que vous en ferez à vos proches. Que les premiers mots aient le malheur de vous venir à l’esprit, et vous serez conduit à bénir que le rire puisse ressembler de si près à des sanglots irrépressibles. Il y a donc un lien très serré avec le langage, comme si ce que le corps comprenait plus vite que vous se tenait dans les mots et non pas dans les choses. Mais, puisque le langage n’est pas directement sollicité (mais l’imaginaire, et encore en lui ce qui ne relève pas de l’image), il faut chercher un peu à côté : nous rions de quelque chose qui a lieu dans le langage, mais qui n’est pas encore lui, nous rions d’un geste interne au langage. Quel geste ?

Un schème, un mouvement, celui par lequel ce qui appartient au monde accède au langage. Le rire dévoile l’existence d’un mouvement du corps anticipant la venue au langage à partir de la simple perception, un geste qui fait parvenir ce qui est simplement perçu à la possibilité d’être dit. Bref, nous rions d’une vérité en train d’émerger, d’une vérité à l’état inchoatif, du moins si nous voulons bien reconnaître que ce qui se tient à la racine du langage, à son éclosion, est, comme tel, le vrai. Le rire est un effet secondaire de l’émergence de la vérité. Mais justement, nous rions parce que cela ne sera jamais une vérité accomplie – la précision est là, mais pas les moyens habituels de la manifester. Nous rions d’avoir saisi avec la détermination propre au langage ce qui ne parviendra jamais jusqu’à lui, parce qu’il s’agit d’un simple effet, d’une pure virtualité – un fantôme.

Une certaine ressemblance à la beauté

Reste à savoir pourquoi nous aimons rire, pourquoi cela nous plaît de nous approcher si près de ce que dit le langage sans pouvoir aller jusqu’au bout, pourquoi nous apprécions tant ceux qui sont capables de faire apparaître des fantômes sur lesquels nous pouvons nous mettre d’accord sans conceptualiser. Dites cela devant un philosophe et, sans faute, il lui viendra à l’esprit une autre formule étonnamment proche, l’une des définitions kantiennes de la beauté : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept. » En écrivant cela, Kant pense aux êtres naturels et aux œuvres d’art. Mais si les fleurs et les oiseaux sont beaux, ils ne font pas rire (sauf quelques-uns, très particuliers, comme l’autruche ou le dodo) ; et toutes les œuvres d’art ne sont pas comiques, même s’il est très significatif que ce caractère ne vient pas détruire leur caractère d’œuvre d’art. Réciproquement, il est bien sûr tout à fait possible d’être drôle sans être beau. Cependant le rapprochement n’est pas vain, parce qu’il permet d’orienter la question puisque la formule « fait rire ce qui plaît universellement sans concept » est valide, sans réduction possible de la beauté au comique ni du drôle au beau. Quelle différence ? Elle concerne le rapport au corps. Dans le cas de la beauté, le corps, dans sa capacité de percevoir, est amené au silence contemplatif, au recueillement parce que, pourtant tout à fait comme dans le cas de ce qui fait rire, quelque chose qui a à voir avec l’intelligibilité du monde se montre. Dans le cas du rire, le corps, dans sa capacité de percevoir, est amené non pas à la contemplation mais à l’exclamation, non pas au recueillement mais à l’extériorisation. Et ces deux orientations diamétralement opposées sont, toutes les deux, jouissives, ce qu’il y a de commun étant d’être mis au contact de l’intelligibilité du monde non pas hors du langage mais comme en deçà, un en deçà qui vaut comme un au-delà : à sa racine. Cela justifie amplement la jouissance. La beauté, comme le rire, ont partie liée à la vérité perçue sans concept.

Le dévoilement d’une vérité

Mais alors quelle différence sépare les deux émergences de la vérité au point que le corps s’y comporte de manières si dissemblables ? L’une dévoile, montre, manifeste la profondeur du monde, l’incroyable et lumineuse patience qui veille en tout ce qui se montre ; l’autre, au contraire, rit de la superficialité, de l’évanescence des fantômes que les effets du monde profond suscitent à sa surface. La beauté insiste sur l’être, et le rire sur le néant ? On aurait envie, tout en sentant qu’il s’agit là d’une facilité, de dire que le rire mène ce tapage pour faire fuir les fantômes, pour refuser le néant. Il dénoncerait les formes inoffensives de toute espèce de néant, depuis le faux-semblant jusqu’aux puissances du mal dont on aimerait pouvoir se rire. Il mettrait d’accord sur son ineffectivité, chassé par les éclats de nos rires. Il y a quelque chose de vrai dans cette affirmation, comme l’atteste un rêve célèbre de L’interprétation des rêves dans lequel le dormeur est pris d’un fou rire irrépressible à l’approche d’un inconnu dont l’analyse révélera l’identité : la mort en personne 3 . Cependant il serait très aventureux de vouloir ramener toute forme de rire devant une drôlerie à un affrontement à la mort… Inutile de tenter une typologie de toutes les situations ou de tous les traits d’esprit que nous trouvons drôles, à chaque fois nous ferions le même constat de la désignation précise d’un objet impossible à dire – avec, en plus, l’évidence d’une présence fantôme. Elle n’est pas fatalement, si l’on ose dire, celle de la mort et du néant. Il faut et il suffit qu’elle produise le dévoilement inattendu d’un lien à la fois inaperçu et pourtant familier. Ainsi rions-nous de l’imitation parfaite d’un personnage connu, non seulement parce que l’imitateur tombe d’accord avec nous, avec précision mais sans concept, en ayant su montrer par quelles mimiques et quelles intonations nous le reconnaissons, mais aussi parce que nous découvrons avec étonnement que c’est bien à cela que nous le reconnaissons – ce que nous savions sans nous l’être jamais dit. Ou encore si nous rions de la formule de Desproges : « Chassez le naturiste, il revient au bungalow », ce n’est pas seulement parce que la formule que tout notre corps anticipe (car c’est bien lui qui s’attend à ce qui vient) à partir des premières syllabes « Chassez le natur… » se dérobe et, du coup, tombe dans le vide ; un vide qui pourtant fait encore sens en gardant les mêmes assonances et dévoile que nous savions, sans nous l’être jamais dit, que là où il y a des naturistes, là aussi il y a le plus souvent des bungalows et que le verbe « revenir » peut avoir le sens d’un mouvement qui revient sur lui-même mais aussi et au contraire le sens d’un mouvement qui se déplie jusqu’au bungalow.

Admettons. Admettons qu’il en aille ainsi, peut-être pas chaque fois que quelque chose nous paraît comique et nous fait rire, mais au moins dans un grand nombre de cas. Nous restons cependant avec deux questions. Pourquoirions-nous, pourquoi nous agitons-nous au lieu de nous recueillir, pourquoi faisons-nous tant de bruit ? Et puis en quoi cela offre-t-il quelque importance car, enfin, faire tant de bruit pour le dévoilement inattendu de ce que nous savions déjà sur des choses aussi superficielles que le rapport entre les naturistes et leurs bungalows a de quoi intriguer. Répondre à l’une des questions sera répondre à l’autre.

Ce que le corps sait

Nous sommes bien, comme nous le pressentions, conduits à nous interroger sur le savoir du corps comme tel. Nous sommes ici en ce lieu étrange où le cri exprime la douleur, les larmes la tristesse, l’étranglement de la voix l’intimidation. Il est possible d’essayer une explication physiologique, à partir de la circulation sanguine et du souffle (après tout, nous ne serions pas en si mauvaise compagnie, Descartes l’a bien tenté dansLes passions de l’âme), elle demeurerait étrangère à son propre objet. On peut risquer une explication disons biologique : le cri voulant faire fuir l’agresseur en l’effrayant, le rire serait, lui aussi, une tentative de mise à distance ; quant aux larmes, je ne vois pas très bien mais je prends tous les paris qu’en cherchant bien, nous trouverions aussi, comme pour chaque réaction du corps aux émotions : la transpiration, le rougissement, que sais-je ? Mais là encore, il y a quelque chose qui échappe. Mieux vaut reconnaître un ordre propre, exactement, et pour cause, comme il y a un ordre propre de l’affectivité qui permet à Michel Henry 4 d’écrire que « ce que révèle la haine, c’est la haine elle-même, et rien d’autre, ce que révèle l’amour, c’est l’amour, et pareillement l’ennui révèle l’ennui, le désespoir révèle le désespoir, la crainte, la crainte et l’angoisse révèle, découvre, exhibe, fait voir l’angoisse, et rien d’autre ». Cette autorévélation du sentiment, ouvrant à chaque fois ce qu’il est et rien d’autre, n’est pas seulement un exemple. Les manifestations du corps sont la visibilité, l’extériorité de l’affectivité – à peu près comme lorsque Arthur Schopenhauer écrit 5 qu’il est possible de voir l’extériorité de la faim : elle a une bouche, des dents, un estomac, un tube digestif. Il faut dire que le cri n’exprime pas la douleur mais est la douleur, les larmes n’expriment pas la tristesse mais sont la tristesse, et tout aussi bien le rire révèle le rire et rien d’autre, une certaine forme d’affectivité joyeuse, joyeuse qu’il existe des choses drôles dans le monde. Le rire s’agite et fait du bruit, peut aller chercher jusqu’au tréfonds du corps, parfois jusqu’à le tordre, à s’en décrocher la mâchoire et en perdre la respiration, l’exclamation de délivrance qui s’empare de lui quand il constate sur un événement précis que le comique fait, lui aussi, partie intégrante de ce qui d’un seul et même élan se manifeste, se révèle comme vérité.

Le point est ici de bien percevoir, et ce n’est pas si facile, que la manifestation, aussi diversifiée soit-elle à travers les sentiments, est une ; que chaque sentiment enveloppe en lui finalement le même contenu que tous les autres sentiments, se soutenant lui-même, se présentant lui-même sans résidu ni surplus et sans qu’il soit possible d’aller plus loin que lui. Ainsi le malheur ne sait-il rien de plus, mais rien de moins, que le bonheur ; la souffrance, rien de plus, mais rien de moins que le plaisir. Cela, le rire le sait et le porte, j’allais dire le réduit, mais cette réduction n’a rien de réducteur, au contraire. Le rire sait que veille, au fin fond de ce qui est, la possibilité de se faire apparaître, certes sans concept, mais aussi en faisant voler en éclats toutes les frontières et toutes les cloisons, tous les enfermements, parce qu’il est possible de viser ce qui n’existe pas avec les moyens les plus familiers que nous utilisons pour appréhender ce qui est. Nous rions, finalement, parce que la puissance de se manifester ne s’épuise pas en ce qui est ; nous rions parce que le possible a plus de puissance que l’effectif. Ou, pour parler comme Kierkegaard – qui, certes, s’y connaissait en rire – le réel en s’effectuant n’épuise pas le possible, mais l’augmente à la fin des fins, parce que tout est possible devant Dieu.

Une éthique du rire

Ainsi donc est-il possible d’affirmer qu’il existe une éthique du rire. Elle ne consiste pas à rire de tout, attitude qui peut être tout simplement atroce et plus souvent encore d’une bêtise harassante lorsque, à chaque fois que vous voulez faire un pas vers quoi que ce soit de sérieux, vous rencontrez la possibilité d’en rire qui est en même temps la destruction de l’horizon de pensée dans lequel il est seulement possible d’articuler ce que vous vouliez dire. Une telle attitude manifeste l’incapacité de saisir la profondeur des enjeux, l’incapacité de savoir quel infini sérieux vient habiter nos existences, à quel point ce que nous vivons est bien plus grand, bien plus important, bien plus heureux que nous ne pouvons l’imaginer. Ce qui s’invite ainsi dans la moindre parcelle de nos existences passe généralement inaperçu – c’est même, si l’on en croit des pages stupéfiantes du Temps retrouvé 6 , la fonction majeure de l’art que de nous le révéler. Il y a une fonction semblable du rire. Lui aussi peut s’inscrire dans le discernement de cette profondeur, de cet infini.

Sans doute, mais pas seulement, la forme la plus fréquente que prend une éthique du rire est-elle celle de l’humour. Il est significatif que, dans notre culture, l’humour juif et l’humour anglo-saxon tiennent le premier rang. Le premier parce que l’histoire lui a suffisamment enseigné à quel point il fallait constamment rétablir la possibilité de son espace, même là, surtout là où il lui était refusé ; le second, moins dramatiquement, parce que l’interdiction par la bienséance de faire des gestes en parlant contraint à desserrer l’étau du réel par la seule parole faisant surgir un possible fictif.

L’humour en effet consiste à transformer toute situation terne, morte voire mortifère en écho de la subversion infinie qui peut s’emparer d’elle. Rapporté aux analyses que j’ai essayé de mener, l’humour est en effet l’attitude d’esprit qui, constamment, s’apprête à rire, se tient juste avant le rire. C’est dire qu’il se maintient là où le possible est constamment sur le point de surmonter le réel pour y faire émerger une évidente présence de ce qui n’est pas. En d’autres termes, l’humour sait que le possible est la forme que prend la perception du réel quand il manifeste son irréductibilité à ce qui simplement est. L’humour est donc toujours sur le point de rire, parce qu’il sait que le possible est plus réel que le réel, qu’il est ce qui en lui s’apprête à nous libérer, à faire sauter tout enfermement. Mais comme on ne rit pas tout seul, il est aussi une invitation à percevoir en chacun l’infini des possibles pour lui.

 

1 Bl. Pascal,Pensées, 78, Sellier.

2 H. Arendt,Vies politiques, Gallimard, 1986, p. 85.

3 Sigmund Freud, L’interprétation des rêves, PUF, 1973, p. 403.

L’essence de la manifestation, T. II, PUF, 1963, p. 693.

Le monde comme volonté et comme représentation, PUF, 1966, p. 151.

6 Marcel Proust,À la recherche du temps perdu, III, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 895.