L'affectivité fait incontestablement partie de l'expérience spirituelle et d'abord parce qu'elle est une expérience. On n'imagine pas une expérience qui se déroulerait indépendamment des affects. Tout événement de notre vie qui mérite d'être promu au rang d'expérience doit nous avoir transformés. Il demande que nous l'ayons accueilli selon sa force, c'est-à-dire sa puissance de bouleversement ; or, en ce domaine, notre corps – en sa capacité d'éprouver – comprend plus vite que nous : ainsi les larmes, le rire ou le tremblement. Si le corps ne comprend pas ce qui se passe à travers ses émotions, cela signifie que nous refusons, pour une raison ou une autre, d'accueillir le sens même de ce que nous vivons, par exemple dans le déni ou le traumatisme. Ou encore pour se protéger : je me souviens très bien de ma perplexité effrayée d'enfant qui n'éprouvait rien à la mort de ses grands-parents que, pourtant, il aimait.

Cependant tout événement bouleversant n'est pas encore pour autant une expérience. Hans-Georg Gadamer rappelle que si « paradoxal que cela paraisse, le concept d'expérience est […] un des concepts les moins élucidés que nous possédions1 ». Pour qu'il y ait expérience, il faut qu'elle soit ouverture à l'expérience, « l'expérience trouve son achèvement propre non dans un savoir définitif, mais dans l'ouverture à l'expérience suscitée par l'expérience elle-même2 ». En d'autres termes, l'expérience ne coïncide jamais avec elle-même, elle est ce qui nous rend capable de faire encore une autre expérience, inédite : elle nous fait pousser les organes des sens nécessaires à l'appréhension de ce que nous n'avions encore jamais perçu. On ne séjourne pas en une expérience : elle donne accès à