Les soignants ont pris conscience, depuis une trentaine d’années, que soigner quelqu’un, ce n’est pas seulement s’intéresser à sa maladie ou à ce qui lui fait mal. Cela s’est fait progressivement, même si c’était très présent dans les premiers temps où le soin s’institutionnalisait, au temps des premiers hospices, des premiers hôpitaux. La maladie elle-même était vue à travers le spirituel, dans la mesure où l’on considérait qu’un péché pouvait s’y exprimer.
Cette vision de la maladie s’est considérablement modifiée avec la modernité, qui a commencé à en élaborer une compréhension purement rationnelle, jusqu’à en chercher et traiter la cause de façon mécanique, avec une certaine efficacité. Ce qui relevait du domaine psychosomatique suscitait peu d’intérêt de la part de beaucoup de soignants ; l’évocation même du mot « psychosomatique » pouvait constituer un euphémisme pour signifier qu’on suspectait le patient de simuler une maladie. Petit à petit, on s’est rendu compte que le lien entre le corporel et le psychique s’avère insaisissable, que l’on doit soigner le patient dans sa globalité, le prendre en compte dans sa dimension sociale, affective, psychologique et spirituelle.

 L’optique du care

L’optique du care, dont on a beaucoup parlé récemment, va dans ce sens et a permis aux soignants d’intégrer que le patient n’est pas seulement celui qui reçoit passivement un soin. Elle permet donc d’envisager la relation soignant/soigné autrement que de manière unilatérale ou unidirectionnelle. Si le patient est considéré par le soignant comme une personne à part entière, il peut y avoir dès lors échange réciproque. Du « paternalisme » médical, on est donc passé au partenariat ou à la participation à droit égal. La vie personnelle, et pas seulement professionnelle, du soignant s’en est alors trouvée sollicitée par la prise en compte de l’affect dans le soin. Le patient a certes besoin de soins techniques, de médicaments, de démarches psychologiques, mais il est aussi en attente affective, par la mise en place d’une vraie rencontre. Car l’affectivité ne se « traite » pas : on ne peut délivrer un gramme ou deux de compassion... En mettant à égalité la personne soignée et la personne soignante, on sort du cadre thérapeutique, tout en restant dans le cadre du soin. L’enjeu de cette rencontre, c’est qu’il y a, pour chacun, quelque chose dont il faut prendre soin. Dans le care, la personne malade reçoit et donne tout autant que le soignant.
La thérapeutique devient alors médiation d’une rencontre entre deux personnes qui cherchent ensemble les meilleures conditions pour que le soin ait lieu. Car il peut arriver que le patient refuse le soin. À une époque encore récente, un patient pouvait être contraint à prendre un traitement ; aujourd’hui, ce n’est plus envisageable, a fortiori si l’on se situe dans le cadre du care. Si refus il y a, il faut alors se demander si l’on a établi une rencontre authentique, une véritable écoute réciproque. Cela suppose donc un engagement du soignant, non seulement en tant que professionnel compétent, mais en tant que personne qui, affectée par la souffrance de l’autre, désire aider, soigner.

 Qui sont les soignants ?


Quand on évoque les soignants, viennent spontanément à l’esprit médecins, infirmier(e)s, aides-soignant(e)s, kinésithérapeutes, psychologues... Cette première énumération se réfère à des professionnels de santé, des personnes qui ont suivi une formation dans un domaine particulier, et qui mettent leur compétence au service d’une personne en souffrance. Cette connaissance technique implique une relation, une rencontre directe avec la personne soignée, une présence physique.
Par ailleurs, du point de vue du soin global de la personne, il faut évoquer aussi l’aumônerie. Dans la tradition chrétienne, il s’agit avant tout de membres de la communauté qui vont visiter, soutenir dans la prière, d’autres membres souffrants. Ils n’ont parfois pas d’autre formation que celle de l’initiation chrétienne. Leur statut de « soignants » peut faire d’ailleurs débat. Dans les réunions entre « professionnels de santé », la question se pose de savoir s’il faut absolument que les bénévoles de l’aumônerie soient présents pour entendre des informations médicales. Mais on peut considérer qu’ils sont tout aussi soignants que ces professionnels, si être soignant, au sens large, c’est « prendre soin ».
Et que dire de ceux que l’on appelle les « aidants » ? Cette dénomination permet de distinguer les soignants qui ont une formation technique des autres personnes qui gravitent autour du malade : famille, amis, accompagnateurs. Toutefois, elle n’est guère satisfaisante, car leur rôle ne s’arrête pas à la simple « aide ». Ce sont eux, en effet, qui parfois démêlent une situation face à laquelle le soignant se montre impuissant. À l’inverse, dans le cas d’un conflit familial, c’est le soignant qui se révèle « aidant », qui aménage une ambiance, un lieu où peut se rencontrer paisiblement la famille. Et quand cette situation est dénouée, le patient va mieux.
Il y a encore un troisième cercle de soignants : les personnes institutionnelles, en dehors du milieu médical. Elles ne rencontrent pas le malade, ou bien indirectement à travers un dossier ou les démarches administratives que font les familles. L’assistante sociale, en ce sens, est à la limite de l’institutionnel et du professionnel de santé. L’« institution », c’est la personne à l’accueil, la directrice de soin, la secrétaire du médecin (qui dactylographie les comptes rendus et les courriers), l’agent technique, le cuisinier, etc.

 Une lente prise de conscience


Si, dans la ligne du care, on admet que le soin est d’abord une rencontre, et que dans cette rencontre le soignant engage son affectivité avec ce que vit l’autre, cela ne peut que toucher à la vie spirituelle du soignant, même s’il ne partage pas les convictions religieuses du malade.
La souffrance, quelle qu’elle soit, interroge sur le sens qu’on donne à la vie et ne laisse pas le soignant indifférent qui se dit : Quel sens donner à ce que je fais, ici et maintenant, au-delà de l’efficacité immédiate de mes actes médicaux ? Pourquoi faire un pansement ou la toilette à quelqu’un en fin de vie ? Y a-t-il un autre sens à l’administration d’un médicament que son action chimique ? En fait, à travers ces interrogations, le soignant est amené à rejoindre la personne soignée dans son questionnement fondamental : Que signifie vivre ?
La rencontre avec le malade fait alors prendre conscience au soignant d’une certaine attitude dans le soin, que l’on peut appeler spirituelle et dont on peut distinguer trois aspects :

• La fragilité. Le soignant, du moins en Occident, est habité par la conviction que l’on peut vaincre la maladie. Cette conviction a donné lieu, notamment au siècle dernier, à d’énormes avancées médicales. Mais elle se prête aussi à une certaine occultation de la mort. Dans quelques services hospitaliers, la mort n’est parfois évoquée qu’à mots couverts. Un non-dit qui peut déjà faire prendre conscience au soignant que la mort, ultimement, est au bout de toute vie. Il y a là comme une remise en cause de ce qu’on peut appeler le « syndrome de la blouse blanche ». Comme si le fait de revêtir sa blouse ou sa tenue mettait le médecin ou l’infirmière à part du monde des patients, des fragiles. Au contact de la personne malade, le soignant peut se rendre compte de sa propre vulnérabilité, sans s’identifier à celui ou celle qu’il soigne.

• La démaîtrise. S’il y a véritablement rencontre de deux personnes, du soignant et du soigné, alors il ne saurait y avoir ni maîtrise ni contrôle. Quand je suis avec l’autre, il y a toujours une incertitude : Va-t-il accepter ma présence ? En cas de refus, que faire ? Cette situation révèle bien que le malade ne peut être réduit à sa maladie, au cas où le soignant le penserait encore. Parce qu’il n’y a pas de maladie sans malade, le soignant découvre qu’il ne contrôle pas plus le patient que le résultat du traitement ou du geste qu’il fait. L’effet du soin dépend tout autant de son effectuation que de sa réception. Ainsi, on peut faire exactement le même pansement sur deux personnes différentes ayant apparemment le même type de plaie sans être jamais assuré du même résultat. De même que la personne soignée fait l’expérience que la vie lui échappe, de même le soignant est amené à éprouver une certaine démaîtrise. 

• La nécessaire attente. La non-maîtrise, du coup, change le rapport du soignant à l’immédiateté. Le geste que l’on fait, le médicament que l’on administre ne vont pas avoir obligatoirement l’effet escompté. L’efficacité n’apparaît plus comme un droit, mais comme quelque chose à espérer. Un soin vise une finalité, et pour cela il implique une compétence et obéit à des règles précises, à un protocole. Mais, comme dans un dialogue, c’est une parole qui reste en attente d’une réponse venant de l’autre. Le soignant, s’il comprend le soin comme une parole adressée, est mis en attente. La posture spirituelle du soignant consiste dans le fait que son acte de soin vise au-delà de son efficacité immédiate. Avec le patient, il espère en fait bien plus que la simple guérison d’une maladie ou le seul soulagement d’un symptôme.
 L’autorité du Christ soignant
Un soignant qui fait autorité dans son domaine est ce que l’on peut appeler un « sage ». « Sage » renvoie à la position d’enseignement de celui qui a une forte expérience et dont la transmission se fait par l’éveil : accompagner, sensibiliser, favoriser l’autre à faire cette même expérience. Cette autorité n’est pas de l’ordre de la hiérarchie mais de l’ordre de l’exemplarité. Les paroles d’enseignement sont accompagnées d’une attitude, d’une manière d’être qui confirment la vérité, la « sagesse » de l’enseignement. Or le Christ est bien celui qui « enseignait en homme qui a autorité ». Quel enseignement pourrait-on tirer du Christ soignant ? À quoi éveille-t-il dans les multiples récits de guérison ?
Prenons l’exemple de l’hémorroïsse :

Or, une femme qui avait des pertes de sang depuis douze ans, et qui avait dépensé tous ses biens chez les médecins sans que personne n’ait pu la guérir, s’approcha de lui par-derrière et toucha la frange de son vêtement. À l’instant même, sa perte de sang s’arrêta. Mais Jésus dit : « Qui m’a touché ? » Comme ils s’en défendaient tous, Pierre lui dit : « Maître, les foules te bousculent et t’écrasent. » Mais Jésus reprit : « Quelqu’un m’a touché, car j’ai reconnu qu’une force était sortie de moi. » La femme, se voyant découverte, vint, toute tremblante, se jeter à ses pieds ; elle raconta devant tout le peuple pourquoi elle l’avait touché, et comment elle avait été guérie à l’instant même. Jésus lui dit : « Ma fille, ta foi t’a sauvée. Va en paix » (Lc 8,43-48).

Lorsqu’il est sollicité par quelqu’un, Jésus cherche toujours à entrer en relation avec lui. Dans cet épisode, pourquoi Jésus insiste-t-il pour savoir qui l’a touché ? N’est-ce pas parce que l’attitude de la femme à son égard était hors du registre relationnel ? Cherchant à toucher son vêtement par-derrière, la femme voulait garder la distance et l’anonymat. Mais, dans tous les récits de guérison, Jésus vient à la rencontre de l’autre. Jésus soignant ne voit pas le soin autrement que dans une relation. Si la femme le considère comme une machine à guérir, c’est qu’elle-même se réduit à un objet à guérir.
En ce sens, on peut dire qu’il y a un enjeu de réconciliation dans les guérisons, et d’abord de la personne avec elle-même. Le Christ rétablit la femme dans sa capacité à parler, à être en relation, capacité que la maladie lui a dérobée. La réconciliation comporte aussi une dimension sociale : la femme peut à nouveau se montrer devant tout le monde. Enfin, elle est réconciliée dans sa foi dans une relation filiale avec Dieu. L’autorité par laquelle le Christ opère les guérisons, rétablissant les malades dans leur capacité relationnelle avec eux-mêmes, avec les autres et avec Dieu, vient de sa relation avec le Père. C’est une relation d’amour qu’il ouvre à tous ceux dont il se rend proche.

Quand on s’engage dans des études de médecine ou de soins infirmiers, c’est souvent dans l’idée d’acquérir une compétence technique, une certaine maîtrise dans l’art de soigner. Le spirituel peut être alors perçu soit comme une autre technique de soin (comme par exemple l’hypnose ou le massage), soit comme une option assimilée au religieux (donc relevant de l’aumônerie). Cependant, dans la rencontre avec la personne malade, le soignant peut s’ouvrir au spirituel s’il fait de cette rencontre une expérience personnelle, et il peut vivre quelque chose de l’ordre d’une conversion, au cœur même de l’acte de soin.
Le soin du Christ ne s’arrête pas à guérir une femme de ses saignements, ni même à ranimer Lazare... Ce sont là les signes d’un soin plus fondamental. En faisant entrer chaque homme, chaque femme, dans sa relation filiale avec Dieu, il leur donne part à sa Résurrection. Il appelle toute l’humanité à traverser avec lui « les ravins de la mort » pour parvenir aux berges de la Vie. Le soin ultime du Christ est une victoire sur la mort, non pas tant dans le sens d’une vie à durée indéterminée que dans celui d’une guérison définitive de la mort qui commence dès maintenant. Le soignant comme la personne soignée sont tous deux conviés à cette espérance.