C’est un lieu commun que de rappeler le rôle que saint Joseph remplit dans la conscience et la pratique religieuses du Grand Siècle. Patron des mourants, des pestiférés et de nombreux métiers artisanaux, il l’est aussi des mystiques. Les origines de son culte en France remontent à Gerson. Pourtant, une véritable dévotion au saint ne s’y répand qu’avec les spirituels du XVIIesiècle, eux-mêmes poussés par la Vie de sainte Thérèse d’Avila, grande dévote au père nourricier de Jésus 1 . Les jésuites de l’époque n’économisent pas non plus leur imagination, en inventant des théories et des pratiques pour célébrer les grandeurs de saint Joseph et invoquer sa protection universelle.
Louis Lallemant (1588-1635) ne réserve pas beaucoup de place au père putatif de Jésus dans les conférences qu’il donne à Rouen entre 1629 et 1631 en qualité d’instructeur du Troisième An. Ces conférences sont recueillies par deux tertiaires, Jean Rigoleuc et Jean-Joseph Surin, et éditées plus tard par Pierre Champion sous le nom deDoctrine spirituelle. Saint Joseph n’y apparaît textuellement que sept fois. C’est une présence apparemment modeste, mais pas anodine. Champion, qui a composé une Vie de Lallemant et l’a éditée avec laDoctrine, a pressenti que saint Joseph avait dû être une référence majeure pour l’ancien instructeur. Il a donc bien mis en évidence l’importance du saint dans la vie spirituelle de Lallemant.
Cet article vise à faire saisir comment piété et mystique se rejoignent pour Lallemant et comment ce mélange, à nos yeux plutôt étrange, nous révèle quelque chose de l’homme lui-même, ainsi que du climat religieux de son temps.
D’une dévotion personnelle à une théorie spirituelle
Le fait que Lallemant avait une grande dévotion pour saint Joseph est attesté par plusieurs sources. Une nécrologie écrite au lendemain de sa mort énumère les objets particuliers de sa dévotion : l’humanité du Christ, la Vierge Marie, saint Joseph, les anges et saint Ignace. Ce foisonnement d’objets de dévotion est typique du Grand Siècle. Il joue un rôle particulier dans la quête personnelle de salut, soit par l’invocation de la protection des personnes vénérées, soit par l’imitation de leur exemple. Pour mettre Joseph en relief, le nécrologue anonyme mentionne le désir de Lallemant d’être enterré avec une image de saint Joseph. On apprend aussi que sa dévotion particulière envers l’époux de la Vierge remonte à une vision que Lallemant aurait eue dans la chapelle de la maison de probation rouennaise 2 .
Saint Joseph, modèle de vie intérieure
Ces deux éléments du témoignage nécrologique seront repris en 1644 par Jean Jacquinot qui trouvera dans le P. Lallemant un parfait dévot de saint Joseph 3 . Champion qui évoque aussi cette expérience fournit de nouveaux éléments 4 . D’après lui, saint Joseph n’était pas simplement un objet de dévotion particulière pour Lallemant, mais un modèle de vie intérieure, tandis que Jésus et la Vierge étaient, tour à tour, modèles d’humilité et de pureté.
La Vie de Lallemant nous renseigne aussi sur quatre exercices journaliers que l’instructeur pratiquait en se souvenant du père nourricier de Jésus. Deux exercices correspondaient à une sorte d’examen de conscience, par lequel il vérifiait sa fidélité aux grâces reçues et ses efforts pour unir vie intérieure et occupations extérieures, tout cela à l’exemple de saint Joseph. Il invoquait également le saint dans ses deux autres pratiques, en lui demandant chaque jour l’amour chaste pour la Vierge et l’amour respectueux pour l’Enfant Jésus. Par ces quatre pratiques, discernement et affectivité sont placés sous le patronage de saint Joseph.
Champion tient aussi à relater les efforts de Lallemant pour la diffusion de la dévotion au saint au collège de Bourges où il vivra les quatre dernières années de sa vie. C’est là qu’il fait aimer cette dévotion à deux jeunes jésuites, Paul Ragueneau et Jacques Nouet : l’un deviendra un célèbre missionnaire au Canada, l’autre acquerra une bonne réputation d’écrivain spirituel. Lallemant se fait le garant pour eux des grâces particulières qu’ils souhaitent obtenir du saint. Il ressort des documents sur Lallemant la pratique d’une dévotion personnelle à saint Joseph et d’une diffusion de son culte.
Dans l’enseignement mystique de Lallemant
L’amour de Lallemant pour le père nourricier de Jésus le conduit pourtant plus loin. En effet, il lui assure une place dans son enseignement mystique. La question est de savoir comment cette place se situe par rapport au cœur de la Doctrine spirituelle qui s’organise autour de l’obéissance à la conduite du Saint-Esprit.
Cette question a déjà commencé à s’éclairer dans les recherches de Dominique Salin. Ce dernier a retrouvé dans la Vie du père J. Rigoleuc un passage qui semble bien résumer l’essentiel de l’enseignement de Lallemant 5 . D’après ce texte, au centre des instructions du père instructeur se situerait l’abandon à la conduite de l’Esprit. Un tel abandon mystique se préparerait par trois vertus, chacune représentée par un membre de la Sainte Famille : le mépris de soi (ou l’humilité) par le Verbe incarné, la pureté de cœur par la Sainte Vierge, le recueillement par saint Joseph.
L’exemplarité qui échoit à Joseph dans la préparation à l’abandon pneumatologique consisterait donc à incarner le recueillement, autrement dit l’amour et la pratique de la vie intérieure. Cependant, je crois que nous pouvons aller plus loin. En effet, si on revient aux souvenirs de Rigoleuc, Joseph y apparaît non seulement comme « modèle de recueillement », mais encore comme « maître et directeur » pour les jésuites du Troisième An. Du coup, ils pourront espérer « être introduits par sa faveur dans les secrètes communications de la vie intérieure » 6 . Saint Joseph semble ainsi partager la mission même de l’Esprit saint, celle de guide intérieur au fond des consciences. C’est ce qui se confirme exactement dans les textes de la Doctrine que nous allons analyser ci-dessous.
Théorie mystique
Sous la conduite de l'Esprit saint et de saint Joseph
Ce qu’on vient de constater se profile déjà, ne fût-ce que faiblement, dans le recueil qui a conservé les notes du Troisième An de Jean-Joseph Surin. Ce cahier figure à la fin de la Doctrine spirituelle sous le nom d’Addition. Chronologiquement parlant, les notes de Surin précèdent celles de Rigoleuc. Le premier fait son Troisième An en 1629-1630, le second un an plus tard. Le chapitre VII de l’ Addition évoque les membres de la Sainte Famille comme principaux objets de dévotion. Joseph y apparaît avec « la sagesse de sa conduite » 7 . On ne précise pourtant pas si cette conduite regarde le comportement du saint à son propre égard ou à l’égard d’autrui. En revanche, dans les notes que Rigoleuc nous a léguées, tout devient clair. Lallemant y explique la « pratique pour honorer solidement le Verbe incarné, la Sainte Vierge et saint Joseph » 8 . Dans le Verbe incarné, on retrouve le modèle de mépris de soi et d’anéantissement, termes synonymes pour « l’humilité » dans le langage du Grand Siècle. La Vierge apparaît comme modèle de pureté. Par contre, l’époux de Marie n’est plus simplement l’archétype du recueillement. En effet, Lallemant invite à :
La conséquence pratique de cet appel, c’est de « nous adresser à [saint Joseph] dans nos fonctions et dans nos charges, et lui demander instamment sa conduite, non seulement pour l’intérieur, mais encore pour l’extérieur ». Joseph apparaît donc investi de la charge de direction spirituelle à l’instar du Saint-Esprit :
D’où vient l’idée d’associer Joseph à la charge de l’Esprit, modèle de toute direction spirituelle ? Notons d’abord que des parallèles entre l’Esprit saint et saint Joseph se trouvent facilement chez d’autres écrivains jésuites de l’époque. De telles conceptions reposent sur une analogie entre la Trinité incréée et la Sainte Famille qui devient « Trinité créée » dans les écrits du Grand Siècle sur saint Joseph.
Les jésuites, de même que d’autres spirituels de l’époque, cherchent à retrouver lataxis Trinitatis, c’est-à-dire l’ordre des Personnes divines en Marie, Jésus et Joseph. Ils attribuent à ce dernier, parfois à l’intérieur du même ouvrage, tantôt la place du Père, tantôt celle de l’Esprit. Pour Étienne Binet, Joseph partage le titre d’époux de la Vierge avec l’Esprit 11 . Paul de Barry écrit la même chose, mais il contemple aussi Joseph comme représentant de l’Esprit dans l’amour 12 . Pour Jean Jacquinot, l’Esprit contracte avec Joseph « une alliance de frère à frère, par l’entremise de Marie » 13 .
Un gouvernement doux et intérieur
On célèbre aussi la douceur dont Joseph gouverne la Sainte Famille : « Quand [Joseph] priait, il demandait en commandant et, quand il gouvernait, il commandait en demandant. 14 » Mais son gouvernement se poursuit dans la vie intérieure des âmes élues. « Il est le dominateur des âmes dont la vertu doit être inconnue et cachée dans ce monde. 15 » Or Lallemant associe ce gouvernement doux et tout intérieur de saint Joseph à la direction par l’Esprit saint. De la sorte, on n’est plus simplement au niveau dévotionnel, mais à un plan entièrement mystique où l’Esprit et Joseph alternent pour la direction d’une conscience individuelle.
Notons encore une chose. Joseph, avec Marie et d’autres saints, est un support pour l’humanité du Christ dans laDoctrine spirituelle. Lallemant est un amoureux du Verbe incarné, mais sa compréhension de l’Incarnation porte les défauts d’une vision augustinienne et rhénane de la nature humaine, comprise comme trop faible et néantisée. Une telle nature-néant risque d’être absorbée par le Verbe dans le mystère de l’Incarnation que Lallemant comprend comme « abaissement de l’être au néant » 16 . Dans ce contexte, l’importance des saints comme intercesseurs auprès de Dieu ou lieutenants de fonctions divines ne peut que grandir, car la consubstantialité du Christ avec l’humanité, réduite au néant, est dangereusement dévaluée.
Une dévotion en procès
Direction spirituelle et formation jésuite
Revenons à l’analogie de direction entre le Saint-Esprit et saint Joseph. Nul doute que les sensibilités du Grand Siècle, âge d’or de la direction spirituelle, se reflètent dans cette pensée. Toutefois, une question inquiétante surgit rapidement. En effet, si l’on est dirigé intérieurement par le « ciel », a-t-on encore besoin d’une direction extérieure, terrestre ? Ou, pour poser autrement la question, qui garantira l’authenticité de cette immédiateté avec Dieu, qu’elle soit comprise pneumatologiquement ou « joséphologiquement » ? Certes, Lallemant est conscient de ce danger et cherchera à mettre des garde-fous dans son enseignement. Néanmoins, la problématique – qui était déjà présente dans les débats autour des Exercices spirituels au temps d’Ignace – demeure. De plus, elle devient particulièrement aiguë dans la Compagnie, elle-même marquée par le défi de l’Église post-tridentine et des Temps modernes : la tension entre liberté de conscience et contrôle institutionnel.
Autre point non négligeable : Lallemant parle à des jésuites tertiaires, c’est-à-dire des participants du Troisième An, dernière étape de la formation jésuite. Cette phase finale était déjà prévue par les Constitution s de la Compagnie, mais elle n’a vraiment été mise en place qu’après la VII e Congrégation générale de l’Ordre (1617). Cette mise en place a grandement rehaussé la dimension ascétique et institutionnelle par rapport à l’idée originale qui était plutôt celle d’un renouveau spirituel et d’une intégration de l’affectivité après de longues études desséchant l’âme.
Ce que l’Institut jésuite attend de la formation finale à partir du XVII e siècle, c’est de faire parvenir les jésuites à la « pleine et absolue abnégation de soi » qui devra se manifester dans l’obéissance parfaite aux représentants de l’Institut jusque dans les détails d’ordre spirituel, tels que la durée et la manière de faire oraison. La vie religieuse des jésuites se régularise alors en tous ces aspects spirituels et apostoliques. D’une part, ce processus est nécessaire pour la survie même de l’Ordre, car les jésuites s’abandonnent dangereusement à trop d’activités. D’autre part, l’intensité du contrôle ne peut que susciter des résistances à l’intérieur de l’Ordre.
Climat de méfiance
Ces défis sont particulièrement réels chez les jeunes jésuites français du mouvement mystique et réformiste des années 1620-1645, mouvement que nous connaissons assez bien depuis les études de Michel de Certeau 17 . Lallemant est un protecteur discret de ce mouvement. La dénonciation dont il fait l’objet auprès du père général Vitelleschi (supérieur général de la Compagnie de Jésus), au printemps 1629, comme instructeur « entièrement mystique » qui « veut mener tout le monde à une dévotion extraordinaire » s’inscrit dans le climat de méfiance qui entoure ce courant mystique.
L’objet de dévotion inculpé est, bien probablement, saint Joseph. Cette hypothèse se confirme si l’on tient compte du fait que les amis mystiques du père instructeur au collège parisien, Claude Bernier et Jean-Joseph Surin, sont mis en examen par le père général Vitelleschi au même moment que lui, car ils veulent « honorer plus excellemment saint Joseph et exalter sa dignité, lui décernant de nouveaux titres, inusités en théologie et dans la pratique de l’Église » 18 . C’est ce que le père général écrit au père provincial Jean Filleau dans la lettre par laquelle il demande aussi l’enquête sur l’instructeur « entièrement mystique ». La bourrasque s’apaise assez vite autour de ce dernier, mais ses amis à Paris resteront sous contrôle. Leurs pratiques « joséphistes » seront formellement interdites par le général.
Notons bien que tout ce que nous savons de la pensée de Lallemant à propos du rôle de Joseph dans la vie spirituelle est relativement limité, justement parce que tout cela date des années suivant la délation de 1629. L’instructeur devait originellement avoir des idées bien plus radicales que ce que nous avons analysé plus haut. Ayant tiré conclusion de l’affaire, il est certainement devenu plus prudent en matière de dévotion et de mystique. Rien ne montre mieux sa prudence après l’enquête de 1629 que sa correspondance spirituelle avec Pierre Boutard, employé laïc au collège parisien, à qui il écrit en mars 1631 :
Dans cet extrait, on découvre rapidement une réserve : le dévouement à saint Joseph ne devra pas sortir des bornes d’une dévotion toute privée, « puisque publiquement la chose n’est pas permise ». L’interdiction du père général est donc toujours en vigueur. C’est à peu près à la même époque que Lallemant écrit une autre lettre à Pierre Meslant, l’un de ses anciens tertiaires 20 . Cette lettre ne contient qu’un bref appel à exhorter les jeunes jésuites « à quelque sainte pratique, à la dévotion de Notre Seigneur, à celle de la Sainte Vierge et de saint Joseph, à celle de l’ange gardien » 21 . Quant à Ragueneau et Nouet que nous avons évoqués plus haut, Lallemant les gagne au saint patriarche par des entretiens personnels. De la sorte, l’apôtre passionné de saint Joseph préférera répandre son culte en privé, par correspondance et direction spirituelles, plutôt qu’à travers des discours et des théories qui pourraient recevoir de la publicité.
* * *
Avouons-le, notre mentalité moderne a du mal à se familiariser avec l’aspect dévotionnel de la spiritualité de Lallemant, qu’il se manifeste envers saint Joseph ou d’autres saints. On préfère Lallemant comme mystique plutôt que comme dévot. Mais oublier ce dernier revient à mutiler son histoire personnelle, de même que sa pensée. Au XVII e siècle, dévots et mystiques se rejoignent et se confondent sur une commune toile de fond socioreligieuse.
Plus un mystique penche vers le dépouillement spirituel – et Lallemant est de ceux-là par l’importance qu’il attribue au vide intérieur et à la pureté de cœur –, plus il trouvera, sans doute inconsciemment, une compensation dans l’amour et le respect envers les figures humaines de sainteté. D’autant plus que l’humanité du Christ, on l’a vu, souffre d’une compréhension défectueuse. Avec son humanité, Joseph contribue à l’éclairer.
Il apparaît aussi comme modèle humain de direction spirituelle et, plus profondément, de gouvernement religieux. Son rôle – avec toutes ses ambiguïtés – n’est finalement que d’attirer l’attention sur les défauts d’une théologie spirituelle, mais plus encore sur ceux d’un ordre religieux où le contrôle institutionnel, aussi bien intentionné soit-il, n’apporte pas forcément de remède au manque d’intériorité et à la dispersion dans les tâches apostoliques. En lisant la Doctrine spirituelle ou la Vie du père Lallemant, tenons compte de ces données pour comprendre la place que celui-ci assigne à saint Joseph dans son enseignement spirituel.
1 Cf. Bernard Dompnier, « Thérèse d’Avila et la dévotion française à saint Joseph au XVIIe siècle »,Revue d’histoire de l’Église de France, T. 90, 2004, pp. 175-190.
2 Georges Bottereau, « Autour d’un billet inédit et de la Summa vitæ du P. Louis Lallemant S.I. », AHSI, vol. XLV, 1976, p. 303.
3 Jean Jacquinot,La gloire de saint Joseph […], P. Palliot, 1644, pp. 733-734.
4 Doctrine spirituelle (DS), nouvelle édition établie par Dominique Salin, DDB, coll. « Christus » n° 97, 2011, pp. 430-432 et 442.
5 Cf. DS, pp. 26-30.
6 Cité par Dominique Salin, DS, p. 28.
7 DS, p. 403.
8 DS, pp. 322-323.
9 DS, p. 322.
10 DS, p. 323.
11 Étienne Binet, Tableau des divines faveurs faites à S. Joseph […], S. Cramoisy, 1634, p. 129.
12 Paul de Barry, La dévotion à S. Joseph […], Cl. Rigaud, 1643, p. 37.
13 Jean Jacquinot,op. cit., p. 92.
14 Étienne Binet,op. cit., p. 234.
15 Paul de Barry, op. cit., p. 208.
16 DS, p. 249.
17 « Les “Petits Saints” d’Aquitaine », dans La Fable mystique XVI e -XVII e siècle, T. 1, Gallimard, 1982, pp. 330-373.
18 Georges Bottereau, « Saint Joseph et les jésuites français de la première moitié du XVIIe siècle », p. 808.
19 DS, p. 457.
20 Cette lettre est intégrée dans le texte de la Doctrine spirituelle sous le titre « Avis pour un directeur des jeunes religieux qui sortent du noviciat », pp. 96-100.
21 DS, p. 100.