Quelle est ma vraie place devant Dieu et parmi les frères ? Cette question se pose pour de multiples raisons. Il est fatigant de tenir une place qui n'est pas juste, d'être en représentation, de tenir un rôle pour lequel on n'est pas fait, de n'être pas soi. Or saint Paul ose dire : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi. » Et le retraitant, dans les Exercices spirituels, est invité non seulement à demander la grâce de « connaître le Christ qui pour moi s'est fait homme », mais à ressentir de la douleur avec le Christ douloureux, à éprouver de la joie pour tant de gloire et de joie du Christ notre Seigneur. Ne court-on pas ainsi le risque de se prendre pour le Christ, de s'identifier à lui, de se mettre symboliquement à une place intenable, tant dans le rapport à Dieu que dans le rapport aux autres ?
De même, l'invitation à se reconnaître pécheur ne conduit-elle pas à une humiliation excessive, à une déconsidération de soi-même ?-Les expressions d'Ignace comme : « Regarder toute ma corruption et ma laideur corporelle, me regarder comme une plaie et un abcès d'où sont sortis tant de péchés et tant de méchancetés, et un poison ignoble » (58), ne sont-elles pas outrancières, comme s'il fallait noircir le tableau pour faire sortir le retraitant de sa torpeur et de sa bonne conscience. Mais, ce disant, ne vide-t-on pas de sens et de vigueur les expressions d'Ignace ?
Eclairons ces questions à partir du parcours qu'Ignace propose au retraitant dans les Exercices. La notion de place se veut ici très concrète : où le retraitant se met-il symboliquement dans les contemplations ? Où le texte d'Ignace l'invite-t-il à se mettre ?
Principe et Fondement
Dans le Principe et Fondement (23), le retraitant découvre qu'il n'est pas à l'origine de lui-même, « auto-créé », et qu'il doit mener sa vie à partir de rien. Il est habité par un désir qui vient de plus loin que lui. Il est créé pour louer (faire honneur à la vie que Dieu donne en étant à son tour créateur, nommer ténèbres et lumières, distinguer jours et nuits, cultiver la terre), pour le respecter (lui et moi, ce n'est pas pareil) et le servir dans le concret de son existence. Le retraitant est donc à une place qui ne le met pas au même rang que toutes les choses sur la face de la terre, choses faites pour être utilisées ou laissées de côté, selon le service qu'elles peuvent rendre. Les choses et les animaux sont au service de l'homme pour l'aider à réaliser ce pour quoi il est créé : il ne peut pas être rangé parmi eux. Il a du prix aux yeux de Dieu : il est acteur, interlocuteur d'une parole et d'un projet, appelé à inventer des relations et à obéir (écouter et agir).
Le retraitant s'ouvre à plus large que lui. Il entend le projet de salut de Dieu et ses conséquences sur le sens de sa vie personnelle et collective, sur l'enjeu des relations humaines.
Première semaine
Avant d'aborder le contenu de la première semaine, il faut noter la place physique et spirituelle qu'Ignace propose au retraitant, au début de tout exercice, et ce tout au long du parcours : « A un ou deux pas de l'endroit où je dois contempler ou méditer, je me tiendrai debout, le temps d'un Pater noster, l'esprit tourné vers le haut, considérant comment Dieu notre Seigneur me regarde, etc. ; puis, faire une révérence ou une génuflexion » (75). Chaque temps de prière se termine par un colloque (54, 199), moment d'expression intime du retraitant : vers le Christ notre Seigneur, vers le Père ou vers plusieurs personnes successives (par exemple, Notre Dame, le Fils et le Père). Au départ et à la fin de toute contemplation, la prière préparatoire (attitude de patience, à distance et sans précipitation, debout) et le dialogue intime (comme un ami parle à un ami) décrivent une ferme place physique et spirituelle sous le regard de Dieu.
• Dès le premier exercice, le retraitant est invité à voir avec la vue de l'imagination et à considérer son âme emprisonnée dans ce corps corruptible (47), à se comparer aux anges, à ses premiers parents et à beaucoup d'hommes qui « sont allés en enfer pour moins de péchés que je n'en ai faits » (52), avant de s'imaginer devant le Christ en croix, lui qui est mort pour ses péchés ; et de se regarder soi-même : ce qu'il a fait, fait et doit faire pour le Christ ; et le voir ainsi suspendu à la croix (53). Le retraitant réalise que la place qu'il a à prendre — non pas au centre du monde, ni parmi les autres objets du monde, mais devant Dieu pour écouter, louer et servir —, il n'en veut pas ! Et ce n'est pas seulement caprice. Depuis l'origine, il y a dans l'homme quelque chose qui ne veut pas du projet de Dieu, qui le soupçonne de vouloir manipuler et rabaisser l'homme au rang des choses, sans désir d'un véritable interlocuteur capable d'initiative.
Le retraitant découvre alors qu'il veut sa vie, sans dépendre ni demander. Il découvre sa jalousie envers Dieu qui l'a créé et son rêve d'être aussi créateur d'êtres qu'il pourrait manipuler. Au lieu de croire qu'il est créé à l'image de Dieu, il fantasme que Dieu est à son image, jaloux et soupçonneux. Il n'écoute pas la parole de Dieu mais ses propres peurs et soupçons. Son âme est emprisonnée, incapable de faire confiance, pleine d'orgueil.
Découvrir que je ne veux pas de ma place originelle, c'est aussi découvrir que, dans le rapport fraternel, je suis infernal : je ramène tout à moi. Mais c'est en même temps une grâce, puisque je commence à entendre mon malheur. Je peux alors envisager que Dieu parle vrai. Dans cette découverte, ma place est dans la honte et la confusion. Je me croyais dans la vérité, et je suis dans le mensonge. Au lieu d'être au service des frères, je suis à la source de leur mort spirituelle (et corporelle), de péchés et de méchancetés (58) que je ne voulais pas connaître (63). Ma place est de baisser la tête, de comprendre que je n'ai pas compris, que les autres ont à m'apprendre. Je rougis de confusion et d'émotion, car Celui en qui je n'ai pas eu confiance, que je n'ai pas écouté, me fait encore confiance, m'appelle, m'attend.
• Le deuxième exercice fait particulièrement peser la différence entre qui je suis, qui sont les autres hommes et qui est Dieu. D'où un cri d'étonnement : toutes les créatures m'ont laissé en vie et m'y ont conservé ! Du coup, je parle de la réforme de ma vie avec Celui qui m'a donné la vie jusqu'aujourd'hui (58-61). Le ressort de cet exercice n'est pas un artifice psychologique passager ou une humiliation visant à produire un effet — la miséricorde venant aussitôt combler la distance entrevue. La conscience de qui je suis est le socle à partir de quoi des mots comme « ami » ou « être avec » seront lestés de leur sens. Dans le cri d'admiration, par ailleurs, est donnée la grâce de sortir de la jalousie et du soupçon, avec un autre regard.
• Les annotations montrent l'attention accordée par Ignace à la place symbolique qu'occupe le retraitant, même en dehors du temps de la prière. Il propose ainsi tout au long de la journée de me comparer à un « chevalier devant son roi et toute sa cour, honteux et confus de l'avoir beaucoup offensé, lui dont auparavant il avait reçu de nombreux dons et de nombreuses faveurs » ou de « me voir comme lié par des chaînes pour paraître devant le juge suprême et éternel » (74).
• Les règles de discernement de première semaine aident le retraitant à se situer dans le combat que livre en lui le bon esprit pour le déloger de sa fausse tranquillité dans le péché et l'encourager à la pratique du bien. Ignace note également qu'éprouver de la désolation dans la prière peut nous aider à garder notre juste place « pour que nous ne fassions pas notre nid chez autrui, élevant notre esprit en quelque orgueil ou vaine gloire, nous attribuant à nous-mêmes la dévotion ou les autres formes de consolation spirituelle » (322).
• Cette première semaine se termine par une méditation sur l'enfer, place où j'aurais pu ou dû aller, et où pourtant je ne suis pas, car Dieu ne m'y a pas laissé tomber en mettant fin à ma vie. Au contraire, il a toujours eu jusqu'à présent compassion et miséricorde pour moi (71). Habité par l'action de grâces et le désir de répondre à l'appel renouvelé de Dieu, mais devenu méfiant de mes jugements désordonnés, je dois alors apprendre, écouter, mettre mes pas dans les pas de Celui qui s'est tant dépensé pour me sauver : le Christ. La grâce que je demande est d'entrer dans une « connaissance intérieure du Seigneur qui pour moi s'est fait homme afin que je l'aime et le suive davantage » (104).
Deuxième semaine
Dès la fin de la première semaine, le regard intérieur n'est plus tourné vers l'âme emprisonnée, mais il porte hors de soi (cf. 91,103, 111). Délogé de son orgueil, le retraitant est invité à se déplacer en divers lieux du monde, à la suite du Christ, pour voir, entendre, connaître, et ainsi se décider concrètement à aimer et servir. La grâce à demander est de connaître intérieurement le Seigneur. Mais d'où contempler pour le connaître ? S'identifier au Christ, n'est-ce pas courir le risque mortifère de se prendre pour lui, de s'imaginer en futur sauveur du monde et d'oublier ce qui a été découvert en première semaine à propos de sa place de pécheur ? Le retraitant est invité à rejoindre les personnages de la scène (les disciples, Marie ou Joseph, la foule) et à passer par eux pour découvrir Jésus, ce qui l'habite, qui il est. A apprendre avec eux à croire et à servir. Il peut ainsi communier au désir de voir de l'aveugle, à la demande des disciples de mieux comprendre, à la louange de Marie, etc.
•Ainsi le propose la contemplation de la nativité : « Me faisant, moi, comme un petit pauvre et un petit esclave indigne qui les regarde, les contemple et les sert dans leurs besoins, comme si je me trouvais présent, avec tout le respect et la révérence possibles » (114). Ici, le retraitant ne se met pas « du côté du Christ nouvellement incarné », même pas du côté de Marie et de Joseph, mais du côté de la servante, personnage qu'Ignace a curieusement ajouté à la scène. Car il a trop conscience de son indignité pour s'identifier à Marie ou Joseph : il se fait petit, à côté de la servante, respectueux des différences, attentif aux personnes pour les servir dès que nécessaire. Il est à sa juste place.
Cette distance entre la place symbolique qu'occupe le retraitant dans la prière (ici, le petit esclave indigne) et celle des autres personnages permet de contempler, c'est-à-dire de voir, entendre, regarder. Sinon, le retraitant se verrait, se regarderait, s'écouterait lui-même. Cette distance lui permet de « réfléchir ensuite en [lui]-même, afin de tirer quelque profit ». Mais il ne fait pas les deux choses en même temps. Voir ou entendre, tout en réfléchissant au profit à en tirer, risquerait de trop le projeter dans les personnes contemplées et irait au détriment du voir et de l'entendre Bien à sa place, il peut conclure sa prière et « faire un colloque en pensant à ce que je dois dire aux trois Personnes divines, ou au Verbe éternel incarné, ou à la Mère et Notre Dame (...) selon ce que l'on sentira en soi » (109).
• S'identifier à Jésus, c'est se voir en train de prêcher aux foules ou de guérir tel malade. C'est se situer comme celui qui va apporter aux autres la Bonne Nouvelle du salut, du côté de Dieu, de la vérité, et non de la foule ou des disciples dans leur lenteur à croire. Par contre, contempler le Seigneur en passant par le regard intérieur des divers témoins des scènes évangéliques, c'est accepter d'être dans la vie quotidienne un parmi d'autres, recevant de chacun un peu de ce qu'il est, un peu de sa manière de voir et de comprendre la vie ; être non pas prédicateur ou homme de savoir, mais homme de dialogue et de demande.
• De jour en jour grandit le désir de servir la divine Majesté, en choisissant les moyens qu'a lui-même choisis le Christ : la pauvreté, les opprobres et les mépris. La prière de la fin de deuxième semaine est rythmée par cette demande d'« être reçu sous l'étendard » du Fils (147). Ce n'est pas là une place où le retraitant peut se mettre par le regard de l'imagination et s'installer ; c'est un lieu vers lequel son âme « soupire et languit », où il est reçu par grâce. Décentré de lui, à la recherche d'un service et d'une attitude justes, le retraitant peut être déstabilisé par une fausse humilité qui le crispe sur ses fautes et ses limites 1. Ou encore, il peut vivre une consolation qui l'invite à des décisions sans doute généreuses mais déplacées par rapport à ce qu'il est. Les alternances de consolation et de désolation qui travaillent le retraitant exigent un discernement patient pour résister à ce qui reste en lui de trouble et de tristesse, de dissociation entre affectivité et intelligence (328-336).
S'éclairent alors pour lui à la fois une manière de vivre et un état de vie dans l'Eglise, adaptés à ce qu'il désire : le service de son Seigneur et le salut de son âme (177). S'appuyant sur l'appel de Dieu à être avec son Fils et sa grâce pour en vivre, le retraitant engage sa détermination et sa liberté dans une élection : il choisit des moyens concrets et réalistes qui l'ordonnent et le mettent au service de son Créateur et Seigneur. Changement important, puisqu'il n'est plus seulement récepteur de la miséricorde divine, mais sujet responsable répondant à ce qu'il a reçu, acceptant d'être, par grâce, associé à la mission du Fils.
Troisième semaine
A celui qui, dans une élection, vient de décider de moyens concrets pour ordonner sa vie s'ouvrent la troisième semaine et les contemplations de la passion du Christ. Cela étant, est-il devenu cet homme nouveau qui peut aimer le Christ en souffrant avec lui ? La première grâce qu'Ignace fait demander au retraitant est la « douleur, peine et confusion, parce que c'est pour mes péchés que le Seigneur va à la passion » (193). On ne peut être plus clair : le retraitant demande, non pas de ressentir la douleur du Christ, mais d'être confus devant ce qui arrive au Christ, car, s'il en est le bénéficiaire, il en est d'abord la cause. Contempler telle scène de la passion consiste donc, comme en deuxième semaine, à en rejoindre tous les témoins. Chose rude, car ce sont les disciples qui renient et trahissent, les gardes qui tournent en dérision, Pilate qui se défile, etc. Et si le retraitant avait envie de pleurer sur le Christ et sa souffrance, l'interpellation de Jésus aux femmes de Jérusalem est là pour le remettre en place : « Ne pleurez pas sur moi, mais sur vous et sur vos enfants » (Le 23,28).
Oui, il s'agit dans ces contemplations de s'avancer sur le chemin ouvert par la décision de s'ordonner, par amour pour le Christ. Mais quel chemin ! Il a demandé l'humilité la plus parfaite pour imiter le Christ notre Seigneur et lui ressembler plus effectivement ; il a voulu et choisi les opprobres avec le Christ couvert d'opprobres (167). Et cela lui est donné là où il ne l'attendait pas, car le Christ va seul à sa passion. « Voici venir l'heure où vous serez dispersés chacun de votre côté et me laisserez seul » (Jn 16,32). Par amour pour le Christ il va peser ce que c'est que de laisser son ami seul, au pire moment.
• La formulation de la grâce à demander dans le deuxième exercice de la troisième semaine (« Demander ce que je veux. Ce qu'il est propre de demander dans la Passion, c'est la douleur avec le Christ douloureux, l'accablement avec le Christ accablé, les larmes, la peine intérieure pour la peine si grande que le Christ a enduré pour moi ») pourrait donner à penser que le retraitant est maintenant invité à sentir la douleur du Christ douloureux, et que, pour ce faire, il lui faut être enfin du côté du Christ (203). Ce n'est pas si simple. Le « pour moi » vient rappeler au retraitant qu'il n'est pas comme dans la situation d'un homme venant visiter son ami à l'hôpital. Celui-ci souffre atrocement. Par amour pour lui, cet homme compatit et va jusqu'à ressentir la douleur du malade. Mais, dans une telle situation, l'homme qui visite son ami malade n'est pas en cause dans l'origine de la souffrance. Contempler le Christ en agonie, c'est, avec la grâce de Dieu, peser intérieurement et avec amour ce qu'il lui en a coûté de souffrances et de combats intérieurs — mais en étant du côté de Pierre succombant au sommeil.
La troisième semaine n'est pas une simple reprise de la première. Au nom de la réponse à l'appel qu'il m'a fait de le suivre, d'être avec lui, je prends une meilleure mesure de ce qu'il en a coûté à Dieu d'endurer mon péché. Et il faut bien tout l'engagement de l'être, la force de la décision prise en fin de deuxième semaine, pour tenir à cet endroit-là. Le premier engagement à vivre « avec lui », c'est de ressentir ce qu'il a vécu quand je n'étais pas « avec lui ».
• La confirmation de la décision attendue dans la troisième semaine ne vient pas de ce que le retraitant communie aux souffrances du Christ, devenant lui-même un autre Christ. Ayant pris sa décision en fin de deuxième semaine, le retraitant pourrait se dire : « Il faut maintenant que je prouve quelque chose. J'ai pris une décision courageuse, voire héroïque. Allons-y, mourons avec Lui !... » Or voilà qu'on lui demande d'être proche de Pierre qui renie, des gardes qui flagellent, des pharisiens qui se gaussent. Si la décision d'être un héros au milieu des hommes vient du retraitant, il ne peut que refuser une telle contemplation et chercher à se réfugier dans une identification au sauveur du monde : « Voilà toutes les souffrances auxquelles je suis prêt à me soumettre à la suite du Christ. » Ce refus et cette fuite sont révélateurs d'une décision non fondée en vérité.
Si la décision est une obéissance à la Parole dont il a accepté le travail en lui depuis le début de la retraite, alors il acceptera de poursuivre, dans la même logique d'obéissance et d'écoute, de se laisser faire, même si ce n'est ni glorieux ni confortable. C'est d'ailleurs la manière dont le Christ, dans les Exercices, associe ses disciples à sa passion : non pas être dans la peine du Christ mais « avec le Christ dans la peine » — les disciples étant eux-mêmes dans la douleur et la confusion pour la si grande peine que le Seigneur endure pour eux. Le fruit peut en être une nuit intérieure, un tourment, une détresse, mettant en doute — à tort — le bien-fondé de l'élection.
La divinité se cache. L'amitié est à l'épreuve de la distance et de la trahison. Mais cette épreuve est preuve de cette amitié.
Quatrième semaine
Dans la quatrième semaine, le retraitant contemple des scènes de la résurrection du Christ, en demandant « la grâce d'éprouver intensément allégresse et joie de la si grande gloire et joie du Christ notre Seigneur » (221). C'est le même chemin de contemplation qui se poursuit (222) avec les différents acteurs et témoins : avec eux, refaire le parcours de la désespérance à la joie de la rencontre ; avec Marie Madeleine, de la recherche du corps de Jésus à l'envoi vers les frères ; avec Thomas, du doute à la foi ; avec les disciples, de la nuit sans rien prendre au jour de la rencontre sur la rive.
Il ne s'agit pas pour le retraitant de consoler le Christ, ni de chercher à être consolé, mais de se réjouir de la joie des autres et d'un Autre. Joie que nul ne peut ravir, puisqu'elle est libre de toute comparaison et jalousie. La distance respectueuse maintenue entre le retraitant et le Christ, entre le retraitant et les personnes à contempler, permet d'inventer un tissu de relations et d'échanges, de dons et de pardons. La sécheresse en quatrième semaine peut être entendue comme une invitation à quitter ce qu'il pourrait encore y avoir de recherche de soi-même dans l'élection (réussite, valorisation personnelle) pour ne s'attacher qu'à l'écoute et au service, dans l'oubli de soi.
• Le Christ fait son office de consolateur. Il peut être comparé à la façon dont des amis ont l'habitude de se consoler (224). Le retraitant est traité par le Christ comme un ami. Il doit accepter d'être consolé (en sortant de sa culpabilité, par exemple) et d'aller annoncer la rémission des péchés auprès de tous ceux que le Seigneur a choisis comme amis. Sa joie n'est plus celle du serviteur mais de l'ami, c'est-à-dire de celui qui accepte d'être aimé et d'être à son tour acteur de la consolation divine auprès des frères. C'est le Christ qui a l'initiative ; c'est lui qui apparaît, envoie. Dans toutes les apparitions, s'il y a un moment de proximité (les femmes aux pieds de Jésus, Thomas devant le côté ouvert), il y a toujours, aussitôt, un moment de détachement : « Ne me retiens pas » ; « Va dire à mes frères, à mes disciples » ; « Allez, de toutes les nations faites des disciples. » A l'Ascension, dernière contemplation de cette semaine, le « pourquoi êtes-vous là à regarder le ciel ? » laisse ouverte la place à occuper sur terre.
• « Il fallait que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire (...) pour qu'en son Nom le repentir en vue de la rémission des péchés soit proclamé à toutes les nations ; de cela, vous êtes témoins » (Le 24,26.46-48). Il fallait que le Christ aille au bout de sa passion et de sa mort pour que l'homme découvre dans le coeur ouvert qu'il n'y a pas trace de vengeance en Dieu, mais seulement compassion pour l'homme qui se fait tant de mal en le blessant et le mettant à mort injustement. Il fallait, pour que Pierre et les apôtres soient témoins de cet amour qui va jusqu'au pardon des péchés, qu'ils traversent eux-mêmes cette épreuve du péché, de la trahison et du pardon. La contemplation des mains blessées du Christ ressuscité indique bien la réalité du péché. Mais ces mains ne sont pas des poings fermés qui réclament réparation : elles envoient ceux-là mêmes qui ont trahi pour qu'ils puissent témoigner que les mains de Dieu restent ouvertes même quand le coeur de l'homme est fermé.
Le retraitant se réjouit de tant d'honneur fait aux apôtres, recevant lui aussi, dans son indignité, la grâce d'être envoyé comme témoin de l'amour de Dieu : il est, alors qu'il a trahi, envoyé vers les frères pour un travail de réconciliation. Sans doute est-ce une place non rêvée, inimaginable, mais il n'y en a pas de meilleure pour être témoin. Et quel honneur que celui d'être envoyé porter cette bonne nouvelle aux pauvres, aux amis du Christ ! Notons la dernière phrase de cette semaine : « Ces préceptes [de l'Eglise] doivent toujours être observés, à moins d'un empêchement légitime » (229). Le retraitant reste sur l'évocation de la place très concrète qui lui est faite comme membre de l'Eglise, respectueux de ses préceptes.
La contemplation pour obtenir l'amour
La contemplation pour obtenir l'amour (230-237), en fin de parcours, précise que « l'amour consiste en une communication réciproque », où chacun donne de ce qu'il a à celui qui n'a pas. L'amour ne consiste donc pas à être comme l'autre, comme Dieu ou comme le Christ, car il n'y aurait alors plus d'échange possible. Au contraire, c'est en étant bien à sa place, celle de pécheur pardonné et aimé, acteur libéré et envoyé parmi ses frères, que l'homme peut inventer des actes d'amour envers Dieu. Etre sauvé, ce n'est pas passer du côté de Dieu ; c'est accepter de vivre et d'aimer à l'endroit où je suis. Le but n'est pas une sainteté irréprochable mais une entrée dans un échange — échange de dons, de paroles, de services, dans le respect de la place de chacun.
Entre un salut « déjà là », éprouvé dans les effets de la résurrection, et l'expérience du « pas encore » à travers la violence du monde et la méchanceté de son coeur, l'homme est invité à habiter cette place où il peut peser pour lui-même le poids du péché et le débordement de l'amour de Dieu. Il est ainsi témoin privilégié de l'agir de Dieu auprès de ses frères. Hier pécheur et aujourd'hui pardonné ? Non pas, mais aujourd'hui pécheur et pardonné, éprouvant dans sa propre chair les effets de la résurrection, témoin auprès des amis de Dieu du travail de réconciliation de l'Esprit en lui et dans le monde. Que Dieu est bon de nous appeler à une si haute vocation !
Plus l'écart entre la créature et le Créateur prend de la consistance aux yeux du retraitant, plus il entre dans le respect, la révérence. Renonçant à se vouloir, il se reçoit, habité par la Parole : il ne sait pas où elle le mène, mais il lui fait confiance. Sûr de son indignité, il croit cependant en sa dignité de fils et d'ami du Fils. Il accepte d'être envoyé. Dans cette obéissance, il devient chaste, pur de toute volonté de puissance. Peu importe désormais sa volonté, son projet, son jugement propre : il n'en finit pas de peser le don qui lui est fait. Une fois reconnue la place où il s'était mis, il est plein de reconnaissance pour la place où il est mis. Il (s')est mis en route avec le Christ, à partir d'une place méritée vers une place de grâce. Il se met au service de l'Eglise « l'esprit disposé et prompt à obéir en tout à la véritable Epouse du Christ notre Seigneur, qui est notre sainte Mère l'Eglise hiérarchique » (353).
1. Cf la lettre d'Ignace à Thérèse Rejadell du 18 juin 1536 (Ecrits, Desdée de Brouwer, 1991, pp. 642-646).