La Passion de Jésus Christ est le centre de l'histoire humaine, l'instant où l'homme pécheur, mis en présence du Juste et du Saint, a montré jusqu'à quelles extrémités de haine, de cruauté et de bassesse, le péché pouvait le conduire – l'instant aussi où le Fils de Dieu, tombé aux mains du péché, a montré jusqu'où un homme semblable à nous était capable, par amour pour Dieu et ses frères, de pousser la grandeur et la générosité. Cette double Révélation de l'amour et du péché – ou plus exactement cette unique Révélation de l'amour de Dieu, capable de nous atteindre au fond de notre péché, de mourir de ses coups et de nous arracher à son pouvoir en nous tenant unis à lui jusqu'à la mort – met à nu les données fondamentales de notre existence. Il est naturel que la solitude, cette condition permanente de l'homme, notre inséparable compagne et l'une des marques les plus cruelles de notre esclavage, découvre à cette heure son visage le plus redoutable, puisque c'est l'heure où l'amour de Dieu, dans le cœur et la chair du Crucifié, vient nous sauver de notre solitude et nous introduire tous ensemble dans la communion du Père et de son Fils unique. L'enfer, c'est les autres (Jean-Paul Sartre a raison), les autres entassés autour de nous et nous imposant, à des millions d'exemplaires, le visage hideux de notre déchéance, la même impuissance à échanger, ne fût-ce qu'un instant, un regard d'intelligence, la détente d'un sourire. Cet état de l'humanité, nous le connaissons, puisque nous sommes capables de l'imaginer, de le peindre, de le jouer au naturel ; cet état serait le nôtre si Jésus Christ n'était venu forcer les portes de notre prison, nous éveiller à la liberté et à la communication de l'amour. Mais il lui a fallu, pour y parvenir, faire l'expérience de notre solitude, connaître la détresse du malheureux perdu dans le monde, l'angoisse de l'homme dépouillé de tout appui. Si plus rien au monde n'est capable désormais de nous séparer du Christ, c'est qu'il a connu, et surmonté dans l'amour, les murs infranchissables de notre solitude.

Solitude de l'amitié trahie

Jésus a connu l'amitié : « Il aimait Marthe et sa sœur et Lazare » (Jn 11, 5). De ses disciples, il a voulu faire ses amis (Jn 15, 15) et cette intention dirige ses premiers choix et sa façon d'appeler les siens, de faire des Douze « ses compagnons » (Mc 3, 14). Jésus, qui n'a pas de foyer où se retirer, pas d'existence privée, parce qu'il appartient à tous, vit entouré de ses disciples, mange avec eux, dort au milieu d'eux (Mc 5, 38). Peut-il marquer plus ouvertement à quel point il est chez lui parmi eux et qu'ils sont réellement pour lui son frère, sa sœur et sa mère (Mc 3, 34-35) ? Les secrets qu'il leur confie, « le mystère du royaume de Dieu » (Mc 4, 11), ce ne sont pas les domaines réservés d'une initiation supérieure, ce sont les secrets de sa propre existence, c'est le mystère du grain jeté en terre et qui doit mourir pour ne pas rester seul (Jn 12, 24), de la Parole livrée sans défense à la bonne volonté des hommes ou à leurs résistances, à leur indifférence, à leur inconstance ou à leur attention. Patiemment, plus profondément chaque jour, Jésus resserre son amitié avec les siens.

Plus il avance, plus il approche de son heure, et plus il se confie à eux, et plus aussi il leur demande, car l'amitié est un échange et il faut qu'ils aient quelque chose à lui donner. Pour lui, pour le suivre, ils ont tout quitté ; ils ne soupçonnaient pas qu'il les entraînait vers la solitude. Ils le découvrent brutalement le soir de la multiplication des pains, quand il les arrache de force à la foule enthousiaste, les fait remonter dans leur barque et les laisse affronter seuls la tempête et leur déception, tandis que seul il s'enfonce dans la montagne pour prier son Père et obtenir de lui qu'ils tiennent dans la foi (Mc 6, 45 sqq.). Il l'obtient en effet : quand, dans la synagogue de Capharnaüm, il voit bon nombre de disciples, qu'il était habitué à retrouver à ses côtés, prendre leurs distances et