« Comme un cerf altéré cherche l'eau vive, ainsi mon âme te cherche, toi, mon Dieu… » On connaît ce verset du psaume (Ps 42-43 [41-42], 2). On le récite, on le chante dans la joie et la louange, avec le plaisir qu'il y a à faire sonner la voix, à faire vibrer son corps, à rythmer sa vie. « Altéré » : le terme évoque à la fois la soif et une rugosité qui met en mouvement en direction de l'autre. Mais prête-t-on assez attention à cette alliance joyeuse et goûteuse entre le plaisir de boire et de se désaltérer et celui de l'étude, la soif d'apprendre, de comprendre et de se comprendre ? N'occulte-t-on pas trop vite, dans le désir pressé et présent de chanter, tout au lyrisme de la métaphore, le plaisir qu'il y a à goûter intérieurement et conceptuellement le monde ? De quel dynamisme est faite la quête de la recherche qui sous-tend l'enquête du connaisseur ?
Peu, sans doute, feront le lien entre ce psaume et le nom d'une célèbre maison éditoriale, les bien nommées éditions du Cerf… Fondées en 1929 à la demande du pape Pie XI par le dominicain Marie-Vincent Bernadot, elles devaient soutenir une réponse intellectuelle aux thèses influentes de Charles Maurras (1868-1952) d'une extrême droite inquiétante et totalitaire. Mais là aussi, derrière le combat d'idées (après tout, un cerf en sa ramure est aussi un animal de lutte), se trouve la puissante vitalité de nos soifs de penser. La rigoureuse et parfois ascétique patience du concept ne doit pas faire passer au second plan le plaisir qu'il y a à penser.
Qu'a donc de particulier ce plaisir-là pour que certains (comme les enseignants-chercheurs) en fassent leur métier, pour que d'autres (les moines ou celles et ceux qui prient la Liturgie des heures) le chantent dès l'aurore (« Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l'aube » [Ps 63 (62), 2]) ? Pourquoi, à l'inverse, la majorité d'entre nous croyons-nous, sous l'influence d'opinions discutables ou scandaleuses, qu'un tel plaisir est réservé à une élite, s'en détournant, découragés ; ou qu'il serait l'effet d'un songe creux ?
Quelle conception de la vie de la pensée se fait-on donc pour affirmer sans plus d'examen que le plaisir est du corps, et que la pensée serait, ne serait que l'esprit, tirant le penseur du côté du monde intellectuel et des esprits ? Comment a-t-on pu croire qu'il y aurait les intellectuels d'un côté et les manuels de l'autre, les penseurs et les exécutants, les jouisseurs du concept et les amateurs des plaisirs de la chair ? Nous sommes heureusement revenus de ce vieil idéalisme janséniste qui opposait l'âme et le corps, l'ascèse spirituelle et le plaisir charnel – forcément charnel, c'est-à-dire « tripal », animal, concupiscent, en définitive, trop terrestre.
Parler de plaisir de penser invite aujourd'hui à explorer la dimension très incarnée, très ancrée de la pensée. C'est une expérience humaine intégrale, affective, qui mobilise des émotions et jusqu'à la dimension sensorimotrice du corps, dans la concentration du corps tout entier. Le langage contemporain de la pensée, qui est souvent celui de la cognition, parle d'effets chimiques et d'hormones, de dopamine et d'endorphines. Mais décrire les mécaniques hormonales qui font qu'on a du plaisir à penser ne dit rien encore de la nature de ce plaisir.
Au début de ses Confessions (qui sont au sens propre des « aveux »), Augustin d'Hippone a scellé le lien entre le délectable et le fait de penser. Son ouvrage s'ouvre par des propos qui, loin d'être une condamnation du caractère douteux du plaisir, l'associent à une puissance d'émergence et d'élévation du cœur des humains.
Observons tout d'abord comment le vocabulaire augustinien inaugure la compréhension qu'il a du désir humain par la porte d'entrée du plaisir, et du plaisir de penser à ce qui peut le combler. Il ne craint pas de lier ensemble, dans une constellation dynamique, l'excitation, le plaisir et la joie, en un mot peut-être « la passion » engagée dans l'acte de penser. Cet acte peut se prolonger comme expérience spirituelle dans le désir qui est indéfectiblement attaché à ce plaisir, celui de se lier à son Dieu. Ainsi se dessine une série d'équivalences entre « prendre plaisir » (delectare), « aimer » (amare, diligere), « se réjouir » (gaudere) et « jouir » (frui)3. Le plaisir de penser est une inquiétude qui vise une quiétude profonde. Cette dernière vient emplir, mot plus juste que remplir, le cœur de l'esprit humain. Le plaisir de penser est ainsi une jouissance qui n'est pas un arrêt sur soi, mais au contraire une mise en mouvement qui passe par soi et dépasse ce soi, marque de l'autre en soi et visée de l'Autre.
Cet engagement se trouve singulièrement dans les professions dites intellectuelles, même si, on l'a compris, ce qualificatif est douteux. Il existe des métiers de chercheurs ou d'enseignants chercheurs, mais n'y a-t-il pas, dans tous les métiers, une part de « recherche et développement » où s'engage un plaisir de « phosphorer », ce mot qui racontait, il y a peu, la pensée, avant que les hormones ne remplacent les oligoéléments dans nos représentations de l'acte de réfléchir ?
Faire de la recherche, dans tous les domaines, c'est mettre de l'énergie et du temps à comprendre un monde. À cause du plaisir que donne cette ouverture permanente, on dit de ces métiers qu'ils sont des « métiers passions ». Ce plaisir particulier de la recherche vient d'une traque des capillarités secrètes liant intimement l'esprit et le monde. Il y a un creux au cœur de l'humain qui le met constamment en mouvement, de façon ingénieuse et parfois laborieuse, à l'affût de découvertes qui puissent répondre à ses interrogations : comprendre le comment du pourquoi, les fins dernières, les principes des choses cachées depuis la fondation du monde, qu'il s'agisse de l'ADN, de la composition du vernis d'un Stradivarius ou de la pollinisation. Depuis que la science progresse par le biais du financement « d'appels à projets » académiques, on se représente fréquemment la recherche scientifique en termes de réponse à ces « appels ». On ne doit pas oublier cependant que ce mot d'« appel » n'est pas loin de celui de la vocation (vocare) qui mobilise le désir d'être. Il ne s'agit pas de faire des projets mais d'être en projet, ce qui est la dynamique même du plaisir singulier lié à la découverte. Il est évidemment donné dans la réussite, qui offre une coïncidence inouïe entre soi et le monde, dans l'impression d'en avoir saisi et connu les mécanismes et les lois énigmatiques : c'est la joie du chercheur qui trouve. Mais il y a aussi cet autre plaisir en mouvement, celui de la quête sous l'enquête : c'est alors la joie du chercheur qui cherche.
Cette dimension laborieuse n'est pas négligeable. Elle habite la majorité des engagements des chercheurs qui ne seront jamais des prix Nobel et qui continuent de prendre plaisir à leurs travaux. Ne pas trouver n'est pas le signe d'un échec pour qui prend plaisir à penser des objets ou des réalités complexes et d'entrer, dans une sympathie profonde, en « bonne intelligence » avec eux, comme le dit cette généreuse expression de notre langue. Dans l'hésitation, l'impasse, l'erreur d'hypothèse ou de formulation, on apprend à mieux se tromper. Ne rien trouver prend beaucoup de temps ! Ce temps n'est pas « rien », comme voudrait le laisser croire un utilitarisme sommaire (celui qui veut de la « recherche appliquée » et non pas cette bien nommée « recherche fondamentale »). Cette recherche est une expérience de frustration, parfois, mais non un découragement. Tout chercheur, le chercheur de Dieu compris, vit ce mouvement intérieur. Ce moteur de la recherche n'est pas un « moteur de recherche ». Cette motion est le plaisir qui met en mouvement la raison et le réel, la pensée et le mouvement, l'esprit et la chose ou le « je » et le monde, selon les catégories des philosophies que l'on préférera. À cet endroit, on entendra, le scepticisme en moins, le mot de Pascal, méfiant à l'égard de la libido sciendi (« le désir de savoir »). Le philosophe considère avec sévérité cette libido sciendi comme le divertissement d'une pensée tout entière prise dans sa jouissance, au risque du songe creux : « L'homme préfère la chasse à la prise. » Et c'est vrai : il y a un plaisir de l'élan et de l'allant dans le pistage.
Mais de quoi est composé ce singulier plaisir qui constitue et institue le qui pense ? La psychanalyse, depuis Freud, revenant sur les analyses d'Augustin sur la libido sciendi, met au jour l'activité pulsionnelle, l'énergétique psychique, l'économie des plaisirs engagée dans l'acte de penser. Freud l'analyse, dans un vocabulaire d'alchimiste qui cherche la transmutation du plomb en or, comme le processus de sublimation d'une pulsion (eros) en objets culturels. La sublimation opérerait une conversion du très animal et amoral – la libido – en activités socialement valorisées, reconnues comme sublimes dans l'acte de penser. Elle engagerait une manière de jouir sans que le sujet en soit inquiété : il y a une grandeur dans nos cultures à se « sublimer »… On a reproché à la psychanalyse de faire une interprétation tronquée de ce désir de savoir, réduisant l'œuvre de penser à du fantasme ou à de la pulsion. Autrement dit, le plaisir intellectuel ne serait qu'une névrose sublimée. On peut être plus nuancé. Ainsi, le philosophe Paul Ricœur demande-t-il :
L'approche psychanalytique de l'œuvre de penser par la sublimation ne prétend pas expliquer l'énigme théorique de la sublimation, ni la fécondité de ce plaisir de penser qui enrichit la culture de ses œuvres5. Freud n'explique pas pourquoi on investit tant d'énergie affective et psychique, tant de temps, parfois tout au long d'une vie jusqu'à en faire un genre de vie de chercheurs. Il reste que, animé du souci du psychanalyste de soigner ce qui tombe sous une économie de la pulsion, il fait comprendre les limites d'une activité de l'esprit qui risque l'enfermement névrotique, l'isolement et la fuite vers un monde fantasmatique d'abstractions et de pensées.
Les risques de l'enfermement dans l'abstraction et le repli « dans son monde », comme on le dit parfois, sont équilibrés par le plaisir de travailler et de penser ensemble pour faire un monde commun. Confrontée à l'organisation scientifique du travail au cours de son année passée à travailler dans une usine, la philosophe Simone Weil (1909-1943) a réfléchi au devenir des « besoins de l'âme » satisfaits ou non par cette organisation. La division du travail, c'est-à-dire son éparpillement en une série d'actes sans finalité, peut, si l'on suit sa pensée, être pensée comme une attaque contre le plaisir ludique de penser que met en œuvre l'humain au travail : plaisir d'inventer que chacun peut ressentir, mais aussi plaisir de la coopération quand des travailleurs, réunis pour penser ensemble, trouvent des solutions. Cette dimension essentielle du travail doit nous pousser à inventer, dans nos organisations et nos institutions, des lieux et des moments pour soutenir et encourager la concertation, la rêverie, le souvenir, l'interprétation et la délibération. Autant de formes de plaisir au travail qui sont capables de répondre à la souffrance au travail. S'élevant contre ce qui transforme le travailleur en un exécutant servile, Simone Weil écrit ainsi :
Le plaisir de penser n'est pas qu'un plaisir solitaire, il est une épreuve solidaire. Que partage-t-on en effet au travail, sinon l'art de mettre du jeu et d'inventer ensemble une réponse à une situation complexe, par des exercices subtils de pensée ? Cet art, pour permettre le passage du travail prescrit au travail réel, mobilise le jugement, la mémoire et l'imagination, cette dimension du travail vivant que Simone Weil nomme un « besoin de l'âme ». Pour en prendre soin, l'attention est fondamentale, capable d'unifier toutes les dimensions de l'humain. Certaines formes d'organisation du travail amputent les travailleurs du plaisir de penser en les cantonnant dans un travail dit d'« exécution » dévitalisant. Le plaisir de penser active au contraire notre vitalité profonde et permet l'exercice d'une liberté intérieure critique de toutes les aliénations. Le plaisir de penser est fragile : il appelle une éthique et une politique.