Lorsqu'il s'agit d'évoquer l'éminente noblesse de l'âme humaine, qui n'a d'égale que la nature divine ; la manière dont Dieu ne cesse de s'engendrer lui-même dans le Grund ohne Grund de l'âme (« l'abîme sans fond », Ps 42-43[41-42],8) ; l'impitoyable appel au dénuement intérieur et au détachement (Abgeschiedenheit) sans lequel l'homme ne saurait accéder à la liberté et à sa vocation divine ; ou le véritable motif de l'Incarnation, qui n'est autre que la naissance de l'homme à lui-même ; en tout cela, Eckhart manie sans ménagement le paradoxe et les raccourcis provocants. Nos contemporains s'en régalent. Certains croient tenir là les excitantes formules d'une mystique « humaniste » à ras d'immanence pure. En quoi ils cèdent au même genre de myopie que les censeurs de 1329, lorsque ceux-ci dénonçaient le « panthéisme » du maître rhénan.
Depuis plus de quarante ans, les traductions, les études et les commentaires se sont multipliés, en France aussi, qui permettent de situer ces écrits, d'allure si moderne, dans la perspective historique qui les a vus naître, et donc de dissiper les contresens. Il faut citer notamment les travaux d'Alain de Libera, de Gwendoline Jarczyk et de Pierre-Jean Labarrière. Les notes dont Éric Mangin assortit son édition bénéficient de ces travaux.
Si certaines âmes s'inquiètent du danger que pourrait faire courir à leur foi la lecture d'Eckhart, la réponse, en 1987, du père Timothy Radcliffe, Maître général des Frères prêcheurs, apaisera peut-être leurs scrupules : Maître Eckhart n'a jamais été condamné, mais seulement vingt-huit formules trouvées dans ses écrits, dont il assurait qu'elles avaient été mal comprises.