La tradition spirituelle a souvent séparé le corps et l’esprit, donnant à chacun son référentiel et sa logique propres. Pourtant le rôle primordial du corps était déjà une réalité spirituelle largement expérimentée et connue des Pères du désert puis des moines. S’entraîner, combattre, se détendre, châtier, connaître au mieux les moindres réactions de son corps est indispensable pour le rendre le plus docile possible à l’accueil et à la mise en oeuvre de la seule volonté de Dieu. C’est pourquoi une pratique sportive peut être vécue comme un exercice spirituel, un moyen de progresser dans la vie spirituelle et la recherche de Dieu. Et non seulement comme une métaphore de la dynamique engendrée par la foi. Les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola l’indiquent d’entrée de jeu. Quels sont les aspects du sport qu’Ignace invite à mettre au service de la vie spirituelle ? En quoi font-ils progresser spirituellement ? À quelles expériences d’Ignace renvoient-ils ?
 

Se préparer pour se disposer


Les premières lignes du livret des Exercices spirituels développent une comparaison entre exercices corporels et spirituels. Une première phrase définit ce qu’on entend par « exercices spirituels » : « Toute manière d’examiner sa conscience, de méditer, de contempler, de prier vocalement et mentalement, et d’autres opérations spirituelles… » Puis Ignace énonce une comparaison surprenante :
 
De même, en effet, que se promener, marcher et courir sont des exercices corporels, de même on appelle exercices spirituels toute manière de préparer et de disposer l’âme pour écarter de soi tous les attachements désordonnés et, après les avoir écartés, pour chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie en vue du salut de son âme. [1]

 
Il est surprenant, en effet, qu’Ignace mette ensemble les trois verbes se promener, marcher, courir. Autant la dimension sportive de la course est évidente : elle engage un entraînement, un apprentissage, il y faut de la concentration pour trouver un rythme, une respiration, une allure, des manières de faire qu’on va retrouver dans les exercices spirituels ; autant la promenade et la marche sont plutôt des gestes naturels qui ne demandent ni préparation ni environnement particuliers. Il y a, cependant, deux points communs à ces trois verbes : ils expriment une mise en mouvement qui a un début, une fin et une durée, et tous les trois incluent une répétition, on ne pratique pas seulement une fois, on répète constamment ce mouvement. Ainsi le dépassement de soi, la performance sportive, ne sont pas seulement présents dans la course mais, dès le départ, dans la répétition, la ténacité, la régularité, essentielles au progrès spirituel aussi bien que sportif.
De ce point de vue, l’exemple actuel du semi-marathon, auquel de nombreuses personnes s’adonnent, est significatif. Pour améliorer la performance, il faut mettre en place un entraînement qui ne s’occupe pas seulement du mouvement des jambes, mais de tout le corps, avec une organisation de la vie qui prend en compte la nourriture, le repos, la reconstitution de soi, etc. On n’est pas très loin ici de la préparation et de l’organisation de la vie quotidienne que requiert le parcours des Exercices spirituels en vue d’une plus grande liberté intérieure.
Ceux-ci, en effet, offrent à celui qui les fait un ensemble de préambules, de procédures et de contrôles destinés à préparer le déroulement d’une mise en mouvement intérieure très encadrée. Grâce à ce cadrage, l’accompagnateur qui donne les Exercices peut être attentif tout au long des quatre semaines au respect des procédures et interroger le retraitant sur la manière dont il les met en oeuvre et sur le profit qu’il y trouve. Si corps et esprit restent bien séparés dans l’anthropologie de l’époque, le dispositif qu’Ignace met en place pour préparer et disposer l’âme induit clairement une organisation de la vie, une attention à ce qui se déroule dans la prière et une évaluation pour progresser qui n’ont rien à envier aux processus modernes d’entraînement corporel ou sportif. Davantage même : le corps tient une place et un rôle prépondérant dans ce dispositif spirituel.


Pas de vie spirituelle sans exercices corporels


Le but des Exercices spirituels consiste à être plus libre pour mieux choisir. Et la liberté s’exprime dans le corps. Prendre de l’exercice, comme on dit, est éminemment libérant. Cela assouplit, fait respirer, dilate, autant de verbes qui évoquent la consolation et l’action de l’Esprit chez Ignace comme chez saint Paul. Qui a réussi à se dépasser en montagne, sur la mer ou dans un sport a pu faire l’expérience de cette joie unique, jointe à un grand sentiment de liberté qui dilate intérieurement et physiquement. La consolation et la désolation spirituelles ont une dimension et une expression corporelle irréductible, qu’il s’agisse de larmes ou de cris, de dilatation ou de repli, de respiration ou de manque de souffle. Il n’y a pas d’expérience spirituelle qui ne soit en même temps une expérience du corps.
Pour Ignace, un exercice n’est réellement spirituel que si le corps est lui aussi sollicité car, avec lui, c’est l’affectivité, là où se forgent le désir et la volonté de l’accomplir, qui est convoquée. Ainsi conseille-t-il une activité corporelle ou une pratique physique pour mieux faire l’exercice spirituel et lui donner toute son ampleur. On se tiendra debout, assis ou à genoux selon les cas, on prendra le temps de se dépenser physiquement… Tout est fait pour ne pas réduire l’exercice spirituel à son seul aspect mental : la mémoire et l’intelligence, sollicitées par les opérations consistant à s’examiner, méditer, contempler, prier. Le mental a besoin de s’aérer et de se reconstituer avec l’aide du corps. Dans les « additions pour mieux faire les exercices et mieux trouver ce qu’on désire », Ignace évoque très précisément la question du sommeil : « Qu’on ne retranche rien non plus sur le sommeil qui convient » (E. S., 84). Dans le même esprit, il indique au retraitant : « Au point où je trouverai ce que je veux, je resterai en repos, sans me soucier d’aller plus loin, jusqu’à ce que j’en sois rassasié » (E. S., 76). Nécessaire à la concentration de l’esprit, à la stratégie, à la mobilisation économique et ajustée des forces, le mental ne suffit pourtant pas pour gagner ou accomplir l’épreuve quand il s’agit de sport. Pas plus qu’une connaissance purement mentale ou notionnelle de l’Évangile ne suffit à faire vivre une rencontre vivante de Dieu ou de Jésus Christ : « Ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et goûter les choses intérieurement » (E. S., 2). C’est de se découvrir habité par une parole, un geste, un désir qui mettent en route avec quelqu’un.
Inversement, il est très important d’être bien préparé mentalement pour réussir un exercice corporel. Qu’il s’agisse d’une performance ou d’une compétition, d’une attitude à mettre en place ou d’une régularité à tenir dans la durée, il faut avoir préparé et évalué, construit le parcours ou l’opération dans sa tête. Il faut aussi être décidé à tenir jusqu’au bout, à accomplir ce qu’on a choisi et dit. Dans le sport de haut niveau, ce travail indispensable et rationnel sur le mental fait aujourd’hui la différence entre un champion et un grand sportif. Mais dans ce travail austère, dans cette ascèse, comment trouver la liberté qui nourrit la motivation ? Comment rester libre ? Comment traverser les épreuves, les souffrances, et plus encore peut-être les tentations, les propositions multiples qui attirent et distraient, en même temps qu’elles motivent ? Le risque de s’aliéner jusqu’au dopage est aussi réel que celui d’être à la merci de coaches plus intéressés par des gains de toutes sortes que par la liberté et l’avenir du sportif. L’ascèse seule, les efforts qu’elle requiert ne suffisent point à demeurer dans la liberté. C’est une épreuve spirituelle, intérieure, qui appelle du discernement, de la mesure, des efforts appropriés dans l’esprit de ce que dit Ignace dans les « additions » déjà évoquées. De même que l’expérience des Exercices spirituels appelle un accompagnateur expérimenté dans le discernement des esprits et soucieux du bien spirituel de la personne, de même la préparation sportive nécessite un accompagnement de toute la personne et non seulement du sportif, car c’est de la liberté de celle-ci que tout dépend. Les entraîneurs sportifs le savent bien.
Pour donner les Exercices spirituels, Ignace fait référence aux exercices corporels parce que les uns comme les autres sollicitent la liberté et s’unifient en elle. Elle les habite de sa force et de son devenir propre, tandis qu’ils la font grandir, pour autant qu’on demeure en tout à l’écoute de l’Esprit qui fait vivre. Ni l’ascèse, ni la technique physique aussi exigeante soit-elle, ni le travail mental le plus rigoureux ne peuvent par eux seuls donner accès à l’Esprit et à une pleine liberté. Les deux sont nécessaires, non pas pour réaliser une performance mais pour mieux se disposer à la rencontre du Seigneur qui se donne gratuitement. Exercices spirituels et corporels sont subordonnés à cette rencontre, espérée, préparée et pourtant toujours inouïe et inattendue, qui fonde et mobilise une liberté choisie.
 

Le discernement de « ce qui me convient »


La sensibilité et l’attention d’Ignace à l’équilibre mental et physique de l’expérience spirituelle sont certainement le fruit des excès qui marquèrent son séjour à Manrèse, où il passa presque un an juste après sa conversion à Loyola. Jusque-là, Ignace était habité par la consolation née du désir de suivre le Christ dans la sainteté, conformément à l’imaginaire médiéval peuplé d’actes héroïques. Mais voici qu’une dure désolation s’empare de lui : doute sur luimême, scrupules, peur, dégoût, tout s’enchaîne. S’il n’a plus foi dans son projet avec Dieu, c’est qu’il a péché, pense-t-il. Estimant qu’il est lui-même la cause de sa désolation, il redouble d’austérités qui l’enferment dans une spirale infernale au lieu de l’en sortir. Ignace a vécu là une domination tyrannique du mental sur son corps qui faillit lui être fatale. Quand la perspective du suicide vient à sa conscience, alors, dit-il, quelque chose s’ouvre en lui, la certitude que ce n’est pas l’Esprit saint, l’Esprit de vie, qui l’inspirait, mais l’esprit de mort bien incapable d’ajouter un seul jour à sa vie. « Il s’éveilla comme d’un rêve » (Le Récit, § 25) et, avec l’aide de son confesseur, il mit fin aux mesures excessives qu’il s’imposait. Il n’est plus préoccupé de son image de sainteté et de réussite et se met à contempler une autre image, celle du Dieu invisible rendu visible en Jésus Christ qui sera désormais son guide, son « maître d’école ». 
L’excès ne caractérise pas les Exercices spirituels. Déjà les « additions » appelaient à la mesure dans les pénitences, dans les veilles, dans l’austérité et le rapport au corps. En lien avec la contemplation de la passion du Christ, les « règles pour s’ordonner à l’avenir dans la nourriture » (E. S., 210-217) viennent encore insister sur la mesure et la modération, ou plus exactement sur le discernement. L’objectif n’est pas de se sacrifier ou de souffrir parce que le Christ a souffert. Il s’agit de disposer sa vie à écouter et suivre le Christ là où il nous appelle, et cela suppose de disposer son âme et son corps, d’être sensible à l’appel et prompt à y répondre et, par suite, à endurer ou à combattre ce qui ne manquera pas de venir à l’encontre de cette réponse, en soi, dans sa chair, ou autour de soi. C’est pourquoi, il importe de ne pas vivre selon des appétits désordonnés, quel que soit le domaine, mais de s’entraîner à la frugalité et à la saveur en tout, de manière que les sens intérieurs puissent vibrer à la présence du Christ en toute situation et que les sens corporels mettent en mouvement vers lui. « L’application des sens » en deuxième semaine des Exercices vise déjà cette transformation intérieure qui permet de « sentir » et de reconnaître la présence du Christ. La volonté de Dieu n’est pas dans l’excès et cela fournit un critère fort de discernement. Ce qui tente jusqu’à l’excès ne vient pas de Dieu mais de « l’ennemi de la nature humaine », selon une expression utilisée par Ignace pour nommer Satan, l’esprit de mort. Et le fruit est l’aliénation, la mort, telles qu’Ignace en a fait l’expérience. Il y a donc une limite à trouver entre la mort à soi-même que suppose tout entraînement, et le désir mortifère de se dominer totalement. La tradition spirituelle développe une grande méfiance à l’égard des exercices corporels car ils tendent à développer les passions entretenues par l’esprit de mort jusqu’à l’excès. C’est en eux, pourtant, que peut se discerner une limite essentielle entre vie et mort, entre liberté et asservissement, et qu’un frein peut être mis à un mental trop dominant en chacun de nous. La sainteté à la suite du Christ est d’abord un chemin d’incarnation.

(Propos recueillis par Remi de Maindreville) 


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[1] Exercices spirituels, 1.