Les mystiques chrétiens, demande-t-on, ont-ils une manière particulière de rendre compte de l'expérience spirituelle, la leur ou celle d'autrui ? Quelles seraient les caractéristiques de ce langage mystique ?
Un accord préalable est ici requis : considérer que l'expérience racontée ou chantée par les mystiques chrétiens n'est pas de nature radicalement différente de l'expérience spirituelle que peut faire tout chrétien de bonne volonté. On laissera donc de côté les « phénomènes extraordinaires » qui fascinent d'ordinaire le public : extases, stigmates, inédie, visions, révélations… autant de formes d'expression propres au langage du corps. Ces manifestations ne sont pas sans intérêt mais, Thérèse d'Avila et Jean de la Croix notamment sont formels, elles ne sont pas essentielles à « l'expérience mystique », elles peuvent même la parasiter dangereusement.
On laissera pareillement de côté la question, insoluble, de la distinction entre le « naturel » et le « surnaturel » dans la vie spirituelle : il est en effet impossible de définir la frontière entre les deux domaines, tels qu'ils se sont esquissés à partir du XVIIe siècle. Des théologiens s'y sont risqués, pendant le premier XXe siècle : ils s'y sont cassé les dents1.
On se limitera donc à la formulation langagière, verbale, de l'expérience spirituelle telle qu'en rendent compte les « mystiques », c'est-à-dire des chrétiens particulièrement fervents et détachés d'eux-mêmes, et particulièrement attentifs aux formes paroxystiques que prend parfois l'expérience spirituelle commune. Des chrétiens, aussi, cela va sans dire, particulièrement doués dans l'art de s'exprimer. Thérèse d'Avila l'avait remarqué : « La première grâce est d'être visité par Dieu ; une autre est de comprendre que c'est un don et une grâce ; une autre est de savoir la dire et de donner à entendre comment elle est2. »
Cette approche langagière de l'expérience spirituelle doit beaucoup, comme on verra, aux recherches de Michel de Certeau3 et de Jacques Le Brun4. Elle repose sur une évidence, dont on tire rarement toutes les conséquences : nous ne connaissons de l'aventure mystique que ce qui en a été écrit par ceux qui l'ont vécue (mieux