Ce qu’un chef-d’œuvre résout d’un coup à chaque fois qu’il paraît, c’est bien la question de la littérature et de ce qu’elle pourrait encore livrer. Il agit directement sur les courants profonds de l’être à partir de ces pauvres choses que sont les mots, il transforme par sa force interne nos propres forces appuyées contre lui, et s’il fallait absolument parler d’Un prince d’Emmanuel Godo, ce ne pourrait être seulement parler du livre qu’aucun qualificatif ne peut dégager de la splendeur dont il procède, si beau qu’on voudrait d’abord le laisser vivre en nous, comme, après avoir écouté le délire insatiable d’un chant d’oiseau, il ne viendrait à personne l’idée d’applaudir, si bien que la critique qui se fait un métier de louer ou de filmer serait naturellement impropre à expliquer pourquoi il est vital d’aller acheter tout de suite Un prince.

Nous n’avons pas d’abord envie d’ajouter nos mots à de tels mots, il faudrait s’adresser à l’auteur dans sa propre langue, ne plus mettre de points, laisser place sans retenue à un courant qu’il suscite en nous, le remercier d’avoir franchi en une seule œuvre ce seuil qu’on rêve de franchir, ce qu’on espère quand on entre dans une librairie encombrée de nouveautés et qu’on ouvre un livre, il ne faudrait pas analyser Un prince, mais abonder dans son sens, comme l’auteur a pu le faire si justement d’une traite de la première à la dernière page, enveloppant la figure sans majuscule du prince quotidien, cet homme dont nous espérons tant en nos secrètes prières, un promeneur en fait, quelqu’un auquel le narrateur n’a jamais adressé la parole et dont la présence lui a suffi, ou pas, justement, l’a marqué à tel point que le livre qui lui est consacré a le naturel d’une conversation aimante, ce genre de conversation intime que nous désirons toujours, qui laisse subitement la première place à des émotions en retrait mais essentielles, avouées sans fard.
On souhaiterait tant l’avoir rencontré aussi, cet homme bienveillant, cet inconnu resté à la lisière, se promenant dans un parc du Nord de la France sur les bords de la Deûle, si disponible, qui nous rendrait espoir en la vie, mais sans un mot, qui nous permettrait de croire en la possibilité d’être un homme qui regarde ainsi, dont le seul visage vu de loin évoque une humanité si dense, si libre, une joie sans affèterie, on voudrait l’avoir rencontré nous aussi, il nous semble d’ailleurs l’avoir fait, nous voudrions même pouvoir lui ressembler un jour, à moins que ce ne soit au narrateur, au tact fait style, à sa voix pudique et aux mots rendus à leur miroitement primordial, l’air de rien, comme cet inconnu justement, en nous enveloppant d’eux et en nous libérant en même temps.
Combien de fois ai-je quitté ces pages d’un seul tenant pour laisser résonner ce que mon cœur venait de comprendre plus vite que mes yeux, pour respirer un peu et m’étonner, grâce à ce phrasé au bord de la suffocation mais justement gagné par l’air libre, au gré de ces paradoxes qui nous font aimer les photographies en noir et blanc ou la musique chorale pour dire la couleur ou le silence. Car parvenir à voir ce genre d’homme sur notre route, c’est déjà accepter bien des choses, c’est devenir vivant, gagner le temps du livre, se rendre dans ce milieu étrange où advient ce qu’est à notre insu une rencontre essentielle, un genre de visage qui nous revient, s’installe dans notre mémoire malgré nous. Grâce à Emmanuel Godo qui rend au livre la grâce de son pouvoir le plus subtil, qui n’est pas de narration mais de communion, nous désirons ne jamais quitter cet intérieur continu des pensées que la violence extérieure balaie et tient pour rien, mais confirme mystérieusement dans son royaume.
 
Christophe Langlois