Accueillir et reconnaître la tension qui nous habite entre ces diverses pulsions, voilà le premier enjeu que propose ce numéro de Christus. La succession des articles vise à aider à les repérer pour soi, ou pour un proche, là où l'on se trouve, et à voir quels moyens peuvent être mis en œuvre pour avancer vers une vie plus pleine. Ce numéro propose comme fondement de cette quête l'aspiration à vivre qui nous habite tous, même si elle est parfois étouffée (première partie). Il est tout aussi nécessaire de considérer l'humain dans sa complexité, entre le somatique, le psychologique et le spirituel. Le chemin de vie passe alors par le dessillement du regard (deuxième partie). Puis, une large part doit être faite au combat intérieur (troisième partie), d'où peut émerger la dynamique qui permet d'accéder à la promesse de vie (quatrième partie).
Pour nommer nos aspirations, pourquoi ne pas considérer d'abord la bienveillance dont nous faisons preuve, quoique de façon non constante. Elle agit comme un révélateur des intentions qui se cachent derrière nos manières de penser, de parler et d'agir. Pour effectuer cette prise de recul sur nos intentions, encore faut-il goûter le repos. S'agirait-il de se retirer dans son jardin pour y trouver refuge ? Non, le souci de l'autre et du monde nous inquiète justement et nous relance sans cesse. Faut-il alors emprunter les sentiers du développement personnel ? Bien des attentes exprimées par l'engouement pour ce dernier sont légitimes, et ses fruits significatifs. Mais, dans cette quête, peut pointer une attente plus grande encore, attente que cette voie ne peut combler… S'ouvre alors un autre labeur : il s'agit de percevoir en soi les racines d'humanité telles qu'elles se dévoilent en plénitude dans la personne de Jésus et ainsi accéder à soi-même dans une pleine possession de son humanité, nous tourner vers Dieu, agir sous son regard, parler avec lui. S'ensuivent un bouleversement du regard sur soi-même et sur les autres ainsi qu'un dépassement de la seule volonté de « se réaliser ».
Ainsi se fait jour le désir de passer d'une aspiration à vivre en plénitude, à la possibilité d'advenir à soi, malgré les entraves. Aussi, cherchons-nous des appuis pour nous guider. Dans ces quêtes, les Pères du désert (IIIe et IVe siècles) demeurent une référence. Mais, depuis la fin du XIXe siècle, de nouvelles approches se sont développées sur des fondements anthropologiques élargis et des considérations plus étendues de l'existence.
L'approche des Pères a une visée pratique. Leur enseignement se présente comme une aide concrète pour celui qui désire se convertir pleinement. Ce chrétien va au désert loin de la société et des tentations visibles, recentrant la lutte autour du seul combat contre les « pensées ». Il s'agit de tenir patiemment la garde au seuil de sa conscience pour rejeter la mauvaise pensée et accueillir la bonne, de s'en remettre à son père spirituel. Au bout de cette ascèse viendront, en soi, et l'Esprit et la pleine liberté du sujet humain.
Bien différent est le contexte actuel où nos existences sont prises dans un tourbillon de relations. Pour nous, l'enjeu de vie apparaît, dès lors, bien plus comme le maintien d'un équilibre intérieur face aux multiples sollicitations que comme le seul contrôle des entrées à « la porte » de notre esprit. Les émotions y jouent un rôle clef car elles président à l'ouverture et à la fermeture de notre être. C'est dans ce contexte psychologique que peuvent être considérées les diverses formes de spiritualité qui facilitent la continuité entre soi et l'autre, dans le cadre qui est propre à chacune. Elles aident ainsi à l'expression de la vie spirituelle en soi et avec les autres. Mais les émotions, quant à elles, demeurent ce qui nous fait aimer et croire en la valeur de nos choix et de ce que nous ressentons. Les émotions sont les marques du vivant en nous, notre inscription dans un corps pour le meilleur – le partage – ou le pire – la destruction.
La maturation de l'affectivité est essentielle pour notre foi chrétienne. La maturité s'obtient par l'articulation du narcissisme (amour de soi, cohésion interne, certitude foncière d'être aimable) et de la prise au sérieux de l'altérité (sexe, temps, espace, prochain, Dieu). Ce processus est à reprendre par chaque croyant tout au long de son existence en s'appuyant sur la relation directe à Dieu mais aussi sur les diverses médiations de la foi, à partir de son affectivité et de sa structure psychique.
Où le combat intérieur se manifeste-t-il ? Nous pouvons tirer le fil de ce qui nous blesse en notre situation. Cela peut être la pauvreté de l'autre ou de soi, la fatigue qu'induit le fait d'exister, l'acédie… Ainsi le choc de la pauvreté des autres nous conduit à notre propre pauvreté intérieure. De même, le manque de vrai repos et l'acédie se dissimulent derrière les faux-semblants de notre activisme. À chaque fois, dans cette perte acceptée et accueillie, se présente la possibilité d'une solidarité nouvelle avec les autres, dans une vie renouvelée. Mais cette ouverture intérieure peut être bloquée par le découragement : l'objectif apparaît hors d'atteinte, alors à quoi bon aller plus loin… Parfois, nous entendons un appel à redevenir acteur de notre vie malgré tout, au-delà de la position de victime ou de la culpabilité. Nous trouvons alors le courage de nous porter à l'opposé de notre tendance à baisser les bras, et d'avancer sur notre chemin.
Nous pouvons aussi nous rendre attentifs à nos affects. Parmi les quatre émotions de base, ce numéro abordera la peur et la haine (dérivée de la colère quand celle-ci n'a pu s'exprimer). Ces émotions se révèlent être des passages pour nous qui advenons à nous-mêmes par la relation avec les autres humains et avec Dieu lui-même. Ces moments de distance par rapport à l'autre que produisent les émotions dites « négatives » telles que la colère, donnent pourtant d'accéder à une plus grande autonomie par laquelle un nouvel équilibre relationnel global s'établit. La parole évangélique appose sa bénédiction sur ces passages existentiels. Cela nous conduit, par exemple, à sauver la peur et à considérer la haine comme paradoxalement nécessaire.
Ce chemin humain peut également être lu comme chemin spirituel dans le passage de la désolation à la consolation. Les soucis deviennent désolation si nous nous laissons accaparer par eux, quand nous nous éprouvons comme « séparés de notre Créateur et Seigneur » (Exercices spirituels, 317). Ce moment peut devenir un temps favorable pour naître à la liberté par un acte de foi, en s'en remettant à Dieu seul. Un passage s'ouvre alors pour l'Esprit créateur. Une rencontre s'opère et une disponibilité « dialoguante » en découle. La personne se soumet au réel, tout en y exprimant son identité profonde.
C'est l'entrée dans la promesse de la vie. Cette promesse prend la forme d'un retour à l'enfance compris non comme l'état infantile mais comme la capacité à exister simplement devant Dieu et devant les autres. Une nouvelle naissance nous pousse vers des rives inconnues, porté par la confiance, la douceur et l'abandon. Alors le moment présent s'impose, tout y est reçu, souvent dans un éclat de rire communicatif. Je n'espère plus rien, mais j'espère en Lui. De nouveaux possibles s'ouvrent sans cesse. Je n'attends plus, je me sais attendu, tissant avec les autres la fraternité universelle, simple témoin de l'espérance.
Pour se maintenir dans cette promesse, il s'agit de cultiver la vigilance discernante. Délivrés de la volonté de procéder à notre progrès spirituel par nous-même, nous recevons de l'Esprit d'être guidé. Jérôme Nadal décrivait ainsi la docilité d'Ignace : « Il suivait l'Esprit, il ne le précédait pas. Et, de cette manière, il était conduit avec douceur, il ne savait où […]. Peu à peu, le chemin s'ouvrait devant lui et il le suivait, sagement ignorant, son cœur livré avec simplicité au Christ. »