Avons-nous à ce point perdu nos racines charnelles et terrestres qu’il nous soit vital aujourd’hui de redécouvrir la profondeur animale de la chair, de l’accueillir, de nous réconcilier avec elle ? Comme si le temps était venu d’animaliser l’homme, après une longue période dominée par l’humanisation de l’animal. C’est au moins une manière d’élargir la compréhension que l’homme a de lui-même, étonné devant sa familiarité avec les animaux et plus encore par l’étrangeté si intime de son corps et de ses réactions (Françoise Le Corre).

Impossible, par conséquent, de nous confronter à notre animalité sans reconnaître les changements qui marquent notre perception des animaux et la manière d’évoquer notre proximité avec eux. Si une vision instrumentalisée de cette relation a longtemps prévalu au bénéfice de l’unique dignité de l’homme, la perception moderne, à l’inverse, valorise l’animal, positive son instinct, sa non-rationalité, et le respecte jusqu’à lui concéder des droits (Annie Wellens). Du coup, la part animale présente en chacun de nous suit une évolution semblable. Charnelle et dépourvue de raison, combattue, étouffée par la bestialité, voilà que, depuis un siècle environ, elle est assumée à travers la prise en compte de l’inconscient (Freud), mais aussi à travers l’étude toujours plus élaborée des animaux, en particulier des grands singes (Éric Charmetant). De même, au plan spirituel, le rapport à l’animal n’était-il pas devenu le point aveugle d’une spiritualité qui se faisait toujours plus anthropocentrique à partir du XIIe siècle ? Même l’exception apparente et enjolivée de saint François d’Assise semble bien correspondre à une vision chrétienne très ordonnée et hiérarchisée du monde (Laure Solignac).

Se réconcilier avec notre part animale nous conduit donc à interroger l’Écriture et à nous mettre à l’écoute de la Parole de Dieu. Dans la foi en Jésus-Christ, aucun animal ni aucune chair ne sont impurs pour Dieu, comme nous dit le Nouveau Testament dans la rencontre de Pierre et de Corneille (Ac 10–11). Et si l’Ancienne Alliance avait énoncé des règles de pureté, elle n’en présentait pas moins la relation aux animaux comme un compagnonnage heureux, une bénédiction, avec l’image si forte de l’enfant jouant avec la vipère comme signe de l’accomplissement du salut chez Isaïe (Brigitte Picq). Plonger dans l’eau, manger la chair, boire le sang, enduire d’huile, marquer du signe de la foi, les sacrements sont ces « passages » qui intègrent et assument notre animalité, en nous faisant entrer dans la suite de Jésus-Christ, l’Agneau de Dieu, avec toute notre chair, pour incarner toujours plus sa douceur et nous en pénétrer (fray Luis de León).

Fraîchement converti, Ignace de Loyola à Manrèse se laisse pousser ongles et cheveux, « parce qu’il en avait aussi été très soucieux » (Récit 19), et attendait de Dieu seul toute sa manière nouvelle de vivre dans la foi (Claude Tuduri). Mais la sexualité est sans doute le lieu par excellence où l’Esprit d’amour peut donner des mots et des gestes qui concourent à réaliser une relation – au risque d’en faire l’expression de notre appétit le plus animal, voire d’en donner une image bestiale ou grossière (Xavier Lacroix).

L’animal joue souvent un rôle bienfaisant et consolateur dans la vie des hommes, spécialement auprès des enfants, des adolescents, des personnes seules ou blessées. L’animal ne ment pas et nous renvoie l’image de ce que nous sommes, de nos humeurs. Confident fidèle, il peut être parfois aussi l’objet de transferts excessifs (Hubert Brandicourt). Notre part animale joue un rôle dans l’accompagnement spirituel. Un travail de mort à soi-même n’est-il pas nécessaire pour laisser cette part animale faire son chemin ? Car, à la manière d’Ignace, nous sommes habités aussi bien par des animaux liés à la peur que par d’autres liés à la douceur et à la paix (Jacques Haers).