Quand nous disons « petite », nous voulons dire que, dans ce qui va suivre, nous tenterons de nous centrer sur le « petit peuple chrétien » : comment nourrissait-il sa foi ? Très longtemps, pratiquement jusqu'à l'expansion de l'imprimerie, ce petit peuple ne lisait pas : il entendait les prêches de son curé en sa paroisse, parfois dans la cathédrale lors de grandes fêtes, parfois au terme d'un pèlerinage. Les manuscrits contenant l'Ecriture sainte, les textes des Pères de l'Eglise, comme tout ce qui concernait la culture et la science de l'époque, ne se rencontraient que dans les abbayes, les écoles cathédrales et les universités.
Même en ce qui concerne les moines et les très nombreuses religieuses, il ne faut pas se faire trop d'illusions. Seules les grandes abbayes possédaient un certain nombre de manuscrits. La plupart des prieurés et des « granges » (fermes où vivaient deux ou trois moines) en étaient fort démunies : il fallait un bon troupeau de moutons pour confectionner une Bible entière ! Il fallait donc être riche. Disons que la plupart des prieurés ne disposaient que d'un évangéliaire, d'un psautier et de quelques livres liturgiques indispensables. Chez les moniales, la situation était parfois meilleure, mais la foule des religieuses hospitalières n'en avait guère et ne pouvait qu'écouter leur aumôniers. En résumé, seuls les clercs et les moines des grandes abbayes pouvaient lire, s'adonner à la lectio divina. Et cela jusqu'à l'imprimerie, c'est-à-dire pratiquement la fin du xv* siècle. Mais, ne l'oublions pas, pour l'immense majorité du peuple chrétien, une autre « lecture » était offerte, celle des images qu'il pouvait regarder dans les sculptures et sur les fresques de ses églises : images fixes, et donc offertes à la contemplation — contrairement à tant d'images fugitives des écrans d'aujourd'hui.
 

L'avènement de l'imprimerie


Passons au milieu du xvie siècle : le changement est considérable. Si nous nous en tenons aux chrétiens qui ne sont pas des clercs, c'est-àdire à ceux qui n'ont guère fait d'études, mais qui, cependant, ont quelque peu appris, il leur est désormais possible de lire dans des feuilles imprimées et de faire entendre autour d'eux ce qu'ils lisent, par exemple le soir à la veillée. Le support le plus couramment utilisé est ce qu'on appelle les « Heures » ; les plus répandues dans le petit peuple n'avaient rien de luxueux. Qu'y trouvait-on ? Après le calendrier de l'année chrétienne, un petit office de la Vierge Marie, les sept psaumes de la pénitence, les litanies des saints, des séries de prières aux saints les plus populaires, l'office des morts, et des recettes de médicaments ou des conseils pour la culture et l'élevage. On y ajouta progressivement des fragments des évangiles concernant les grandes fêtes liturgiques : récits de Noël, de la Passion, et encore les « Joies de la Vierge » et de nombreuses prières de dévotion. Elément probablement très important : une assez abondante illustration de gravures sur bois, souvent assez grossières, dont les thèmes sont les scènes évangéliques, Marie et les principaux saints.
En France, les premières Heures furent publiées à Paris en 1486. Sur les 1585 éditions connues, 1400 sortent des presses parisiennes. Des colporteurs les diffusaient à travers le pays. Leur prix était modeste : un ou quelques deniers. Dernier détail : des inventaires de libraires après décès permettent de dire que les Heures représentaient plus des deux tiers des ouvrages stockés. En 1528, l'inventaire du libraire parisien Loys Royer recense 102 000 volumes dont 98 000 sont des Heures. La diffusion de ces Heures au xvr5 siècle a pris les proportions d'un vaste phénomène sociologique et chrétien à la fois. Nous avons surtout évoqué les Heures. Il faut ajouter encore la diffusion par l'imprimerie de textes que nous mettons aujourd'hui parmi la littérature spirituelle : l'Imitation de Jésus Christ, alors connue en français sous le titre de l'Internelle consolation, les méditations très développées sur la Vie du Christ de Ludolphe le Chartreux et les très populaires Vies des saints de Jacques de Voragine. On sait que le chevalier Ignace de Loyola, durant sa convalescence, lut ces deux derniers livres en espagnol et y trouva grande dévotion.
 

Expansion et diversification


L'évolution du genre au xviie siècle se fera dans le sens d'une part de plus en plus grande faite à la liturgie, jusqu'à donner les « livres de messe », lesquels permettent d'accompagner le déroulement de l'Eucharistie avec des prières adaptées et donnent quelques parties de l'office divin (vêpres, complies). Mais il ne s'agit plus alors de lecture spirituelle au sens qu'elle prend alors, celui d'un « exercice spirituel » bien défini, dont le but consiste à nourrir l'esprit des choses de Dieu en vue de l'ouvrir à l'oraison.
Parmi les livres offerts aux chrétiens dévots pour faire cette lecture spirituelle, une grande différenciation se fait jour. On constate une sorte de spécialisation des genres : il y a des ouvrages de doctrine et de formation spirituelle, comme les Fondements de la vie spirituelle de Jean-Joseph Surin ; d'autres plus directement axés sur le commentaire pieux, et non exégétique, de l'Ecriture sainte ; d'autres exploitent la liturgie et ses temps, les sacrements, et offrent des prières pour communier, se confesser et pour les différentes actions et heures de la « journée chrétienne » ; d'autres encore enseignent comment vivre en chrétien, en particulier à ttavers ce qu'on appelle la morale, et aussi selon les différents états de vie, les différents métiers, les différents âges ; d'autres enfin racontent les leçons offertes par les saints à l'imitation des fidèles. D'un genre encore différent, les manuels et recueils de prières destinés aux innombrables tiers-ordres, confréries, corporations, congrégations de la sainte Vierge (ancêtres des groupes « Vie chrétienne »), et ceux destinés aux neuvaines, pèlerinages, etc.
Un ouvrage domine toute cette littérature spirituelle : L'Introduction à la vie dévote (1608) de saint François de Sales. Il s'adresse à tout chrétien vivant dans le monde, homme et femme. La « vie dévote » est présentée comme la recherche d'une existence qui corresponde aux appels du Seigneur et aux exigences du baptême, dans la grâce de Dieu et la charité, c'est-à-dire la « dévotion », lesquelles doivent animer le chrétien dès les commencements de son cheminement spirituel. François fait passer son lecteur, par de courts chapitres répartis en cinq livres, de la « purgation » du péché, des choses inutiles et dangereuses et des « affections déréglées », à la pratique sérieuse de l'oraison et des sacrements, puis à l'acquisition des vertus chrétiennes (jusque dans les conversations, la danse, les jeux, l'habillement, etc.), et au discernement des tentations extérieures et intérieures. Il enseigne enfin la manière d'examiner sa conscience sous le regard du Christ et conclut par quelques chapittes sur l'amour de Dieu envers nous et celui que nous pouvons lui rendre.
L'Introduction
a connu un grand succès d'édition jusqu'à nos jours. Elle est probablement le premier ouvrage de qualité qui s'adresse à tout chrétien et l'appelle à ce seul titre à mener une vie authentiquement spirituelle. Remarquons que ces pages, destinées à la lecture, sont entièrement orientées vers la prière et les circonstances concrètes d'une existence qui se veut chrétienne. On n'y trouve guère d'exposés théologiques ou même doctrinaux, mais la spiritualité salésienne en unifie toutes les pages.
Disons un mot d'une entreprise éditoriale menée par les jésuites aumôniers des congrégations mariales : les Etrennes spirituelles étaient de petits livres — nous dirions « de poche » — offerts en cadeau de nouvel an aux congréganistes, mais leur diffusion semble avoir été plus large. On sait que les congrégations mariales, surtout urbaines, regroupaient des chrétiens de toute classe sociale, mais il faut penser qu'ils avaient fait quelque étude, probablement dans les collèges de la Compagnie de Jésus, puisque la majorité de ces Etrennes sont publiées en latin. Les premières paraissent à Cologne en 1608. Elles cesseront avec la suppression de la Compagnie au dernier tiers du XVIII' siècle. Dans cette masse de petits livres, on trouve tous les genres : des ouvrages de formation générale (histoire de l'Eglise, vies de saints), de formation doctrinale (Ecriture sainte, théologie pratique, morale, pastorale), de formation spirituelle, des manuels pour les réunions des congrégations, des ouvrages de piété, de dévotion mariale, des retraites et des triduums, etc. On peut penser que le rôle joué par ces Etrennes dans la vie des congréganistes est assez comparable à celui des revues des actuels mouvements de formation spirituelle.

Le souci apologétique


Aux alentours de 1750 et dans les décennies suivantes apparaît un genre nouveau. Jusqu'alors, les livres offerts pour la lecture spirituelle visaient essentiellement à nourrir l'âme, à l'élever vers Dieu, à l'aider pour prier, se recueillir. Désormais s'y ajoute une préoccupation, celle de lutter contre la pression multiforme des « Lumières » auxquelles il faut opposer les « bons livres ». Le Traité de la lecture chrétienne du bénédictin Nicolas Jamin, qui paraît à Paris en 1774, expose tout au long l'idée et la composition d'une « Bibliothèque chrétienne », école du bien penser et du bien dire ; on y trouve, bien sûr, l'Ecriture sainte, les Pères, les livres de formation spirituelle et de dévotion, etc., mais s'y ajoutent les ouvrages qui défendent « la religion » et sont le meilleur contrepoison à « l'impiété de ce siècle » : l'esprit voltairien est ici visé. C'était inttoduire dans la lecture spirituelle une préoccupation apologétique, voire polémique, et donc orienter quelque peu cette lecture vers la réflexion intellectuelle, l'activité de l'intelligence, plutôt que vers celle de la mémoire et de la volonté qui sous-tendent le recueillement et l'oraison. Des années de la Révolution, ne disons qu'une chose : sauf dans les deux périodes de persécution religieuse (1793-94 et 1797), des ouvrages de lecture spirituelle continuent de paraîtte, moins nombreux, certes, mais un peu partout en France et même à Paris — alors que s'amorce le grand mouvement de reconstruction chrétienne du xixe siècle par la fondation d'assez nombreuses congrégations religieuses, surtout féminines.
Ce xix' siècle, que nous faisons commencer à la restauration des Bourbons, fut une époque d'intense générosité chrétienne (pensons à l'expansion missionnaire). On veut rechristianiser le peuple (surtout dans les villes, où l'industrialisation commence à se développer) et la petite bourgeoisie, assez largement atteints par les idées républicaines et antichrétiennes, mais on n'évite pas les compromissions avec les pouvoirs établis (« l'alliance du ttône et de l'autel ») au moins jusqu'au milieu du siècle. De là vient, en grande partie, l'impression que nous avons aujourd'hui d'une générosité, certes admirable, mais souvent trop liée à des conceptions sociales et politiques du passé. Parallèlement, dans le domaine de la lecture spirituelle, on constate une énorme quantité d'impressions des anciens auteurs, mais une relative pénurie de nouveautés mieux adaptées à la situation. On réédite souvent l'Imitation de Jésus Christ, Thomas a Kempis, Louis de Blois, Thérèse d'Avila, Louis de Grenade, François de Sales (210 réimpressions de l'Introduction de 1804 à 1900), Surin et les jésuites du xvii' siècle, Alphonse de Liguori, etc.
Pourtant, il y a aussi des auteurs spirituels de grande valeur, comme Jean-Nicolas Grou, Pierre de Clorivière, tous deux jésuites, l'oratorien anglais Frédéric William Faber. Et il y a des apologies « romantiques » de la foi chrétienne, comme Le génie du christianisme de Chateaubriand et les ouvrages du premier Lamennais, de Joseph de Maistre, de Philippe Gerbet, etc. En ce siècle, il semble que les chrétiens lisent beaucoup, depuis la Bible (dont les formats se réduisent) et les livres de messe, jusqu'aux ouvrages spirituels solides, en passant par les innombrables brochures et collections populaires qui répandent les ttois dévotions majeures de cette époque : l'Eucharistie, le Coeur de Jésus et Marie Mère de Jésus.
Un mot encore sur la lecture spirituelle des milieux « simples ». Le paysan et l'ouvrier ne lisent guère que des brochures faciles, bon marché et directement orientées vers la nourriture de la vie chrétienne. Cette littérature ne manque pas. La Société catholique des bons livres, la Bibliothèque catholique, la Nouvelle Bibliothèque catholique, la Petite Bibliothèque des familles chrétiennes, la Petite Bibliothèque du chrétien, etc., diffusent mois après mois. Retenons surtout les Paillettes d'or du chanoine Adrien Sylvain (1826-1914), dont le tirage annuel atteint 500 000 exemplaires : elles offrent un argument accrochant l'esprit, l'imagination ou le coeur, proposent une réflexion, un souvenir, une scène, une image qui encourage, qui « fait du bien ».

Que dire de la lecture spirituelle au xx* siècle ? En nous limitant au plus important, disons que se produisit, probablement autour de la seconde guerre mondiale, comme un recentrage sur l'Ecriture sainte. Dans les trois siècles précédents, la lecture spirituelle s'était donné comme fin de préparer le lecteur à l'oraison ; à la rigueur, elle pouvait, à elle seule, passer pour une sorte de prière ; en tout cas, elle était un exercice de piété. Désormais, elle devient de plus en plus orientée vers la connaissance de l'Ecriture, source de la vie chrétienne — connaissance non pas spéculative, ni technique, ni curieuse, ni même théologique, mais sapientielle, en vue de nourrir la « vie dans l'Esprit » du Christ. Telle est la fin de la lecture spirituelle. Cette orientation explique probablement qu'aujourd'hui on puisse aussi trouver matière à lecture spirituelle dans les grands littérateurs et poètes, pourvu qu'on y réagisse aux traces qu'y a laissées l'Esprit.