Les esprits gourmands de cette chose indéfinissable appelée « spiritualité », voire friands d'exotisme mystique, se précipiteront sur le dernier chapitre qui a de quoi faire penser au fameux et désormais canonique « lâcher-prise ». On les comprend, mais ils auront tort. Il faut en effet, pour ne pas commettre d'erreur d'aiguillage, bien saisir l'univers métaphysique de Maître Eckhart qui est autant lesemeister que lebemeister, autant docteur réputé tant à Paris qu'à Cologne que virtuose de l'enseignement spirituel, dans les prédications qu'il donne, en langue vulgaire, aux béguines et aux laïcs préoccupés de s'unir à Dieu. Eckhart défend un mysticisme de la naissance du Verbe, qu'illustre au mieux l'ensemble des sermons allemands 101-104 – déjà réunis et publiés par Marie-Anne Vannier (De la naissance de Dieu dans l'âme, Arfuyen, 2004). Naissance qui a lieu dans le « fond » (le grunt), lieu stratégique de cette épopée mystique, puisque c'est là que se consomme, dans la superposition du temps et de l'éternité, l'insurpassable jouissance d'une coïncidence de Dieu et de soi. Cette perspective, savamment argumentée par une puissante métaphysique du « flux » (jaillissement de la Source et retour à la Source), aura des échos chez Jean de la Croix, mais se dévoiera dans les vagues d'illuminisme qui enthousiasmeront le XVIsiècle (alumbrados) et le XVIIsiècle. Pourtant, le propos est exigeant : détachement radical (sans toutefois la coloration de désolation doloriste qu'affectionnaient certaines mystiques féminines) afin de parvenir à ce vide parfait où Dieu pourra se répandre tout entier. La simplicité de ce processus regarde comme absolument secondaires voire inutiles toutes les manifestations extraordinaires dont on fait trop souvent l'ordinaire spécifique de la mystique. En revanche, cela plaide en faveur d'une articulation fervente de l'action et de la contemplation, avec une prime à l'action qui reçoit l'amour, fruit de la contemplation. Le sérieux de ce travail interdit toute approche fantaisiste ou touristique d'Eckhart – ne lui a-t-on pas trouvé des sympathies bouddhiques ? – alors qu'il est avant tout fondamentalement chrétien : d'où la salubre insistance sur sa christologie. Par ailleurs, l'intérêt de cette synthèse d'une recherche de près de quarante ans est de nous restituer la logique de l'univers eckhartien qui se développe à partir de choix métaphysiques – n'a-t-il pas l'ambition d'expliquer les vérités surnaturelles par les arguments naturels de la philosophie ? – en vue de la divinisation de l'Homme (l'objectif reste avant tout pastoral). Un ouvrage dense, formidablement documenté, qu'il faut suivre, crayon à la main, avec, à proximité, une traduction de l'œuvre germanique (sermons et entretiens). On y gagnera un grand profit intérieur.