Le tricheur était autrefois un personnage voué à la honte. Dans le cadre scolaire, on considérait qu'il se préparait un avenir de transgression parce qu'il se mettait en dehors de la loi commune, acceptée par l'ensemble de la société, et quasi sacralisée. J'ai le souvenir d'un professeur de collège apostrophant un camarade tricheur et lui prédisant un avenir de voleur ! Certains d'entre nous ont le souvenir de tricheries de potaches, présentées comme des exploits sportifs, mais jamais les tricheries d'antan n'ont fait système. Il semblerait qu'aujourd'hui un certain rapport avec la triche se mette en place dans les collèges, les lycées, et même les universités. Plus profondément, nous avons à relier ce diagnostic à une absence de vérité dans le processus éducatif lui-même : si la triche existe, c'est que le monde adulte l'a laissée s'installer.
Lâcheté des adultes, duplicité de ceux qui enseignent une morale à laquelle ils ne croient pas, cynisme de ceux qui professent un mépris ouvert des règles du jeu, déni de la réalité même du phénomène, les causes d'un tel état de fait sont multiples et prennent racine dans la crise actuelle de la transmission. Il existe des lieux d'enseignement où prospèrent des systèmes de tricherie, sous le nez d'adultes n'ayant plus le souhait de jouer le rôle de « mauvais objets » qui contrôlent ; des amphis universitaires entiers s'appliquent ainsi à tricher, au point que les non-tricheurs font alors figure de marginaux enfermés dans une morale d'un autre temps !

Tricher dans l'éducation


La question de l'absence de vérité déstabilise aujourd'hui le processus éducatif lui-même. Une partie des adultes transmet aux enfants un modèle cynique de rapport à la loi et une vision militariste des institutions, dans lesquels la tricherie tient sa place, parmi d'autres moyens d'une méthodologie pragmatique de réussite sociale. D'autre part, les adultes souhaitent se mettre en position d'éducateurs sans en payer le prix en termes de présence, de mise à l'épreuve du lien, de conflits assumés : on cherche alors des recettes pour bien élever ses enfants sans pour autant consentir à risquer une guidance plus tenace qui s'exposerait à la remise en cause. L'adulte lui-même triche alors avec la densité nécessaire à toute intervention éducative, en espérant que les procédés « artificiels » suffiront. On fait « comme si » on était éducateur. Les aînés se tiennent à distance du monde des adolescents d'une manière déjà dénoncée par Hannah Arendt dans les années 60 1. Le postulat de ce style éducatif est que les nouveaux dans le monde se doivent de générer et gérer eux-mêmes leurs règles, puisqu'ils sont voués à l'autonomie.
Le vocable de tricheur n'est d'ailleurs aujourd'hui plus guère employé dans la vie sociale, excepté dans certains domaines particuliers comme celui du sport et de la politique. Nous acceptons un cynisme — un réalisme — du pouvoir qui chercherait l'efficacité, alors que l'essence même de la vérité serait d'être impuissante 2.
L'opinion alternera ainsi, non sans ambivalence, entre une reconnaissance « réaliste » du cynisme nécessaire à toute action politique et une réelle admiration pour ceux qui, parmi les politiques, échapperont à la règle supposée courante de l'absence de scrupule.
D'où l'importance pédagogique du rapport à la vérité : si beaucoup s'accordent pour prêter au monde du pouvoir un pragmatisme machiavélique d'efficacité, nous avons tous l'intuition qu'un horizon de vérité est indispensable à la survie d'un monde commun praticable, et qu'il constitue le socle même du processus de transmission. Si plus personne ne croit au politique, la démocratie bat de l'aile. Dans la même perspective, si la vérité n'est plus placée au cœur du processus éducatif, le processus lui-même est en danger. Ceux qui montrent la direction se doivent de vivre en vérité et de ne pas tricher avec un système qu'ils sont censés représenter. La fonction parentale, la fonction éducative ne requièrent pas des individus parfaits, mais elles supposent des personnes qui ne trichent pas. Cela présume d'abord une interaction entre adulte et jeune se déployant à un niveau de vérité permettant aux nouveaux venus dans le monde 3 de s'appuyer sur des figures adultes dignes de confiance. Le processus identificatoire se fonde sur l'intériorisation de certains traits de l'adulte par l'enfant ou l'adolescent et ne peut donc trouver son déploiement que dans la portance d'une réelle confiance 4.

Le système des coucous


Évoquant les grands systèmes de mensonge engendrés par les totalitarismes du XXe siècle, Hannah Arendt affirmait : « La différence entre le mensonge traditionnel [partiel et inorganisé] et le mensonge moderne revient le plus souvent à la différence entre cacher et détruire [détruire jusqu'à la réalité des faits historiques] » 5. Dans la même perspective, le rapport global à la tricherie engendré par la modernité ne consiste plus à contourner individuellement et « petitement » la loi (la triche à l'ancienne manière), mais de faire bel et bien son nid, comme le coucou, à l'intérieur de la loi commune, tout en l'utilisant.
Il s'agit alors d'une conception narcissique du rapport à la loi ; celle-ci n'est pas niée quant à son existence, mais elle est gérée au profit du sujet, comme un objet de jouissance. En termes psychanalytiques, le Moi-idéal — cette image idéale de soi nourrissant le narcissisme du sujet — a remplacé l'instance surmoïque représentant les contraintes parentales et sociétales au cœur du sujet.
Le tricheur moderne instrumentalise la loi dans une problématique de cynisme pervers : il n'est pas du tout opposé à la loi, car il faut bien qu'elle existe pour les autres afin qu'il puisse tricher. La loi n'est plus considérée comme universelle, mais elle est plutôt envisagée comme un règlement dont chacun sait que les plus malins peuvent l'interpréter. Certains se donnent le droit d'y échapper, tout en faisant semblant de jouer le jeu. Ce rapport global à la triche se nourrit d'une disqualification de l'institution : des parents se sentent légitimés de tricher pour inscrire leur enfant (en falsifiant, par exemple, leur lieu de résidence) dans un lycée en dehors de leur zone de la carte scolaire, parce qu'ils considèrent que l'institution scolaire ne fait pas son travail ; un enseignant se sentira excusé de ne pas surveiller ses élèves pendant leurs contrôles, parce qu'il estime le système élitiste et injuste, etc. Se met en place, comme par capillarité, un certain type d'ethos éducatif où la triche fait partie du jeu. Plus gravement, certains adultes mènent une vie à un double niveau, où, apparemment, ils jouent le jeu institutionnel, mais où, en profondeur, ils se servent de l'institution pour leur propre compte sans « y croire » le moins du monde.
Mais, diriez-vous, tout cela ne se passe pas à un niveau conscient... C'est à voir. Le monde freudien du début du XXe siècle était celui de la répression et du refoulement, lié à une société férocement interdictrice en terme de sexualité. Les patientes hystériques ayant permis à Freud d'élaborer la théorie psychanalytique étaient considérées comme des simulatrices. Le maître viennois montra qu'elles ne trichaient pas, mais qu'une partie des processus psychiques en cause était inconsciente.
La question de la fausseté délibérée mérite d'être reprise dans la modernité. Les souffrances narcissiques des sujets de notre culture tolèrent une certaine conscience : le mécanisme psychique de défense qui prévaut n'est plus le refoulement, rejetant loin de la conscience les représentations désagréables, mais le clivage où le moi du sujet se voit coupé en deux. D'un côté, il reconnaît un certain mode de fonctionnement social, il « joue le jeu », et, d'un autre côté, il rejette l'insupportable loi commune. En notre époque où l'hypocrisie sexuelle existe beaucoup moins, d'autres hypocrisies sont à l’œuvre — en particulier celle de l'instrumentalisation de l'autre et de l'institution.
Or cette instrumentalisation peut se transmettre. Nous vivons dans la pensée illusoire que le mal s'autogénère. Mais il existe, selon l'expression du psychanalyste Alberto Eiguer 6, une « transmission de l'imposture », où l'enfant « hérite » du déficit de surmoi de ses parents. Cette transmission prend toute son ampleur quand la vie mentale de l'adulte est structurée autour du mensonge. Quand l'adulte investit l'enfant d'une manière narcissique, quand il manipule le jeune à son profit, quelque chose se noue autour d'une fascination et d'une séduction où l'enfant comme sujet, et donc comme sujet moral, ne bénéficie pas de la portance nécessaire à son autonomisation. L'enfant grandissant sera alors tenté de reproduire ce fonctionnement où la toute-puissance narcissique est au premier plan. Le processus de transmission est alors plus de l'ordre de l'incorporation (j'ingère à l'intérieur de moi sans « digestion » la vision et le vécu de l'autre) que de l'identification où un travail de pensée est à l’œuvre.
Je brosse ici la description de l'extrême d'un tableau culturel contrasté où l'instrumentalisation de l'autre et de la loi se conjuguent à tous les degrés. L'essentiel est de percevoir combien le rapport au mensonge dans la pratique de la loi commune peut avoir des conséquences psychiques : on ne sort pas indemne de la tricherie.

Même l'enfer lui est refusé


Comment transmettre un rapport sain à la vérité ? L'adulte doit d'abord montrer au jeune qu'il fait ce qu'il dit et qu'il dit ce qu'il fait. Cette exigence est bien sûr de l'ordre de l'idéal jamais atteint, mais le souhait d'une relation forte entre parole et action reste vital. À l’inverse, quand la parole demeure décalée de l'acte, quand les discours des adultes n'ont rien à voir avec ce qu'ils font tous les jours, il est difficile à l'enfant de s'engager dans la confiance indispensable au processus éducatif. Plus profondément, l'adulte se doit de témoigner de ce qu'il croit, et surtout d'attester que le goût de la vérité surpasse la question du bien-être : le désir du jeune pour l'avenir est à ce prix.
Deux grands principes sont censés gouverner la vie psychique : le principe de réalité et le principe de plaisir ; mais il existe un autre principe « supérieur » qui serait le principe d'identité, se justifiant du sentiment de persistance dans l'être indispensable à tout être pensant. Témoigner de la vérité et vivre ce qui nous semble vrai est du ressort de ce troisième principe : « Aucune permanence, aucune persistance dans l'être ne peut être imaginée sans des hommes voulant témoigner de ce qui est et leur apparaît parce que cela est » 7. Si la tricherie semble être de prime abord du côté du principe de plaisir (subvertir les règles du jeu pour éviter les contraintes de la réalité), elle se révèle subtilement du côté du principe de réalité. En effet, le menteur cherche à modifier le réel, alors que le diseur de vérité ne cherche rien de particulier, si ce n'est d'attester ce qui est. Les systèmes de mensonge ont même cherché, au niveau collectif, à remodeler l'histoire factuelle, et y ont presque réussi.
Un éducateur ne saurait donc condamner la tricherie uniquement au nom du principe de réalité — qui enjoint de tenir compte des résistances de la réalité —, car les systèmes de tricherie produisent un certain pouvoir sur la réalité. Il s'agit surtout de stigmatiser la tricherie au nom du principe supérieur de la cohérence et de la continuité d'être. La tricherie et le mensonge érigés en système attaquent le tricheur lui-même qui se voit miné de l'intérieur par son refus des lois communes : comment saura-t-il ce qu'il vaut, s'il se soustrait à toute évaluation ? Dans la très belle pièce et fable d'Ibsen, Peer Gynt est un grand menteur devant l'éternel. Il trompe son monde durant toute sa vie en abusant, par exemple, de la crédulité d'une jeune femme qui allait se marier, en se faisant passer pour un prophète, etc. Tant et si bien que, son dernier jour venu, l'ange de la mort lui dénie pour un temps la possibilité d'être jugé, car celui qui a toujours joué avec les faux-semblants ne peut pas dire « je » : même l'enfer lui est refusé !
Il s'agira, pour l'éducateur, de montrer au jeune que la gratuité n'est pas un vain mot dans sa propre vie, et qu'il existe un niveau d'être et des valeurs surpassant toute réussite. Notre époque cynique professe que rien n'est gratuit et que le calcul, fût-il inconscient, demeure au cœur des sentiments les plus nobles. Mais ce raisonnement-là n'est pas lui-même exempt de calcul ! Et le calcul implicite qu'il effectue est bien de justifier les tricheries conscientes en les assimilant indûment aux duperies issues de notre inconscient... Que notre inconscient soit le siège de spéculations guidées par l'intérêt et de vœux puissants de subversion des lois, cela est indéniable. Mais il est tout aussi vrai que notre principe d'identité se tient au-delà de tout calcul. Afin d'éduquer « les nouveaux » à la loyauté, les adultes se doivent de réhabiliter la gratuité, existant bel et bien malgré tous les dénis qu'on en fait. Dans le cas contraire, les jeunes seront tentés de juger que seuls la volonté de puissance et l'utilitarisme guident l'action de leurs aînés vis-à-vis d'eux. Essayons de ne pas oublier que, pour que l'intuition de cette gratuité prenne chair, rien ne vaut la valeur de l'exemple...



1. Cf. « La crise de l'éducation », dans La crise de la culture, Gallimard, 1989
2. Cf. H Arendt, « Venté et politique », idem, p 290.
3. Les Grecs appelaient les enfants 01 neoi (les « nouveaux »), quand ils entraient dans l'adolescence pour aborder le monde des adultes.
4. Le terme de portance désigne, en aérodynamique, la force verticale qui permet à l'aile de l'avion de jouer son rôle pour aider l'aéronef à échapper pour partie à l'attraction terrestre Ce beau terme fait sens pour l'éducation où un soutien, une confiance sont indispensables pour que l'autonomisation soit possible Cf. le livre du psychanalyste Jean-Michel Quinodoz, La solitude apprivoisée, PUF, 1991.
5. Op. cit., p 322.
6. Le cynisme pervers, L'Harmattan, 1995, p 70.
7. H Arendt, op at, p 292.