La montée du terrorisme, dont la stratégie est fondée sur la diffusion de la peur, marque dans notre monde le début de ce nouveau siècle, et chaque jour qui passe possède son lot d’attentats, provoquant la mort dramatique de victimes innocentes. La société française n’échappe pas à cette montée de la violence. Les événements qui ont secoué en novembre dernier les quartiers sensibles de nos grandes agglomérations urbaines ont marqué les esprits. Et notre société a de plus en plus tendance à se recroqueviller, engluée dans ses peurs. Ce phénomène de repli sur son groupe d’appartenance, que l’on nomme « communautarisme », se développe, et le risque de morcellement devient important. Que de discours tenus depuis 1995 sur le thème de la fracture sociale ! Mais reconnaissons qu’à l’heure où s’ouvre une nouvelle campagne présidentielle les choses n’ont guère avancé et la ghettoïsation, des quartiers très pauvres comme des quartiers très riches, va s’accroissant.
La peur, pour reprendre la définition du Petit Robert, c’est ce « phénomène psychologique, au caractère affectif marqué, qui accompagne la prise de conscience d’un danger réel ou imaginé, d’une menace ». Sa mauvaise gestion peut conduire les uns à une passivité totale, et les autres à une agressivité extrême. Ne sont-ce pas les deux phénomènes qui caractérisent le plus notre société contemporaine ?

Reconnaître sa peur


Le phénomène de peur est inscrit, depuis les origines, dans l’histoire de l’humanité. Aussi l’essentiel ne consiste-t-il peut-être pas à « ne pas avoir peur », mais à reconnaître sa peur afin de pouvoir la maîtriser. Car c’est en la nommant qu’on peut l’apprivoiser. Le peuple hébreu, en errance dans le désert, était dévoré par les attaques des serpents qui mordaient aux chevilles les hommes, les femmes, les enfants, au point que bon nombre périssaient. Et la peur s’installait dans les rangs. Alors Moïse brandit un serpent d’airain, et chaque membre de la communauté qui était capable de le fixer dans les yeux était sauvé 1. Autrement dit, celui qui choisit de ne pas se voiler la face, mais au contraire de regarder droit dans les yeux ce qui pour lui est source de peur, se montre alors capable de la maîtriser.
Il ne s’agit pas de vouloir nier la peur. Elle est indissociable de l’être humain. Et l’absence totale de peur, que je rencontre chez quelques-uns des adolescents que je côtoie, leur fait courir des risques inconsidérés. Le message délivré par la réédition et la mise en scène récente d’un épisode des aventures d’Astérix et Obélix reste d’actualité. Celui qui ne connaît pas la peur ne peut découvrir la valeur du courage.
Jésus ne manque pas d’occasions pour reprocher à ses interlocuteurs leur manque de foi, qui les condamne à être prisonniers de leurs peurs. Les trois synoptiques nous rappellent en particulier l’épisode de la tempête apaisée : « Pourquoi avez-vous peur, gens de peu de foi ? » (Mt 8,26) ; « Pourquoi avez-vous peur ? Comment n’avez-vous pas de foi ? » (Mc 4,40) ; « Où est votre foi ? » (Lc 8,25). Une partie de l’enseignement de Jésus consiste à établir un lien entre l’envahissement de la peur et le manque de foi. L’antidote, c’est, selon l’Évangile, la confiance. Une société qui a peur, c’est une société qui n’a plus confiance.
Les heures passées auprès d’enfants et d’adolescents victimes d’agression, tétanisés par la peur, m’ont fait découvrir que le chemin de maîtrise de la peur passait par le développement de la confiance en soi.
La violence fait peur. Lequel d’entre nous pourrait dire, sans se mentir à lui-même, qu’il n’a jamais connu la peur ? Mais l’afficher génère un surcroît de violence. Si l’on enferme dans une pièce un chien et cinq enfants, dont quatre ne craignent pas l’animal alors que le cinquième est terrorisé, systématiquement le chien se précipitera sur celui qui a peur ! Car, dans le déploiement de la violence, existe toujours la volonté de dominer l’autre, et le fait que la peur apparaisse montre que cette stratégie porte ses fruits.
Tel est le coeur des stratégies terroristes, fondées sur l’exploitation de la peur. Il s’agit, par la réalisation d’attentats aveugles, de créer les conditions de l’émergence de la peur, puis de l’entretenir. Et le maintien d’un tel climat permet de déstabiliser le pouvoir en place. Faire échec au terrorisme, c’est ne jamais se laisser submerger par la peur. Comment ne pas rendre hommage ici aux populations des villes de Paris, de Londres, de Madrid, touchées durant ces vingt dernières années par de terribles attentats, et qui ont su, le lendemain, ne rien changer à leurs habitudes de vie ?
Lutter contre la peur, c’est se donner les moyens de retrouver cette suffisante confiance en soi qui permet d’affronter sereinement les difficultés de la vie. J’utiliserai l’adjectif « suffisante » dans l’acception que lui donnent les psychanalystes. Il s’agit d’avoir une confiance ni trop grande (le sujet aurait alors l’impression de pouvoir se passer des autres), ni trop faible (il se laisserait alors dominer par la peur). On touche là au rôle principal de l’éducateur : permettre à l’enfant qui grandit d’avoir une suffisante bonne image de lui-même. Vingtcinq années de travail auprès d’adolescents en grande difficulté m’ont fait découvrir le lien existant entre la déviance des conduites et la mésestime de soi.
Le chemin de maîtrise de la peur passe donc par la confiance retrouvée. Et ce qui est vrai pour l’éducateur est vrai pour la société. Une société qui se laisse submerger par la peur est une société qui a perdu confiance en ses institutions : école, armée, police, justice. Il est de bon ton, depuis les années 68, de critiquer le fonctionnement des institutions, et il est vrai qu’un tel fonctionnement peut toujours être amélioré. Mais l’excès de critique peut miner la confiance. Voilà pourquoi il me semble (n’était-ce pas déjà la position de saint Paul ?) que la critique du fonctionnement des institutions ne peut s’effectuer qu’en les respectant.

Le manque de confiance en l’autre


C’est toujours l’inconnu qui fait peur. Si je ne connais pas l’autre, je me sens dans l’incapacité d’anticiper ses réactions, et je risque de développer une relation de méfiance. Trop de propos tenus sur la crise des banlieues de l’automne dernier traduisent la méconnaissance totale de ce que vivent les jeunes, dont une part importante est issue de l’immigration maghrébine et africaine, et est attachée à l’islam.
La France du XXIe siècle est devenue pluriethnique, pluriculturelle, plurireligieuse. La convivialité ne sera possible que sur fond de connaissance mutuelle. Depuis vingt ans s’est développée dans notre pays une politique ségrégative du logement, les personnes étant réparties selon leur niveau de ressources. Une telle politique a conduit à l’émergence de quartiers accumulant tous les handicaps. Et cela s’est doublé d’une politique ségrégationniste de l’éducation, par l’entremise de la carte scolaire : les enfants ne fréquentent plus que les enfants des parents ayant le même niveau de ressources que les leurs ! Cette carte scolaire, qui constituait une bonne mesure lorsqu’existait la mixité sur le territoire, a aujourd’hui des effets terribles lorsqu’une telle mixité n’existe plus. Elle confine les jeunes dans une culture de l’« entre-pairs », qui développe son propre langage et ses propres codes de communication, souvent fondés sur la violence.
Quand les adultes organisent la société en ne permettant plus aux jeunes de différents horizons de se rencontrer, il n’y a pas à s’étonner de la montée de la violence. Des jeunes qui s’ignorent commencent à se faire peur, et la peur de l’autre est souvent synonyme de violence. Dépasser cette peur, c’est prendre conscience que, quelle que soit l’ampleur des différences culturelles et religieuses, l’autre est porteur de la même humanité que moi. On se trouve ici au coeur du concept de fraternité. La fraternité est différente de l’amitié, car on choisit ses amis, mais non ses frères. Elle signifie bien plus que la solidarité, car on peut être solidaire sans se sentir en position d’égalité.
Construire une société capable de vaincre la peur de l’autre, c’est bâtir une société fraternelle. La devise de notre République française est « Liberté, Égalité, Fraternité ». Mais ces trois notions ne sont pas similaires. Les deux premières décrivent des droits, la troisième décrit un devoir. Et si le devoir de fraternité s’estompe, les droits fondamentaux que sont la liberté et l’égalité deviennent aussi menacés. La crise actuelle de la société peut se lire comme une crise de la fraternité.

La peur de l’avenir


Nous vivons aujourd’hui une situation éminemment paradoxale. Notre génération est la première, dans l’histoire de notre pays, qui confie à la suivante un avenir sans risque d’invasion du territoire par un de nos voisins. Merci, l’Europe ! Nos parents, grands-parents, arrières grands-parents ont, quant à eux, connu des enfances ou des jeunesses marquées par la guerre. Et pourtant, ils savaient être porteurs d’espérance.
J’avais neuf ans en 1962. Mes parents avaient connu les affres du débarquement en Normandie et la ruine de leur belle ville de Rouen. Nous étions alors en plein blocus de Cuba, avec une réelle menace de guerre nucléaire entre les États-Unis d’Amérique et l’Union soviétique. Dans ce contexte, je me rappelle que le soir, en m’endormant, je feuilletais les dernières pages de mon encyclopédie et rêvais de la voiture, du robot et de la fusée de l’an 2000. Autrement dit, malgré leur vécu empli d’angoisse, nos parents savaient enthousiasmer leurs enfants sur le thème de demain.
Aujourd’hui, tel n’est plus le cas. On ne sait plus qu’inquiéter les enfants sur l’avenir. Lorsqu’on interroge des 10/12 ans, les trois premiers thèmes qu’ils associent à demain sont les peurs de la pollution, du chômage et du terrorisme… Là encore, la racine d’un tel mal-être n’est pas à chercher du côté des jeunes, mais plutôt du côté des adultes. Le regard que ces derniers portent sur le monde les rend aujourd’hui incapables d’enthousiasmer leurs enfants sur l’avenir. Et les conséquences sont désastreuses pour le moral de la jeunesse.
Il faudrait à ce sujet dire un mot sur le rôle joué par les médias, qui fonctionnent à l’audimat : ce qui intéresse, c’est ce qui sort de la norme. Comme le dit le dicton, « un train en retard, c’est une nouvelle ; 99 à l’heure, ce n’en est pas une ». Le journal de 20 heures constitue en quelque sorte le catalogue de tous les dysfonctionnements qui se sont produits durant la journée. Et c’est à partir des images diffusées que se forge la perception du monde.
La jeunesse ne peut que se sentir mal dans une société marquée par l’immobilisme. Et voici que j’entends des politiques dire : la jeunesse est devenue un « problème de société » ! D’où l’importance de rappeler que la jeunesse doit toujours être considérée sous l’angle de la chance. Triste société que celle où la jeunesse est vécue comme un problème. Une société qui a perdu confiance en son avenir est une société qui est en difficulté pour transmettre. Rappelons ce que disait déjà Péguy :

« La crise de l’enseignement n’est pas une crise de l’enseignement ; il n’y a pas de crise de l’enseignement : il n’y a jamais eu de crise de l’enseignement ; les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement ; elles sont des crises de vie : quand une société ne peut enseigner, ce n’est point qu’elle manque accidentellement d’un appareil ou d’une industrie ; quand une société ne peut pas enseigner, c’est que cette société ne peut pas s’enseigner ; c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c’est s’enseigner ; une société qui n’enseigne pas, est une société qui ne s’aime pas, qui ne s’estime pas ; et tel est précisément le cas de la société moderne » 2.

Il est urgent, pour la jeunesse, que notre société retrouve l’espérance, une espérance fondée non pas sur un quiétisme béat, mais sur une promesse : le grain ne disparaît pas, il germe. L’Évangile invite à toujours porter un double regard sur le monde, en étant attentif au « déjà là » et au « pas encore là », en étant témoin du processus de germination.
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Restaurer une suffisante confiance en soi afin de permettre au sujet d’être acteur, tel doit être l’objectif de tous les intervenants du champ éducatif. Encore faut-il qu’il y ait cohérence entre leurs paroles et leurs actes. Il n’y a rien de plus destructeur pour les jeunes que l’incohérence des adultes, qui brouille tous les repères. Travailler ensemble auprès de l’enfant, que l’on soit parent, enseignant, animateur ou éducateur, on en parle depuis de longues années, mais il reste encore un grand chemin à parcourir...
La génération qui a bénéficié dans les banlieues depuis sa naissance de toutes les politiques conçues pour elle (politique de la ville, politique d’éducation prioritaire) s’est montrée la plus offensive par rapport aux institutions. Il y a là une erreur collective : avoir concentré les moyens sur les seuls acteurs locaux n’a pas permis à cette jeunesse de s’en sortir. Il faut aujourd’hui refonder la politique de la ville sur l’éducation à la mobilité et l’expérimentation de la mixité sociale. On parle beaucoup de mixité aujourd’hui, dans le domaine de l’urbanisme ou de l’éducation. Mais qu’est-ce qui peut la fonder, sinon le sentiment d’une fraternité partagée ?



1. Nb 21,4-9 ; cf. aussi Jn 3,14-15.
2. « Pour la rentrée » (1904), OEuvres en proses complètes I, Gallimard, 1987, pp. 1389-1390.