Préface d'Emmanuel Falque, Ad Solem, « Philosophie », 2019, 536 p., 26 €.
Voici un livre étrange et séduisant. Chacun des vingt mystères joyeux, lumineux, douloureux et glorieux du rosaire est l'objet d'une méditation originale puisqu'elle est de nature résolument philosophique. En effet, les mystères renvoient à des moments (par exemple, l'Annonciation au commencement, le Baptême à l'engendrement, l'Agonie au désemparement, la Résurrection à la surprise) qui ont une consistance phénoménologique propre. Il ne s'agit pas d'exégèse. Par exemple, les noces de Cana sont méditées non pas selon leur signification dans l'évangile, où elles annoncent et inaugurent, semble-t-il, le passage d'un judaïsme qui a épuisé son vin à une toute nouvelle fête transformant l'eau des rites anciens en vin à la saveur jusqu'alors inconnue, mais, rosaire oblige, une interrogation sur la relation réciproque de Jésus et de sa mère. Le parti pris est fort clair : ces moments phénoménologiques suggérés par la lecture des textes, que deviennent-ils quand on les décrit avec précision en leur lieu théologique ?

Les quelque 540 pages de ce livre sont la méditation personnelle, l'appropriation aussi profonde que possible de ce que l'itinéraire du rosaire suggère à une lectrice philosophe, infiniment attentive. Méditation donc, c'est dire que l'avancée ne se fait pas en fonction du déploiement d'une problématique, mais selon un cheminement qui est celui du rosaire ; c'est dire aussi que le tempo n'est pas celui, serré, d'une démonstration, mais celui ample et lent d'une exploration de tous les échos qu'éveillent une image ou une proposition. Il en résulte que ce qui est éclairé est tantôt le moment phénoménologique par le texte évangélique, tantôt la péricope par la description. Il y a de très belles réussites. Ainsi, l'unique question posée par Marie à l'ange de l'Annonciation est-elle celle de la phénoménologie elle-même : « pôs ? » « Comment ? Comment cela se fera-t-il ? » Ou encore une très fine analyse du statut de l'expérience liturgique, « inévidence affective et sensible mêlée pourtant à la certitude d'une présence d'altérité » ; le désespoir compris comme l'incapacité ou le refus de s'approprier ce qui nous arrive ; la mort comme oubli et consentement à l'oubli ; « Dieu a choisi le plus impossible pour lui » : la croix.

S'agit-il cependant de phénoménologie ? L'un des présupposés épistémologiques jamais explicité mais évident est que le lecteur est croyant. Dès lors, le très beau texte de Marie-Aimée Manchon sera inaccessible à tout lecteur extérieur à la religion. Certes, l'horizon d'intelligibilité est bien la description telle qu'on peut la trouver dans bien des textes phénoménologiques ; certes, les références à un petit groupe de phénoménologues principalement français et prioritairement contemporains sont constantes (et jusqu'à six auteurs cités dans la même page), mais toujours par allusion, jamais en reprenant une démonstration. La phénoménologie est une méthode, et ce n'est pas une méthode de méditation spirituelle. Elle peut tout à fait être mobilisée théologiquement, cela a été fait, il s'agit alors non d'une méditation mais de prendre au sérieux que le contenu de la réalité théologique n'est jamais divorcé de son mode d'apparaître empirique.