Cet essai sur le théâtre mérite de figurer dans une bibliothèque de spiritualité. Ne serait-ce que parce qu’il défend, sans complexe, une conception chrétienne du théâtre – ce qui ne signifie pas promouvoir un théâtre chrétien. L’auteur est un homme de théâtre bien connu, au sens complet du mot : comédien (comédien d’abord), mais aussi metteur en scène, auteur et même critique patenté, aux convictions affichées.
C’est à la théologie chrétienne qu’il emprunte les catégories qui lui permettent de penser le théâtre, l’action théâtrale. Pour lui, le théâtre est œuvre d’incarnation, d’incarnation de la vie (la majuscule initiale ne serait pas de trop ici). Le théâtre est un microcosme, miroir du grand microcosme de la création. Une trinité est à l’œuvre pour réaliser ce « miracle » (dernier mot de la conclusion) : l’auteur, qui engendre le verbe (le texte) ; le metteur en scène, qui permet à l’esprit du texte de s’incarner, de prendre chair sur la scène ; enfin, le comédien qui incarne le personnage selon la vérité de la vie.
Pour ingénieuse et jouissive que soit cette analogie (on pense à Augustin discernant la Trinité dans la structure ternaire de l’âme humaine), ce n’est pas elle qui assure la portée proprement religieuse de cette réflexion sur le théâtre. Mais plutôt le jugement porté sur le devenir du théâtre occidental : oublieux de ses origines religieuses, il s’est progressivement laïcisé pour ne plus offrir aujourd’hui qu’une image appauvrie de la vérité humaine dans sa riche complexité et son mystère. Devenu parole politique chez les Grecs déjà, bien avant Brecht, le théâtre a été dénaturé au XXe siècle par les « théoriciens » : ceux-ci l’ont arraché à la vie pour lui faire jouer une fonction « culturelle » (Ionesco, Beckett et surtout leurs émules moins inspirés), ou pour en faire un simple spectacle. Le théâtre ne serait plus, dès lors, miroir de la vie dans son inépuisable richesse, mais reflet d’une société qui a « perdu la boule ».
L’analyse ne bascule cependant pas dans le pessimisme. La sévérité du constat n’entame pas, au contraire, la passion de l’auteur pour le théâtre tel qu’il le conçoit et le pratique. Le lecteur découvre, au fil des pages, de savoureuses et percutantes réflexions sur les auteurs, les œuvres, les mises en scène, les polémiques autour de certaines « performances » à scandale (du Vicaire à Castellucci en passant par Golgota picnic) ; sur les redoutables pouvoirs de nuisance détenus par les metteurs en scène, dont les acteurs sont trop souvent les otages (les noms, ici, n’ont pas besoin d’être cités) ; sur la tyrannie même des auteurs (ne surtout pas s’asservir à leurs « didascalies », à leurs indications de mise en scène : l’auteur n’est pas propriétaire du sens, de l’interprétation de son texte) ; sur les avatars du théâtre de Claudel, tantôt honteusement laïcisé, tantôt outrageusement spiritualisé ; sur le rôle de l’État (« En France, normalement, le théâtre est une affaire d’État »), dont la politique brouillonne ou partisane masque une indifférence de fond envers la forme la plus achevée, parce que la plus humaine, de la création artistique.
La tonicité du propos invite à pardonner ce qu’a de probablement injuste le parallèle établi entre le théâtre et le cinéma : alors que le théâtre recréerait pleinement la vie, le cinéma, lui, ne créerait que l’illusion de la vie. Mais la réflexion sur l’image (distinction entre image et icône) aide bien à entrevoir ce qui fait la grâce unique du théâtre, dont le comédien porte tout le poids. Stanislavski reçoit ici l’hommage qu’il mérite.
Au terme de ce petit livre qu’il a traversé avec entrain, le lecteur théologien s’interroge : pourquoi l’auteur n’invoque-t-il jamais le prestigieux patronage de Hans Urs von Balthasar ? Le théâtre ne fournit-il pas son motif principal au deuxième panneau de son monumental triptyque théologique, la Theodramatik : l’incarnation conçue comme un « drame » ? « Un de la Trinité a souffert. » Ici, ce n’est plus la mort de Dionysos, comme dans le théâtre grec en son origine. Mais la « mort de Dieu », le Dieu de la Bible, comme dernier mot de la Révélation ! À la réflexion, cependant, le rapprochement ne s’imposait pas : chez Balthasar, le théâtre fonctionne comme métaphore d’une réalité théologique. Chez Jeener, il est la réalité même de la vie humaine.

Dominique Salin