L'opposition des deux voies (celle du Christ et celle du "monde"), qui éclate quand on développe leurs dynamiques respectives selon la méditation des deux Etendards, est convaincante. Nous pouvons nous sentir portés à dire : "D'accord, c'est logique de suivre la voie du Christ." Nous mesurons bien l'enjeu de l'option pour la voie du Christ comme diamétralement opposée à celle du "monde". Nous comprenons, nous sommes séduits intellectuellement, et notre regard sur les personnes et les choses tend à se convertir. Mais sommes-nous radicalement prêts à faire des choix en conséquence, définitivement et chaque fois qu'il le faut ?

Une question cruciale

La question vaut la peine d'être posée, et saint Ignace la pose en faisant suivre la méditation des deux Etentards par celle des trois types d'hommes - l'intention de celle-ci étant précisée dans le titre : "afin d'embrasser ce qui est le meilleur" (149), et dans le troisième préambule : "afin de choisir ce qui peut contribuer davantage à la gloire de sa divine Majesté et au bien de mon âme" (1542). D'une méditation à l'autre, il s'agit en somme de faire le passage de la conviction, qui peut n'être qu'intellectuelle, à l'adhésion susceptible de déboucher dans une décision qui engage réellement et qui compromet au-delà de toute précaution ou de toute réticence. Dans les deux Etendards, on demande "la connaissance de la vraie vie qu'enseigne le Christ, et la grâce pour l'imiter", ce qui revient, selon le colloque, à la demande d'"être reçu sous l'étendard du Fils" (139, 147). Or l'accomplissement de cette demande passe par un choix décisif qui suppose la liberté spirituelle que traduit l'indifférence au sens ignatien du terme. En effet, suivre la voie du Christ pauvre, c'est être prêt à se laisser conduire par Dieu là et comme il le voudra pour un meilleure service, à la gloire du Christ se nourrissant de la volonté du Père.

Ainsi, l'exercice des trois types d'hommes veut nous aider à aller plus profond dans notre adhésion au Christ pauvre : non seulement changer notre regard (comprendre les deux voies et leur opposition radicale) mais aussi notre coeur, notre être tout entier, au point de réaliser et d'accepter lucidement que suivre le Christ puisse nous demander de passer par des chemins inattendus dont nous ne serons pas toujours maîtres. Ces chemins seront pourtant bien nôtres, parce que nous les aurons choisis réellement quand ils se seront imposés à nous qui attendons dans la disponibilité qu'inspire la liberté spirituelle. De ce fait, la méditation des trois types d'hommes a une place et une signification cruciales dans l'itinéraire des Exercices, et la démarche à laquelle elle invite doit être constamment réactualisée par ce qui veut choisir de vivre à la suite du Christ pauvre pour un meilleur service.

Sans préalable ni condition

Dans cette méditation, Ignace nous met en présence de trois attitudes différentes adoptées par trois groupes d'hommes affrontés à un même choix décisif quant au sens de leur vie. Cette confrontation veut aider à prendre conscience des obstacles qui peuvent demeurer ou des déviations qui peuvent même s'introduire chez celui qui prétend choisir conformément à la voie du Christ, parce que demeure en lui quelque attachement qui n'a pas encore été converti.

Même si l'on a décidé de vivre à la manière du Christ en voulant suivre sa voie dont on a bien compris l'enjeu sur le plan de l'intelligence, on peut rester, inconsciemment ou non, attaché à un bien, à une valeur, à une situation, à une manière de voir, qui sans être mauvais en eux-mêmes, sont un obstacle pour le choix du meilleur service. On veut bien choisir selon la voie du Christ, mais à condition de ne rien changer d'essentiel, car, sans toujours le savoir, on tient trop à ce que l'on est ou à ce que l'on a, ou encore à ce que l'on rêve d'être ou d'avoir. En l'écrivant ainsi, l'on saisit la contradiction illustrée par l'attitude du premier groupe d'hommes : on veut, et on le dit, parce qu'on a été séduit par la voie du Christ, mais on ne veut pas réellement, parce que la séduction n'a pas dépassé le plan de l'intelligence.

Mais l'obstacle peut être plus subtil, comem dans le cas du deuxième groupe d'hommes. On veut bien se décider selon la voie du Christ, mais à condition de passer par le chemin qu'on a déjà prévu. "Je te suivrai, Seigneur, mais permets-moi d'abord de prendre congé des miens", dit un homme à Jésus. Il n'est pas dit que ce soit mal de prendre congé des siens, mais cet homme en fait une condition. Jésus lui répond : "Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au Royaume de Dieu" (Lc 9, 61-62). Cet homme renverse le rapport des moyens à la fin. C'est ce qu'Ignace appelle "se décider par un attachement désordonné". Cet homme veut décide par lui-même de sa manière d'aimer Dieu et d'accomplir le meilleur service, et, du coup, il met des limites à la définition de ce "meilleur". Subtilement, il demeure lui-même la mesure de son amour, et par là se rend incapable d'aimer jusqu'au bout.

Il faut aller plus profond pour entrer dans l'attitude du troisième groupe d'hommes. On veut à ce point suivre le Christ dans sa voie que cet objectif relativise les moyens qui seront à prendre dans telle circonstance pour réaliser concrètement cette suite du Christ. L'attachement au Christ qui a pénétré l'être tout entier, et qui n'est donc plus une simple vue intellectuelle, inspire le détachement préalable à l'égard de tout moyen qui permet d'aborder la démarche du choix dans la véritable liberté spirituelle. Ce qui importe alors, c'est de s'en remettre à Dieu. Il s'agit de se laisser investir par l'amour inconditionnel de Dieu, au point de se laisser porter au choix que Dieu nous fera sentir pour le meilleur service. On est alors en attente du meilleur choix à faire ou de la meilleure décision à recevoir, attente dans laquelle l'homme laisse Dieu et son amour disposer de lui ou, pour le dire autrement, remet à la disposition de Dieu la manière concrète que prendra sa suite du Christ pauvre.

Une attente fruit d'un grand amour

Telle est l'indifférence, au sens des Exercices : non pas l'extinction de tout désir, l'insensibilité, la froideur, mais, sur le fond de la conversion de l'intelligence et de l'affectivité, l'attente qui expose sans préalable à l'événement et dispose à recevoir de Dieu lui-même ce qui s'imposera au plus profond de l'être pour le meilleur service. Quand cette attente, se transforme en consentement, elle ouvre la voie à un engagement de tout l'homme devenu capable d'investir toutes ses forces dans ce nouveau choix évangélique. Pour être capable de choisir le meilleur, il faut être en mesure de discerner. Or, c'est lorsque nous cessons de poser des conditions, en vivant l'attente dont il est parlé ici, que nous sommes prêts à discerner ce que le Seigneur attend de nous concrètement.

Une telle attitude se reçoit parce qu'elle ne peut pas être l'effet d'un quelconque effort volontariste. Loin d'une froideur calculée, elle est le fruit d'un grand amour, l'amour préférentiel éprouvé pour le Christ longuement contemplé en son mystère évangélique, qui est tout aussi bien l'amour de Dieu sans condition. L'indifférence, en effet, a sa source dans l'assentiment au mystère du Christ, qui est tout de dépouillement et de dessaisissement, d'obéissance et de service. Cette attitude est une grâce à recevoir, donc à demander et redemander si l'on sent que l'on n'y est pas entré tout à fait. Ignace invite d'ailleurs à cette démarche quand il indique à celui qui fait les Exercices d'avoir à reprendre à chaque contemplation, au-delà de l'exercice des trois types d'hommes, le triple colloque avec sa demande d'"être mis sous l'étendard du Fils".

Des résistances, des partis pris même généreux, peuvent nous voiler à nous-mêmes la vérité de notre propre désir et nous conduire dans les impasses. Les meilleures vues du monde ne nous engageront pas à la suite du Christ pauvre si, sans y prendre garde, nous restons attachés à nos vues personnelles ou, plus subtilement, à l'illusion d'être nous-mêmes la mesure de notre amour de Dieu. La mesure de l'amour de Dieu, qui est à vivre dans le concret du quotidien, est l'amour sans mesure de Dieu lui-même, comme celui de Marie qui, dans sa parole de dépossession, se fit toute attente pour une oeuvre qui la dépassait.