« Rien ! » C'est un des maîtres-mots de la tradition mystique. Dieu n'est rien – rien de ce que l'homme peut concevoir – n'ont cessé de marteler les mystiques, de Denys l'Aréopagite au VIe siècle à Angelus Silesius au XVIIe (Dieu un pur rien est le titre du beau livre consacré au Silésien par Jacques Le Brun, au Seuil, en 2019). Mais c'est Maître Eckhart qui, au XIVe siècle, commentant la conversion de saint Paul pour les moniales et les béguines de Strasbourg, avait trouvé la formule la plus frappante : « Lorsqu'il se releva de terre, les yeux ouverts, il vit le néant, et ce néant était Dieu. »
« Rien ! » C'est encore ce que l'homme doit consentir à devenir, lui aussi, s'il veut laisser Dieu être Dieu en lui. Consentir à cet évidement de soi, à ce détachement de toute image et de toute représentation, de toute volonté propre, de toute attache et de toute revendication de l'ego qui pourrait faire obstacle, si ténu soit-il, à « la naissance de Dieu en l'âme », comme disait Maître Eckhart. « Anéantissement », avait écrit à la même époque Marguerite Porete dans son Miroir des âmes simples et anéanties, brûlé en même temps qu'elle à Paris, en place de Grève, le 1er juin 1310. « Nada, nada, nada, jusqu'à y laisser sa peau », répétera Jean de la Croix. « Annichilazione », disait en écho, à la même époque, Achille Gagliardi pour qualifier ce que son maître Ignace de Loyola avait nommé platement, ou sobrement, « indifférence ». « Anéantissement », « abnégation », traduiront, à la suite de Bérulle, les spirituels français du XVIIe siècle.
Lorsque ces mots de la tradition mystique prennent chair dans une existence humaine, cela peut donner le chemin de croix que propose ici, en treize stations, Rémy Valléjo. Un chemin de croix imaginaire : ce qu'ont peut-être été les derniers mois de Maître Eckhart, dont on ne sait pas grand-chose, sinon qu'il fut persécuté par la jalousie de certains de ses frères, la haine du prince-archevêque de Cologne, poursuivi et finalement condamné par la plus haute instance de la justice ecclésiastique, sise en Avignon, auprès du pape Jean XXII qui, le 27 mars 1329, signa la bulle condamnant vingt-huit propositions extraites de ses traités latins et surtout de ses sermons en allemand. Condamnation posthume, sans que l'on sache si Maître Eckhart, qui avait quitté Cologne pour être présent à son procès, était encore vivant lors de son ouverture. Condamnation injuste, aux yeux de l'Histoire, qui a su faire la part de la malveillance et celle de la bonne foi. La part aussi de la hardiesse des formulations du maître, parfois provocantes, certes, mais dont la fulguration ne cesse d'éblouir.
Le frère Valléjo, bien connu pour ses travaux et ses publications autour de son illustre devancier dans l'ordre des Prêcheurs, se risque ici à nous introduire dans les affres et le monologue intérieur de son héros, « vaillant d'esprit », mais qui « n'en est pas moins un homme fatigué, usé par l'âge, les labeurs et les veilles, les voyages et le surmenage ». Effacement progressif, ultimes dépouillements de l'homme déjà détaché de tout. Des extraits significatifs des propos du maître scandent en contrepoint le travail du négatif dans sa chair et son esprit. Le tressage du métaphysique et du psychologique se révèle parfois un peu pesant, le lecteur peut se demander si les propos de Maître Eckhart gagnent en « authenticité » à être ainsi mis en scène. De toute façon, un tel Lesemeister (« maître à penser ») qui était également Lebemeister (« maître de vie ») ne pouvait être aussi qu'un « maître à mourir », et d'abord à soi-même.