Pierre Teilhard de Chardin ! Le nom évoque pour certains l’euphorie de la croissance des années d’après-guerre ; pour d’autres, d’âpres batailles théologiques ; et, pour beaucoup, peu de chose… Et pourtant, il n’y a pas beaucoup d’aventure intellectuelle qui soit aussi urgente à redécouvrir pour penser autrement les défis colossaux qui s’offrent à notre temps : mutation écologique, sens à donner aux progrès technologiques, bouleversements de la connaissance du vivant, crise des partages de la modernité… Le livre de François Euvé vient donc à son heure pour donner à lire – ou relire – le théologien et paléontologue qui connut une renommée internationale au début des Trente Glorieuses – Le phénomène humain eut des millions de lecteurs. Ce qui fit son succès est aussi ce qui fait, aux yeux de certains, son discrédit aujourd’hui. Trop facilement classé parmi les technophiles béats, Teilhard de Chardin est pourtant loin d’un tel raccourci. François Euvé, rédacteur en chef de la revue Études, nous propose un portrait intellectuel soucieux de montrer la dynamique de cette pensée en chemin, avec ses impasses, ses hésitations, mais dont le fil conducteur est clair : le salut est affaire cosmique, de communion de tous, « il faut donc penser le salut à l’échelle du monde concret, physique, matériel ». Cette pensée n’est pas d’un optimisme facile, elle est au contraire enracinée dans la dure expérience que fit Teilhard du front, comme brancardier de 1914 à 1918, refusant toute promotion pour rester auprès de ses hommes. On comprend bien vite que « lire Teilhard, ce n’est pas découvrir un système du monde, s’initier à une cosmologie nouvelle, acquérir des idées originales, c’est partager un goût de vivre, une puissante espérance ». Car Teilhard, travaillé à la fois par cette quête du salut et l’activité de recherche (qui prend chez lui sa dimension pleinement spirituelle), nous offre un récit mobilisateur, celui de se mettre au service de la dynamique de vie qui traverse le vivant : alors que l’obsession de l’entropie (fondatrice du récit cybernétique) sous-tend bien des projets scientifiques et technologiques actuels autant que la conscience écologique, c’est l’espérance de participer à la genèse de ce monde, la certitude qu’il est encore à naître qui animait Teilhard. Alors bien des oppositions stériles – technologie contre nature, action contre intériorité – s’estompent en cultivant avec Teilhard le « sens cosmique » : « On ne peut pas penser l’avenir de l’humanité sans penser celui de l’ensemble des êtres qui composent le monde. » Ce précieux livre s’ouvre par la question du salut, redevenue si centrale, et se ferme par celle de l’action dans la « consistance » du monde, là où le Christ se tient.
 
Franck Damour