Pierre Favre fut un des tout premiers compagnons d’Ignace de Loyola à Paris. Prêtre et théologien, envoyé par le pape au concile de Trente, il passa en « pèlerin » le plus clair de sa vie apostolique entre l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne, pour prêcher, conseiller, intervenir dans les affaires les plus sensibles de l’époque, comme le colloque de Worms en 1540.
Son point d’ancrage le plus constant, son « inspiration » ou sa « source intérieure », comme il l’écrit ici, fut la Parole de Dieu sous les formes de la liturgie et de la Prière des Heures. À Noël 1542, elle éveille en lui le profond désir de « natre » vraiment de Dieu, et au Vendredi Saint suivant, celui d’être guéri de ses « infirmités » qui le hantent à nouveau dans sa méditation de la Passion.
Ces deux dates témoignent d’un changement fondamental dans la vie spirituelle de Pierre Favre. La grâce de natre de Dieu fait événement dans sa vie, car elle engendre un renversement de perspective, déjà à l’oeuvre dans sa demande. La consolation qu’il goûte alors est le fruit manifeste de l’agir croissant de Dieu en lui, et non plus le fruit de ses seuls efforts. Son regard s’approfondit radicalement et s’universalise en même temps, car ce qui lui est sensible n’est plus le monde et la vision qu’il en a, aussi noble et élevée soit-elle, mais la manière unique dont Dieu oeuvre du dedans en chaque personne et en toute réalité.

25 décembre [1542]


Dans la nuit très sainte où naquit Jésus Notre Seigneur, pendant que j’étais à la cathédrale pour les matines et que je récitais l’office de nuit devant les reliques, j’éprouvai une grande ferveur et je répandis beaucoup de larmes, du début jusqu’à la fin. J’étais surtout pénétré par les paroles du prophète Isaïe qu’on lit au premier nocturne. De grands désirs me furent donnés, et je souhaitai avec ardeur pouvoir vraiment « naître de Dieu – et non point par la volonté de la chair et du sang, ni par la volonté de l’homme » [Jn 1,13].
Je souhaitai aussi, en connaissance de cause et touché au coeur, qu’il naquît en cette nuit de bons et sûrs remèdes aux maux de notre temps. Je sentis un goût profond pour naître moi aussi, désormais, à toutes sortes d’oeuvres utiles à mon salut, à l’honneur de Dieu et au bien du prochain. Et c’est ce qui arriverait si le Seigneur me donnait une inspiration qui fût en moi une source intérieure et un moyen pour me consacrer tout entier à n’importe laquelle de ces bonnes oeuvres, et pour imiter ainsi celui qui été conçu, qui est né et qui est mort tout entier pour chacun de nous.
C’est dans l’Esprit que nous avons à passer le reste de notre vie, et, en tout, nous devons agir pour le service du prochain et la louange de Dieu. Dans le passé, nous avons assez, nous avons trop vécu pour nous-mêmes et pour nos aises en ce monde, comme si nous étions nés pour nous seuls.
Trois éléments concouraient à notre naissance corporelle : pre­mièrement, la réalité matérielle des sangs dont nous sommes issus ; deuxièmement, la volonté et le désir de la chair chez ceux qui nous engendraient ; troisièmement, cette autre volonté de nos parents qui désiraient des enfants pour avoir des fils qui s’enrichissent en ce monde.
De même, celui qui doit naître d’en-haut doit être issu de Dieu lui-même, dont la nature est très parfaite et les volontés toujours très droites et très saintes ; il doit vivre de manière à ne plus se laisser entraîner selon la pente de la nature corrompue qu’il tient du sang ; et cesser d’être conduit par des attraits charnels ou par des motifs humains et terrestres. À ces fruits, on reconnaît la vraie naissance, celle dont l’auteur est Dieu.
Je célébrai dans la cathédrale la première messe, qui se dit au milieu de la nuit, et j’eus pour intention de l’appliquer à notre Compagnie : je lui souhaitais ardemment que toutes sortes de bons désirs et la plénitude de la sainteté et de la justice devant Dieu [cf. Lc 1,75] naissent en elle, et que par cette naissance chacun de ses membres soit destiné au monde entier.
Je dis la seconde messe au couvent des Carmes, pour que toutes sortes de biens naissent spirituellement en Monseigneur l’évêque de Mayence et dans cette Rhénanie qui m’est confiée.
La troisième, je la dis dans l’église de la Vierge aux Degrés, et là, j’eus l’occasion de méditer sur cette fête de la bienheureuse Vierge « qui enfante ». Je célébrai cette messe pour que naissent les remèdes dont ce temps de misères a tellement besoin, pour la paix entre les princes chrétiens, pour la disparition des hérésies, et à toutes les grandes intentions universelles.
À la première messe, comme je me sentais complètement froid avant la communion et que j’étais peiné de ne pas avoir une de­meure mieux préparée, il me vint une motion spirituelle assez vive où je trouvai cette réponse, accompagnée d’un sentiment intérieur de dévotion qui allait jusqu’aux larmes : « C’est cela, l’entrée de Jésus-Christ dans une étable ! Si tu étais déjà très fervent, tu ne verrais pas ici l’humanité de ton Seigneur car, spirituellement, tu correspondrais moins à la définition d’une étable. »
Je fus donc consolé dans le Seigneur lui-même, puisqu’il daignait entrer dans une demeure si froide. Pour ma part, j’aurais voulu qu’elle fût bien décorée afin d’en avoir la consolation ; mais je vis dans quelles conditions le Seigneur était logé et cela me consola. Si donc, pour de justes raisons, il m’est refusé de pouvoir constater en moi-même le comportement, l’aspect et l’attitude que je voudrais avoir devant mon Dieu, devant Jésus, devant sa mère ou ses saints, puissé-je obtenir par grâce de voir et de ressentir quelle est son attitude, son aspect ou son comportement envers moi.
[…]

23 mars [1543]

Le jour de la sainte Passion du Seigneur, je notai et je sentis les quel­ques points suivants. D’abord, je remarquai que, pendant le Carême, j’avais été agité de diverses façons par des idées et des mouvements intérieurs, signe que les plaies de mes misères et de mes imperfec­tions s’ouvraient de nouveau. J’avais beau vouloir, je ne pouvais que « pleurer sur moi et sur mes enfants » [Lc 23,28], c’est-à-dire sur mes propres déficiences et sur celles de mes actions par rapport au Christ, au prochain ou à moi-même. Mon esprit était tout entier détourné des objets où il a depuis longtemps reconnu les lieux de sa paix ; et la chair était toute plongée en ces choses qui avaient été pour elle, dès mon enfance, l’expérience de la mort et de l’inquiétude. Désordre dans mes actions, torpeur, manque de discernement paraissaient reprendre vie ; tant de sentiments mauvais que je croyais quasi morts semblaient renaître pendant ce Carême. Oui, j’avais bien des sujets d’affliction ; j’avais bien des raisons de marcher triste et abattu [cf. Ps 42,2], au milieu de tous ces mouvements qui bousculaient mon esprit, mon âme et mon corps.
Mais quand vint ce jour de la Passion du Seigneur et que je me mis à repasser cette période, je sentis, non sans réconfort spirituel, que tout cela m’avait été profitable. Ce jour et ce temps sont consacrés aux souffrances de Jésus-Christ ; c’est le temps qui ramène le souvenir de ses plaies, de ses tourments et de sa mort, de ses humiliations, de son ignominie et de ses avanies. Il aura donc été bon que mes plaies spiri­tuelles et les cicatrices de mes infirmités, encore mal guéries, s’ouvrent de nouveau en ce temps où l’on célèbre de nouveau les souffrances et les mérites du Christ.
Alors Dieu me fit la grâce de lui demander avec ardeur, par Jésus-Christ crucifié et mort, la guérison d’infirmités si nombreuses et si grandes. Je demandais au Seigneur que la puissance de son sang répandu à terre purifiât ces humeurs sanguines dont je souhaite être délivré quand je dis : Libera me de sanguinibus, Deus, Deus salutis meae [« Délivre-moi du sang, ô Dieu, Dieu de mon salut », Ps 50,16]. Je lui demandais que la puissance de son corps charnel, déposé au tombeau, secourût les faiblesses de ma chair et de mon corps. Je lui demandais que son âme, séparée de son corps et descendue aux enfers, sanctifiât mon esprit et mon âme en repoussant toutes ces puissances et ces forces qui me donnaient jusqu’ici l’impression de ne recevoir la vie que pour commettre le péché, c’est-à-dire d’être entraîné de mon propre mouvement à de mauvais sentiments [cf. Rm 7].
En ce vendredi, je résolus donc d’offrir à ces intentions la messe que je devais célébrer le samedi suivant, afin que ce sacrifice m’ob­tienne de Dieu la grâce d’être moi-même reconstruit et relevé, par le mérite que le Christ s’acquit en permettant la destruction de son temple saint – destruction telle que tout mon sang fut répandu et resta là, tandis que son corps et son âme étaient dispersés de même, l’un ici, l’autre là, en attendant la résurrection [cf. Jn 2,19].
Je fus aussi pris du désir, inspiré par une spéciale dévotion, de m’attacher à cette prière : « Âme du Christ, sanctifie-moi ; corps du Christ, sauve-moi ; sang du Christ, enivre-moi ; eau du côté du Christ, lave-moi ; etc. » Et je fus touché surtout par une connaissance particulière de la béatitude et de la puissance dont jouissait l’âme du Christ, dégagée du corps et unie à la Divinité, telle que la virent à sa descente aux enfers les saints Pères qui étaient dans les limbes et les âmes qui se purifiaient.
Pendant que je contemplais le corps du Christ, anéanti dans son sépulcre et pourtant uni à la Divinité, un grand désir me poussait à demander que soit anéantie en moi toute puissance de péché, de vanité et de tromperie, et que la vie me vienne de Dieu, par Jésus-Christ Notre Seigneur, ressuscité des morts.