En France, aujourd'hui, il est possible d'être chrétien sans mettre en péril sa vie sa liberté, son travail. Etre croyant n'est pas un crime, ni même un risque, tout juste une originalité. Nous vivons notre foi dans un contexte de tolérance et de facilité. Mais l'expérience intérieure ne reflète pas ce calme extérieur. Notre foi est fragile, vulnérable, inquiète, tourmentée, et nous ne savons pas vraiment pourquoi. Nous pourrions nous surprendre à penser qu'il nous manque la vitalité et la simplicité que confèrent les situations de persécution : le combat serait plus clair, les partenaires du conflit plus nettement identifiés, les interpellations plus franches. Mais ce rêve nous ferait manquer le rendez-vous de Dieu. Ce qui est bien réel, c'est l'interpellation profonde et continue que l'accélération des mutations techniques, économiques et sociales, adresse à notre foi. La foi est bel et bien mise à l'épreuve, et ce dans un contexte où il n'y a plus d'évidence culturelle ni sociale sur laquelle prendre appui.
Il semble que ce combat de la foi subisse une mutation comparable à celle que connaît la stratégie militaire depuis la chute du mur de Berlin. Les manuels de stratégie ne peuvent plus identifier l'ennemi à celui qui se tient de l'autre côté de la frontière et vers lequel il fallait sans hésitation pointer les ogives nucléaires. Le danger se tient à l'intérieur des frontières (terrorisme et mafias) ou prend un nouveau visage (guerre économique et médiatique « devoir d'ingérence », etc.). Le rôle des soldats s'en trouve modifié, comme les règles de la guerre : ils défendaient un territoire, ils sont devenus « force d'interposition ».
Ces mutations de la stratégie militaire disent quelque chose du déplacement que connaît notre combat, comme croyants, à la suite du Christ. Ce combat comporte toujours une bonne part d'opposition frontale contre tout ce qui opprime l'homme (injustices, exploitations...) et une autre part de lutte intérieure contre le mal qui trouve dans notre coeur des complicités bien réelles. Mais il se vit dans un monde qui bascule, et revêt de ce fait un caractère nouveau. Les jeunes générations disent volontiers que leur foi les met à contre-courant ; les plus anciens invitent à tenir. Pour tous, l'expérience quotidienne évoque les aspects d'un combat aux allures de résistance. A quoi devons-nous donc résister et comment ?
 

La peur et le découragement


Nous basculons dans un monde nouveau dont nous ignorons de quoi il sera fait. S'agit-il d'une troisième révolution industrielle — et l'expérience antérieure pourrait nous eue utile — ou bien d'un changement d'ère — et nous n'aurions alors aucun modèle disponible pour anticiper quelque peu ? La question interroge toutes nos représentations, nos cohérences, nos visions d'avenir et l'intelligence que nous avons de nous-mêmes et des relations humaines. L'adhésion de foi est frappée de plein fouet par l'insécurité qu'engendre l'inconnu, et le contenu de la foi, qui s'accompagne d'une compréhension de l'homme, du monde, de la vie, est affecté en profondeur par ces questions existentielles. La théologie est mise devant un chantier considérable pour tenter d'accompagner cette mutation.
La situation internationale n'est pas faite pour rassurer. Il n'y a plus d'ennemis ni de gendarmes. Mais jamais il n'y a eu autant de conflits inter-étatiques non maîtrisés et de poudrières. Les terrorismes et les mafias ne connaissent plus de frontières. Le monde n'a jamais été aussi instable. S'agit-il d'une analyse excessive ou d'une vision réaliste, qui ne se limite pas à l'image rassurante de nos pays en paix mais qui tient compte de la nouvelle donne internationale ? En réalité, la guerre est à nos portes, et la peur bien présente. Comment ce climat n'afferterait-il pas notre foi comme il affecte notre psychisme ? Faire l'effort de considérer la situation internationale, affronter les conflits en privilégiant, coûte que coûte, le dialogue et la non-.violence, s'enrichir des leçons du passé, accepter d'entrer dans la complexité des situations sans céder à la tentation simpliste d'opposer les bons et les méchants, croire en la capacité d'évolution des personnes sont autant d'attitudes intérieures et pratiques qu'un croyant peut opposer à la contagion de la peur et aux décisions irrationnelles.
La politique apparaît incapable de maîtriser quoi que ce soit ; elle se réduit, pour beaucoup, à la gestion des intérêts. La religion ne s'en tire pas mieux : même si des hommes politiques se tournent parfois vers les Eglises en leur demandant une parole de sens et d'avenir, le religieux est refoulé dans la sphère du privé, comme incapable d'avoir un impart sur les enjeux actuels. Faut-il se résoudre à dissocier espoirs humains et espérance chrétienne, à creuser l'écart entre action et adhésion de la foi ? Croire n'a jamais été immédiatement opérationnel, certes, mais celui qui s'engage dans la société peut trouver dans son acte de foi de quoi « informer » (au sens génétique !) sa participation à la construction du monde, s'il se risque à faire dialoguer vie et foi, s'il accepte de confronter sa réflexion à l'enseignement social de l'Eglise et s'il élargit sa vision en rencontrant d'autres cultures.
Au soupçon porté sur toute adhésion de foi par les sciences humaines s'ajoute aujourd'hui un sentiment d'échec, d'inanité de toute forme de lutte ou d'engagement. Devant la complexité des problèmes, leur extension à l'échelle mondiale, les gigantesques empires créés par les fusions d'entreprises, le carartère virtuel de la Bourse et d'une grande part des échanges commerciaux..., un sentiment très profond d'impuissance se répand en même temps qu'une conscience plus vive des enjeux. Des initiatives limitées se multiplient : elles ont le mérite d'exister et d'apporter la satisfaction légitime d'une action qui porte des fruits tangibles. Mais les grandes causes (faire reculer la misère, militer pour la paix, etc.) pâtissent d'un désengagement qui se constate jusque dans l'action syndicale.
Dans ce contexte, les croyants qui veulent mettre en oeuvre une « foi qui agit » (Ga 5,6 ; Je 2,18) pour construire un Royaume de justice et de paix doivent lutter contre le découragement, se stimuler mutuellement pour durer sur le terrain, ouvrir des chemins inédits, travailler aussi bien au changement des mentalités que des structures. La tâche est immense, mais il est demandé à chacun d'oeuvrer selon ses talents, pas de réaliser l'impossible C'est le Maître de la vigne qui porte le souci de la récolte
 

L'insignifiance


Il suffit de voyager un peu ou d'entrer simplement en relation avec nos voisins pour rencontrer la différence On vit, on prie on aime, on meurt autrement ailleurs... A condition qu'il ne gêne personne, l'autre peut faire ce qu'il veut : il suffit de lui laisser son espace vital pour le respecter. Cette évidence réductrice interroge tout projet de vie et toute adhésion. Chercher à articuler relativisation, accueil, ouverture avec la fermeté d'un projet évangélique vouloir réconcilier bonheur et ascèse dans un climat global de permissivité, voilà des enjeux qui restent rarement théoriques sur le terrain familial et professionnel.
Les jeunes générations ont de nombreuses possibilités d'activité. Le « caté » n'est-il pas une proposition parmi d'autres ? Et, pour les adultes, le marché des religions n'est-il pas largement ouvert ? Mais le flou des appartenances religieuses, sociales, sexuelles, n'aide pas à l'unification de la personne et contribue au sentiment d'être sur du sable mouvant plutôt que sur le roc. La foi chrétienne, dans cette braderie peut donner à celui qui la professe une identité et une profondeur qui le font tenir debout. Les nouvelles technologies, qui font du monde un « village global », s'imposent irrésistiblement : nous sommes informés, en temps réel, de quantité d'événements graves ou légers, livrés tels quels, et qui se télescopent. Sans un travail de recul, d'analyse et d'intégration, cette « sur-information » ne produit pas du sens : elle donne le vertige Une démarche de foi cherchera à intégrer tout ce savoir dans la prière, par exemple, et à poser sur ce monde un regard de miséricorde et d'espérance Nous pouvons communiquer, sans tenir compte des facteurs « temps » et « espace », avec des hommes et des femmes d'autres continents. Mais tout ce qui a trait à la vie, les relations humaines en particulier, nous obligent à réintroduire ces facteurs, parce qu'ils sont éminemment nécessaires à toute maturation et à tout échange véritable Une foi incarnée relève de cette « logique » de la vie ; elle n'entre pas dans les catégories de l'immédiateté, de l'intemporel ou d'un universel abstrait.
Toute l'histoire est portée par cette idée qu'il y a un sens donné au monde et aux choses dans lesquelles nous vivons, et que ce sens est positif : nous allons vers un monde meilleur. Des conceptions différentes ont engendré des oppositions farouches, mais l'idée d'un sens de l'histoire les habitait toutes. Or nous sommes en panne de sens, en panne de projet, d'utopie En vue de quoi faudrait-il se battre ? Dans quelle direction va-t-on ? Les chrétiens parlent de bâtir le Royaume, d'aimer à la manière du Christ, de préparer son retour, etc. C'est un projet qui a du sens, qui suscite des valeurs, des choix. Il faudrait, pour qu'il ne soit pas totalement en porte-à-faux ni reçu comme un conte de fée ou un idéalisme dépassé, que l'utopie de la foi rejoigne ce monde privé de sens, se laisse atteindre par l'insignifiance, s'y inculture...
La religiosité ambiante exprime une soif profonde de vivre en bonne intelligence avec soi-même d'être davantage unifié, de gérer avec bonheur les inévitables agressions extérieures, de se connaître avec ses racines et ses potentialités. Une certaine intériorité s'impose à la conscience moderne. Elle prend aussi parfois la forme d'une quête anxieuse, à n'en plus finir, qui mobilise toutes les énergies pour « être bien », « être soi-même », « se retrouver » jusqu'à l'hypertrophie et toujours dans un souci d'épanouissement personnel. La foi chrétienne, riche d'une tradition mystique, peut rejoindre ces attentes. Elle devrait aussi les déplacer, car la sagesse du Christ (« qui perd sa vie la trouve ») se fonde sur une expérience qui prend le contre-pied de celle qui prédomine actuellement. Le souci légitime de soi doit pouvoir se situer de façon juste dans la suite du Christ ; le « je » doit pouvoir s'articuler avec le « nous » évangélique.
 

Le mauvais usage du progrès


Le monde médiatise notre relation à Dieu. Notre foi est concernée par tout ce qui arrive à ce monde du fait de l'extraordinaire accélération des mutations technologiques, du pouvoir sans précédent qu'elles confèrent à l'homme sur l'ensemble de la création et des perspectives nouvelles qu'offrent les recherches scientifiques.
Nous savons bien que la science ne crée pas le bonheur, mais les choses que nous fabriquons exercent sur nous une séduction : de plus en plus d'objets sont devenus absolument nécessaires. Si ces nouveautés techniques apportent une amélioration certaine, et pas seulement de l'ordre du confort, elles sont aussi une singulière « distraction ». Non seulement parce qu'elles s'accompagnent d'un aspect ludique, mais surtout parce que leur bénéfice si évident peut occulter des retombées néfastes et nous empêcher un nécessaire recul. C'est toujours le souci de l'homme qui doit primer. La réflexion éthique — a fortiori celle qui fait référence à la foi chrétienne — trouve là un repère essentiel.
 

Entrer en résistance


Tout ce qui vient d'être évoqué constitue une atmosphère. C'est l'air que nous respirons et la musique de fond que nous entendons. Tout n'y est pas danger. Mais l'acte de foi en est afferté, et il subit, dans ce contexte, une érosion... Décider de croire nous fait entrer en résistance intérieure et extérieure. Une authentique vie spirituelle, en effet, nous fera croiser au plus intime de nous-mêmes ce qui hante ou désenchante le monde ; elle nous mettra au plus fort de ce que l'homme, et donc aussi l'Eglise, doit affronter pour grandir dans son humanité. Encore faut-il accepter d'être dans ce combat-là, et d'être nous-mêmes le terrain de ce combat.
Il serait illusoire de vouloir se réfugier dans une forteresse et de considérer tout ce qui nous est étrange (étranger ou neuf) avec méfiance. Cette attitude séduit parfois, mais ce n'est pas dans cette direction que l'Esprit Saint a travaillé l'Eglise depuis cinquante ans. Le concile Vatican II nous a plutôt appelés à sortir de l'opposition « Eglise-monde », à ouvrir largement nos portes et à nous risquer sur les terrains nouveaux de la modernité. Nous l'avons fait et continuons à le faire avec fruit. Nous avons investi des secteurs très variés, et certains sont montés en première ligne : décideurs, politiques, chercheurs, éducateurs, travailleurs sociaux. Nous sommes tous immergés dans ce monde qui hésite entre espoirs et désespérance face au gigantesque tournant qu'amorcent nos sociétés, engagés dans une épreuve de la foi qui porte la marque de son terrain d'exercice, et conviés pourtant à annoncer, célébrer et servir l'Evangile de l'espérance .
Pour vivre ce combat de la foi, il faut aujourd'hui, avec humilité et vigueur, faire preuve de vigilance, s'engager durablement, travailler sans relâche à la structuration des personnes et espérer. Aucune de ces réalités n'évoque une lutte violente ; elles requièrent pourtant courage et endurance Elles sont la face active de la résistance :

• La vigilance. En fait preuve celui qui est capable de faire mémoire, de poser un regard de bienveillance sur le présent et de considérer l'avenir avec soin. Faire mémoire, c'est arrêter sa course, mettre les choses à distance, trier et analyser pour que surgisse un sens, des priorités à respecter, des limites à poser. Poser un regard de « bien-veillance », de bonté, c'est mettre en oeuvre un amour qui discerne ; c'est pratiquer « cette vraie science et ce tact affiné » dont parle saint Paul aux Philippiens (1,10) ; c'est finalement chercher à voir ce monde comme Dieu le voit. Considérer l'avenir avec soin, c'est repérer ce qui pointe à l'horizon, l'aurore qui s'annonce, les signes inattendus. Nous pouvons nous entraider pour exercer cette écoute attentive et ce regard pénétrant. Les médias, la culture, l'éducation sont des vecteurs privilégiés, mais il y a aussi tous les lieux de décision, les relations humaines et, finalement, toute trajectoire personnelle. Nous avons tous reçu le titre, la fonction et la mission de prophètes.

• L'engagement durable en parole et en acte. Dans les années 50, les chrétiens vivaient dans la culture du double engagement dans l'Eglise et dans la cité. L'engagement était politique et social ; aujourd'hui, il est principalement caritatif. Dans une récente interview, Guy Çoq parle de la nécessité de construire pour les jeunes « une nouvelle culture de l'engagement » 1. Nos évêques nous ont invités dans ce sens à « être des Européens convaincus, prêts à apporter notre contribution à l'Europe d'aujourd'hui et de demain » 2. L'opinion publique est devenue une force bien réelle : elle donne aux actions de boycottage, aux protestations médiatisées, aux « opérations vérité », une efficacité dont les décideurs ne peuvent faire fi. L'indignation est un bon levier, mais elle présente le risque d'être éphémère, balayée par d'autres indignations tout aussi brûlantes. Ces actions ponctuelles doivent donc être relayées par des engagements durables. Même si tout change très vite, il faut persévérer, travailler dans le long terme, accepter d'être sur un terrain et non sur tous en même temps, consentir à n'être pas reconnu, travailler sur les mentalités autant que sur les structures, faire équipe, tisser inlassablement des liens... Bref, se battre, en donnant toujours la priorité au respect des personnes et à la non-violence, et en faisant jouer, chaque fois que cela est possible, les corps intermédiaires, les institutions, les communautés.

• La structuration interne. Aucune armure, aucune citadelle ne peut garantir de traverser indemne notre culture ambiante. Cette fragilité extérieure rend particulièrement nécessaire la structuration intérieure des personnes, le renforcement des « colonnes vertébrales ». La vie d'un croyant requiert « de solides habitudes du coeur », celles que peut donner une formation humaine et spirituelle. Les chrétiens le sentent bien, qui demandent à mettre plus d'intelligence dans leur quête spirituelle, et plus de profondeur et de sens dans leurs engagements.

• L'espérance. Notre contexte de changement de millénaire fait de l'espérance une vertu chrétienne essentielle. Mais ce n'est pas nouveau. Dans un très beau texte sur le combat et le repos, Jean Daniélou écrivait :
« Les existentialistes d'aujourd'hui ont défini par le "souci" l'âme humaine... Précisément, ce que le Christ atteint en nous, c'est, peut-on dire, ce souci fondamental, cette anxiété radicale cette inquiétude profonde... Nos âmes sont soucieuses... Mais il n'y a rien de plus difficile que de renoncer à son souci, car ce souci qui nous ronge, nous en sommes complices, et nous avons je ne sais quel secret attachement à lui ! (...) Or ce que le Christ nous demande c'est que nous nous laissions délivrer par Lui de notre souci, que nous ayons vraiment confiance en Lui, que nous nous reposions totalement en Lui de la totalité de notre âme » 3.

Comment cultiver l'espérance ? Les moyens sont nombreux, mais il en est un qui s'impose à cette génération autant qu'aux précédentes : la lecture priante des Ecritures. Nous y trouverons de puissantes raisons d'espérer en contemplant Dieu lui-même « entrer en résistance » : notte Dieu, le Dieu de l'Alliance, s'est engagé à ne jamais détruire sa création sous les eaux de déluge, et le maître du champ a manifesté sa volonté, en dépit de l'ivraie, de laisser croître le blé jusqu'à la moisson. Lui ne baisse pas les bras.



1. La Croix du 8-9 janvier 2000
2. « Message de la deuxième assemblée spéciale pour l'Europe » (22 octobre 1999)
3. « Le Royaume de la prière », Bulletin des amis du cardinal Daniélou, n°4, mars 1978