« Folie brève1 » mais intense, la colère se manifeste avec éclat et trouve à s'incarner au théâtre dans des personnages fameux, l'Hercule furieux, le roi Lear ou le Capitaine de Strindberg2. Spectaculaire au sens propre, la colère tend à se mettre en scène et le cinéma aussi fait de la scène de colère un motif récurrent. De manière plus complexe, la colère indignée y anime des personnages en quête de réhabilitation, luttant contre l'hypocrisie, l'injustice ou la corruption. Du combat obstiné de la famille Joad dans Les raisins de la colère à celui de Kolia dans Léviathan3, nombre de films mettent en scène des personnages dignes ou révoltés, parfois jusqu'au désir de vengeance, l'orgueil ou la folie4. Une séparation, qui consacre en 2011 la reconnaissance internationale du réalisateur iranien Asghar Farhadi, offre une singulière variation sur ce motif. Chronique de la séparation de Nader et Simin, le film ne se cantonne pas au huis clos conjugal annoncé par le titre. Mais, dans une narration dense et complexe qui emprunte au film à énigmes et ménage un véritable suspense, il fait des scènes de colère un motif d'engrenage dans la machine judiciaire qui va mettre ce couple de la classe moyenne aisée aux prises avec un autre couple, plus traditionnel et moins favorisé, le procès qui les oppose venant alors se superposer à celui du divorce5. Jouant avec les codes du film de tribunal, cette séparation interroge les structures familiales, socio-économiques et religieuses de la société iranienne, comme de la nôtre. Le film travaille cinématographiquement les différents registres de la colère, de l'indignation à la fureur. Si la colère y est davantage montrée au masculin, elle permet paradoxalement aux personnages féminins de s'émanciper. Plus encore, les scènes de colère constituent un moteur dans l'économie d'un récit qui multiplie ellipses et rebondissements.

Une colère dominée ?

« Ce ne sont pas des motifs recevables de divorce. » À l'écran, dans cette séquence initiale, un homme et une femme font face à un interlocuteur hors-champ, le juge, le spectateur aussi bien. Pourquoi demandent-ils le divorce ? Elle explique qu'ils avaient ensemble décidé de quitter l'Iran et réussi à obtenir des visas, mais qu'il ne veut plus partir. Le ton monte et les deux personnages s'échauffent. Le jeu des corps et des mains, qui accompagnent les répliques brèves qui s'enchaînent tandis qu'ils se coupent la parole ou prennent à partie leur interlocuteur, révèle une colère sourde mais maîtrisée. La colère est contenue parce qu'ils se trouvent devant un tiers, dans un espace institutionnel et que les mots, même vifs, parviennent à exprimer leur désaccord. Quelle raison le mari peut-il donner à ce revirement ? Une au moins. Il ne veut pas abandonner son père qui est atteint de la maladie d'Alzheimer. Pour elle, c'est un prétexte car ce père ne reconnaît déjà plus son fils. Le ressentiment naît de l'impossibilité pour chacun des conjoints de faire entendre des raisons qui apparaissent légitimes mais inconciliables : le désir d'émancipation à l'étranger de Simin, la loyauté filiale de Nader. Ce dernier ne donnera d'ailleurs pas d'autre raison que le sentiment du devoir, impératif contraignant qui refuse tout compromis. Si la colère semble dominée, le conflit reste ouvert. Ce qui les sépare vraiment ne sera pas nommé et il n'y aura pas d'autre scène d'explication conjugale, mais la crise semble d'autant plus profonde qu'elle fait apparaître un autre enjeu, celui de la garde de leur fille de onze ans, Termeh, que chacun instrumentalise plus ou moins consciemment.

L'irruption de la colère

Simin a quitté la maison. Après son départ, Nader a engagé une jeune femme, Razieh, pour qu'elle s'occupe de son père malade. Le personnage est nettement caractérisé dans le dialogue (elle vient de loin en transport en commun, accompagnée de sa petite fille Sommayeh qui ne semble pas scolarisée), à l'image (elle est vêtue d'un tchador noir) comme dans le récit. Cette femme très croyante accepte de travailler à l'insu de son mari chez un homme, seul à présent. Elle doit changer le vieil homme, ce qui, même s'il est âgé, entraîne chez elle un cas de conscience qu'elle tente de régler en appelant par téléphone une autorité religieuse. De retour à son domicile un soir, Nader découvre, en l'absence de Razieh, son père sans connaissance, les mains attachées au pied du lit. Lorsque cette dernière rentre à l'appartement, Nader furieux la tutoie à présent et l'accuse même d'avoir volé de l'argent. À son tour d'être indignée, elle « vide son sac » au propre et au figuré, puisque, dans une mise en scène suggestive, elle ouvre rageusement son sac devant lui en protestant de son innocence. La mise en scène les réunit dans le cadre mais c'est pour, après les insultes verbales, faire éprouver la menace physique de la colère. Chassée par Nader, Razieh revient dans l'appartement pour être payée. Il la repousse plus violemment et la porte claque. Ce qui se passe ensuite reste hors-champ, Razieh fait dans l'escalier une chute dont le spectateur ne verra rien, mais cette ellipse sera à l'origine d'un nouveau rebondissement. Dans cette scène très dramatisée, un nouveau couple rejoue l'incompréhension entre homme et femme, ici entre l'employeur et l'employée. La colère qui n'avait pas éclaté entre mari et femme dans la séquence initiale explose cette fois, déplacée, et trouve à s'exprimer sur cet autre terrain. Sans être légitimé, l'emportement de Nader est montré comme impulsif et justifié par l'adoption de son point de vue. C'est par son regard subjectif que le spectateur découvre le grand-père prostré et l'absence d'explication de Razieh l'invite à conclure à la maltraitance. Mais, par sa violence même, cet accès de colère entraîne une nouvelle péripétie qui relance l'intrigue dans l'engrenage judiciaire d'un autre procès.

La colère ou l'arme des faibles

Razieh a été hospitalisée, pour une fausse couche apprend-on. À l'hôpital, Hodjat, son mari, échange des salutations embarrassées avec le couple de Nader et Simin, dont il ne s'explique pas d'abord la présence, avant de comprendre que sa femme a travaillé chez eux et qu'ils pourraient n'être pas étrangers à ce qui s'est passé. Les deux hommes s'éloignent et leur altercation se poursuit hors-champ. Ils en viennent aux mains. Filmée en plan large, la scène est dominée par une impression de confusion qui donne à voir le risque de débordement. La bande-son fait entendre des éclats de voix, quelqu'un s'écrie : « On est dans un hôpital. » Mais ce rappel implicite de la nécessaire maîtrise de soi dans un espace public reste sans effet. La caméra vient chercher Hodjat que l'on emmène. Au centre de l'image, comme enfermé derrière une vitre, il est filmé tel un animal en cage, tandis qu'il menace Nader et frappe violemment la vitre du plat de la main. La séquence suivante se déroule cette fois au tribunal pour la déposition de la plainte. Tandis que le juge revient sur les circonstances de l'accident, les visages des personnages alternent dans un montage très découpé qui souligne la tension de la scène. Nader reconnaît s'être mis en colère mais assure n'avoir pas su que Razieh était enceinte. Lorsqu'il refuse de mêler à l'affaire la professeure du collège de sa fille, Hodjat, jusque-là abattu, s'indigne : « Seuls vos gosses comptent ? Les nôtres sont des bêtes ? » En gros plan, ses yeux brillants et ses sourcils froncés rappellent la physionomie du colérique gravée par Charles Lebrun6. Sa femme s'interpose alors : « Excusez-le, il est colérique ! » La colère d'Hodjat est ainsi rapportée à un tempérament, dans une représentation qui n'est pas sans rappeler celle de la médecine antique7. Elle est dans le film associée à un état pathologique, car Razieh expliquera plus tard au juge que, depuis qu'il est au chômage, son mari est soigné pour dépression. Lors d'une seconde confrontation, après que la professeure a témoigné en faveur de Nader, Hodjat s'emporte à nouveau. Face au juge qui menace de le faire arrêter pour trouble à l'ordre public, il se laisse aller à la colère parce qu'il n'a plus rien à perdre et qu'il n'a plus confiance dans l'institution. Après avoir travaillé dix ans dans une cordonnerie, il a été « viré comme un chien » et son recours en justice s'est révélé inutile. Un sentiment d'injustice sociale se conjugue avec celui de son impuissance personnelle à se faire entendre : « Mon problème, c'est que je ne sais pas parler comme lui. Je sors de mes gonds, je perds mes moyens. » Avant de quitter la pièce, il se tape la tête contre la porte, dans un geste compulsif. La colère est cette « arme des faibles8 » auxquels manque la maîtrise du verbe, dont la violence verbale ou physique veut pallier l'absence de mots pour la dire. Mais, incontrôlée, elle risque alors de submerger, voire d'enfermer dans la répétition. Au collège où il est venu harceler la professeure, il emploie la même rhétorique qu'au tribunal : « Vous nous prenez pour des bêtes, des brutes qui battent leur femme ? Je vous jure qu'on est des êtres humains comme vous. » Sommé de sortir, il passe, là encore, derrière une vitre contre laquelle il cogne à plusieurs reprises. Dans ces trois séquences qui se font écho, la colère entre dans une économie du ressentiment. Elle est cette émotion thymotique9 qui surgit lorsque l'affront offense l'amour-propre. C'est la fureur, divine dans le monde d'Homère, qui fait bouillir Achille dont Agamemnon s'est arrogé la part d'honneur, sa captive Briséis. Si l'indignation peut libérer une énergie salutaire, elle est ici montrée comme un affect inquiétant. Hodjat, dont le discours est saturé de métaphores animales dépréciatives, est filmé comme un être débordé par une colère pulsionnelle. Ces scènes de fureur réitérées semblent le condamner à la violence itérative d'une rancœur nourrie de sa défiance envers les institutions suspectes de compromission, supposée ou réelle, avec la classe moyenne.

Craindre la colère de Dieu

Ce n'est pas au tribunal qu'aura lieu l'ultime confrontation entre les deux familles. Après s'être entendue avec la famille de Hodjat, Simin a réussi à convaincre son mari de lui proposer une compensation financière pour qu'il retire sa plainte et cesse de les menacer. Mais, à la veille de la rencontre prévue, Razieh avoue à Simin ses doutes. Elle n'est pas certaine d'avoir perdu l'enfant à la suite de sa chute dans l'escalier. Des ellipses dans le récit ont creusé un angle mort sur les circonstances de cette fausse couche dont le spectateur ne connaîtra jamais le fin mot. Très croyante, Razieh craint maintenant le jugement de Dieu s'ils acceptent cet argent illicite. Devant les familles et les créanciers (que son mari endetté s'est déjà engagé à rembourser) réunis pour la transaction, Razieh refuse finalement de jurer sur le Coran. Elle ose affronter la colère de son mari qui ne veut pas qu'elle lui fasse honte et la frappe dans l'espace exigu de la cuisine. Si elle le fait par religiosité superstitieuse, sa crainte de la colère de Dieu signifie aussi un interdit qui sollicite en elle la conscience de ce qui est juste.

Une douleur sans colère

Dans le film, la colère est surtout l'apanage des adultes. Mais ce qui frappe en creux, c'est le silence d'autres personnages, celui du grand-père malade, comme celui des fillettes, témoins impuissants des conflits des adultes et dont les émotions trouvent ici un autre exutoire. Le mutisme du premier est, pour son fils Nader, une séquelle de la maltraitance de Razieh. Mais ce pourrait être une autre manière de manifester sa colère de se sentir abandonné. À cet égard, le spectateur ne peut oublier la scène où il s'accroche en silence à la main de sa belle-fille qu'il ne veut pas lâcher. La petite Sommayeh, elle, dessine ses parents en train de se disputer, tout en affirmant qu'ils ne se disputent jamais. Quant à la jeune Termeh dont les parents se séparent, elle construit la maquette d'une maison qui restera inachevée. Ces scènes symbolisent avec force leurs émotions et leurs aspirations intimes. Le film s'achève là où il a commencé, au tribunal, pour prendre acte de la séparation annoncée. Dans un dispositif frontal qui rappelle la scène d'ouverture, la jeune fille, seule devant le juge hors-champ, doit dire avec lequel de ses parents elle a décidé de vivre tandis que, dans le couloir, le couple parental, séparé à l'image par une vitre, attend. Sa décision est prise, dit-elle, mais elle ne parvient pas à la dire devant la caméra qui ne la révélera pas au spectateur. Sans pathos, la caméra filme le visage en pleurs de celle qui « souffre sans colère10 ». Son dilemme est d'autant plus crucial que la difficulté n'est pas de choisir entre le bien et le mal mais entre le bien et le bien11, dans la réalité complexe du monde des adultes. Les larmes qui lui viennent signifient cette déchirante prise de conscience qui consent à la séparation.

1 Selon Horace.
2 Sénèque, Hercule furieux (Ier siècle apr. J.-C.) ; William Shakespeare, Le roi Lear (1606) ; August Strinberg, Père (1887).
3 John Ford, Les raisins de la colère (1940) ; Andreï Zviaguintsev, Léviathan (2014).
4 Fritz Lang, Furie (1936) ; Sidney Lumet, Douze hommes en colère (1957) ; Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu (1972).
5 Comme le fait justement remarquer Nicolas Azalbert dans les Cahiers du cinéma, n° 668, juin 2011.
6 Charles Le Brun, Expressions des passions de l'âme, 1727, planche XVIII assortie d'un commentaire : « Les yeux deviennent rouges et enflammés ; la prunelle, égarée et étincelante. »
7 La médecine antique repose sur la théorie des « humeurs », ou fluides provenant chacun d'un organe, dont l'équilibre assure la santé du corps. Le mot cholère, issu de cholera, « la maladie qui vient de la bile », est jusqu'à la Renaissance une humeur associée au tempérament colérique.
8 Selon l'expression de l'écrivain Pierre Pachet.
9 Dans Colère et temps (Libella – Maren Sell, 2007), Peter Sloterdijk distingue des impulsions érotiques inspirées par le désir ou le vouloir avoir, les impulsions thymotiques inspirées par un sentiment de fierté ou d'estime de soi.
10 L'expression « l'âme qui souffre sans colère » est de Paul Verlaine dans Sagesse, « Écoutez la chanson bien douce », 1880.
11 Asghar Farhadi affirmait, dans un entretien avec Michel Ciment (Positif, n° 604, juin 2011) : « La tragédie moderne n'est pas l'opposition du bien et du mal mais du bien et du bien. »