« Qu'est-ce qu'on fait, nous, maintenant ? » Voici les paroles qu'un de mes neveux adressait inlassablement, du haut de ses quatre ans, à ses grands cousins et cousines lors des vacances d'été dans la maison familiale. Ce qui prenait la forme d'une question était en fait l'expression d'un désir. Il fallait, en effet, entendre ces mots de la façon suivante : « Je voudrais passer le temps qui vient avec toi. » L'exultation intérieure qu'il éprouvait à la présence de ses aînés restait informulée mais perceptible. Une soif de continuer à s'abreuver à cette même source naissait de la joie de la relation, joie qu'il savait recueillir en son for intérieur. Admirons la sagesse d'un tout-petit qui prêtait ses mots maladroits à une ébauche de prière d'alliance, et qui, ayant goûté la saveur sans égale de la rencontre, ouvrait celle-ci à l'après.
« Qu'est-ce qu'on fait, nous, maintenant ? » Cette phrase, reformulée dans les termes plus connus de la prière d'alliance (« Et demain avec toi, Seigneur ? »), pourrait conclure notre dossier sur la vie spirituelle en paroisse. Rappelons cependant que la « conclusion » dans la prière d'alliance n'annonce pas la fin mais le début.
Dans le récit des pèlerins d'Emmaüs (Lc 24,13-35), c'est bien de commencement qu'il est question. Pourtant, quand les pèlerins quittent Jérusalem, l'atmosphère a des airs de fin. Le jour tire vers la nuit et les deux hommes ont la mine sombre. Rien ne s'est passé comme ils l'avaient espéré. Ils discutent mais, à eux deux, ils n'arrivent pas à trouver la clef de ce qu'ils ont vécu. Il faut l'arrivée d'un tiers, Jésus, qu'ils ne savent pas reconnaître dans un premier temps, pour enfin accéder au sens qui leur échappait. C'est alors qu'ils peuvent sortir de ce face-à-face stérile quand, ensemble, ils se mettent à l'écoute de Celui qui les rejoint pour interpréter avec eux des événements restés indéchiffrables jusque-là. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Car la rencontre avec « l'inconnu » fait naître un désir de plus. Ils l'invitent donc à partager le pain et le repos de la nuit. Dans cette rencontre s'est constituée une communauté : trois marcheurs qui relisent ensemble la présence de Dieu dans leur histoire et celle de leur peuple, qui permettent à la joie de l'emporter sur l'affliction et qui prennent soin du corps autant que des cœurs. Peu importe que Jésus disparaisse aux yeux de ses disciples au moment même où ils le reconnaissent, sa présence a produit son fruit. Et comme si les ombres de la nuit n'avaient plus prise sur eux, ils retournent vers Jérusalem et vers leurs frères alors que les longs voyages s'entreprennent d'habitude au lever du jour… L'atmosphère a des airs de commencements. Arrivés à Jérusalem, ils peuvent enfin inscrire leur parole dans la longue histoire de la transmission de la Bonne Nouvelle : « C'est bien vrai, le Seigneur est vivant. »
Nous pouvons imaginer qu'après avoir accueilli en eux la flamme de la rencontre (« Notre cœur n'était-il pas tout brûlant au-dedans de nous ? »), les pélerins d'Emmaüs se sont posé la question « Que fait-on, nous, maintenant ? », comme l'expression d'un désir de reprendre la route ensemble. À nous de la décliner à notre tour comme l'affirmation de notre propre désir : « Je voudrais passer le temps qui vient avec toi. »
• « Toi », c'est le frère ou la sœur de ma communauté avec qui je partage les questions et la foi, et avec qui la collaboration peut être rugueuse.
La communauté paroissiale est le premier lieu où se façonne de façon visible la fraternité à laquelle nous aspirons mais ça n'en est pas pour autant un lieu idéal, tant s'en faut. Les communautés parfaites n'existent que dans nos rêves. Pour entrer dans une vraie fraternité, il est nécessaire d'accepter de vivre ses difficultés tout autant que ses joies. Avec l'Esprit, nous pouvons accueillir et partager ce qui pèse, ce qui nous dépasse et, avec lui, chercher à trouver les traces de son passage dans notre histoire commune.
Comment partager les difficultés et nommer ce qui dilate notre cœur ? Quelles sont les traces de l'Esprit dans nos paroisses ?
• « Toi », c'est le Seigneur Jésus Christ ressuscité qui est la Parole de vie et que l'Écriture nous permet de rencontrer.
L'expérience du Christ que font les pèlerins d'Emmaüs passe par une relecture partagée de l'Écriture. Avant que Jésus ne vienne à eux, ils essayaient en vain de comprendre les événements en dehors de l'histoire du salut portée par l'Écriture. Jésus leur montre à quel point la Parole apporte la lumière qui manquait à leur quête.
Comment faire pour mettre la lecture et le partage de la parole de Dieu au cœur de notre vie communautaire ? Comment nourrir la confiance que Jésus Christ est présent dans nos partages ?
• « Toi », c'est la personne avec laquelle nous ne partageons peut-être rien de plus qu'une commune appartenance à l'Humanité, c'est celle qui nous est étrangère mais dont nous savons pourtant que, comme nous, elle est aimée de Dieu.
Les dons de Dieu ne sont pas réservés à un petit groupe d'heureux élus. Si notre communauté est un don, celui-ci nous est fait pour le bien de tous. Comment ouvrir les portes sur le vaste monde, non pour gonfler notre groupe mais pour faire vivre la fraternité ailleurs qu'entre les murs de nos églises ? Nous sommes appelés à aller dans le monde, portés par la conviction que le Seigneur nous précède partout, même là où nous ne pensons pas le trouver.
Retrouver nos frères. Partager la flamme qui nous anime les uns les autres. Les retrouvailles avec Jésus Christ nous donnent-elles le désir de nous tourner vers de plus vastes horizons ?
Passées nos belles déclarations d'intentions, ce triple « avec toi » n'est pas facile à mettre en œuvre : nos frères et sœurs sont souvent un poids et les traces de la présence de Dieu si difficiles à déceler. Cependant, il nous est demandé de nous laisser façonner par la vie fraternelle, par ses douceurs et ses aspérités, « même s'il n'y a là rien d'immédiat, ni rien d'une euphorie fusionnelle à bon marché » (Paul Darit, « Comme un chemin », Christus, n° 90, p. 204).