Pour beaucoup d’entre nous aujourd’hui, la quête spirituelle est associée à un renouvellement d’intérêt pour les pratiques corporelles. Ayant l’impression que le christianisme occidental n’avait pas grand-chose à transmettre dans ce domaine, de nombreux croyants se sont tournés vers les traditions orientales non-chrétiennes, en particulier le yoga et le zen, pour en recevoir un enseignement sur la pratique de l’assise. Pour certains, cela a correspondu avec une prise de distance à l’égard du christianisme, mais pour d’autres le détour par ces disciplines les a aidés à retrouver la profondeur de leur enracinement chrétien.
Une telle situation pose une question grave à notre Église : comment se fait-il que des croyants qui aspiraient à développer leur vie intérieure témoignent si souvent de l’absence de réponse qu’ils ont trouvé dans leur milieu chrétien d’origine ? Est-ce la manifestation du fameux mépris chrétien à l’égard du corps ? Si celui-ci était prouvé, comment a-t-il pu se développer dans la religion de l’Incarnation ? N’est-ce pas au contraire, plus concrètement, le signe d’une rupture de tradition ? Il y a eu en effet un enseignement pratique sur la prière, et sur sa dimension corporelle, à différentes époques de l’histoire de l’Église, jusque vers la fin du XVIIe siècle. Or ce moment funeste pour la vie spirituelle a vu se tarir, après la condamnation du quiétisme, la vitalité mystique de l’Église d’Occident.
La redécouverte de notre patrimoine spirituel est un chantier immense et passionnant. Il ne s’agit pas de s’y engager pour pouvoir se passer de ce qui nous est venu d’Orient, mais pour retrouver nos racines, et découvrir des pratiques qui ont soutenu la vie de prière de générations de chrétiens. Si nous pouvons apprendre avec profit des méthodes venues d’autres cultures et d’autres religions, la comparaison de celles-ci avec l’enseignement transmis dans notre Église pourra nous aider à faire un discernement sur ce qui est particulier dans le rapport chrétien au corps, et dans l’intégration de celui-ci dans une démarche spirituelle. Avant d’entrer plus en détail dans l’examen de l’enseignement d’un jésuite du XVIIe siècle, soulignons d’emblée un point commun aux textes chrétiens de différentes époques qui traitent de la dimension corporelle de la prière : les chrétiens ne sont pas ignorants sur la question, mais ils ont une conception de la grâce qui les fait toujours placer le corps à la seconde place. On ne trouvera jamais chez les chrétiens de descriptions minutieuses de postures accompagnées — comme on trouve dans certains textes zen — de l’idée que celui qui a la bonne posture connaît l’illumination. L’absence de technique corporelle dans la prière chrétienne n’est pas due au fait que le corps est méprisé, mais au fait que la prière ne saurait s’identifier à une technique.
Une telle situation pose une question grave à notre Église : comment se fait-il que des croyants qui aspiraient à développer leur vie intérieure témoignent si souvent de l’absence de réponse qu’ils ont trouvé dans leur milieu chrétien d’origine ? Est-ce la manifestation du fameux mépris chrétien à l’égard du corps ? Si celui-ci était prouvé, comment a-t-il pu se développer dans la religion de l’Incarnation ? N’est-ce pas au contraire, plus concrètement, le signe d’une rupture de tradition ? Il y a eu en effet un enseignement pratique sur la prière, et sur sa dimension corporelle, à différentes époques de l’histoire de l’Église, jusque vers la fin du XVIIe siècle. Or ce moment funeste pour la vie spirituelle a vu se tarir, après la condamnation du quiétisme, la vitalité mystique de l’Église d’Occident.
La redécouverte de notre patrimoine spirituel est un chantier immense et passionnant. Il ne s’agit pas de s’y engager pour pouvoir se passer de ce qui nous est venu d’Orient, mais pour retrouver nos racines, et découvrir des pratiques qui ont soutenu la vie de prière de générations de chrétiens. Si nous pouvons apprendre avec profit des méthodes venues d’autres cultures et d’autres religions, la comparaison de celles-ci avec l’enseignement transmis dans notre Église pourra nous aider à faire un discernement sur ce qui est particulier dans le rapport chrétien au corps, et dans l’intégration de celui-ci dans une démarche spirituelle. Avant d’entrer plus en détail dans l’examen de l’enseignement d’un jésuite du XVIIe siècle, soulignons d’emblée un point commun aux textes chrétiens de différentes époques qui traitent de la dimension corporelle de la prière : les chrétiens ne sont pas ignorants sur la question, mais ils ont une conception de la grâce qui les fait toujours placer le corps à la seconde place. On ne trouvera jamais chez les chrétiens de descriptions minutieuses de postures accompagnées — comme on trouve dans certains textes zen — de l’idée que celui qui a la bonne posture connaît l’illumination. L’absence de technique corporelle dans la prière chrétienne n’est pas due au fait que le corps est méprisé, mais au fait que la prière ne saurait s’identifier à une technique.
L’articulation entre corps et esprit chez Guilloré
Moins célèbre que les P. Maunoir et Rigoleuc 1, le P. François Guilloré 2 (1615-1684) a mené cependant l’essentiel de sa vie religieuse dans ce climat d’intense activité spirituelle et apostolique des jésuites de Bretagne. Après une période consacrée à l’éducation, il a participé aux missions paroissiales. À la fin de sa vie, il était confesseur et directeur spirituel à Paris. On lui doit cinq livres de spiritualité dont certains ont eu une diffusion considérable de son vivant : on a parlé de soixante mille exemplaires, ce qui est exceptionnel à cette époque. Après une éclipse au XVIIIe siècle, plusieurs de ses ouvrages ont connu de nouvelles éditions, parfois adaptées au style de l’époque, durant le XIXe.
Les textes les plus instructifs sur la question des postures de prière se trouvent dans deux ouvrages : Le secret de la vie spirituelle qui en découvre les illusions, paru en 1673, et les Conférences spirituelles pour bien mourir à soi-même dont la première édition est de 1683. Le P. Guilloré s’y montre guide spirituel plus que théologien. Comme beaucoup d’auteurs de son temps, à la suite de François de Sales, il s’adresse à une lectrice, Théonée, avec laquelle il semble converser. Son argumentation se veut pratique : il cherche avant tout à soutenir la vie spirituelle, et à en signaler les impasses et les illusions.
Chez le P. Guilloré, on trouve clairement exprimée la double dimension du rapport entre corps et prière. Rien de plus classique, chez un chrétien, que cette manière de dire que le corps soutient la prière, qu’il façonne l’état intérieur, et en même temps qu’il manifeste ce qui est vécu spirituellement. Saint Ignace revenait à plusieurs reprises dans les Exercices sur cette question 3.
Le corps aide l’esprit
La première manière de décrire la place du corps dans la prière consiste à considérer comment les attitudes corporelles peuvent aider ou gêner la prière, car l’état physique a des répercussions sur l’esprit :
« Si nous voulons entrer plus avant dans l’intérieur de ces personnes immodestes au temps de l’oraison, nous découvrirons que le dérèglement du corps apporte encore un plus grand dérèglement à l’esprit qui ne peut être bien à soi, et bien recueilli pendant que le corps est en ce désordre. La raison est parce que l’extérieur fait d’étranges impressions sur l’intérieur, et j’en appelle à témoin les personnes d’oraison si cette situation du corps hors de convenance et peu respectueuse se trouve jamais avec un fond bien intérieur et bien plein de Dieu » 4.
Le P. Guilloré souligne la cohérence entre corps et esprit, et nous reviendrons sur les conclusions qu’il en tire à propos des situations de mensonge dans ce domaine : il ne peut y avoir « un fond plein de Dieu » chez quelqu’un dont l’attitude corporelle n’exprime aucun respect pour Dieu. Mais ici, il enseigne également que « l’extérieur fait d’étranges impressions sur l’intérieur ». L’esprit est conduit là où se trouve le corps, il adopte une attitude qui correspond à celle du corps. Et, plus largement, notre auteur est attentif à ce qui précède l’oraison : à l’instar de l’attitude corporelle, tous les aspects du style de vie doivent être mis en cohérence avec l’esprit d’oraison, afin que celle-ci puisse se développer naturellement dans un être familier du silence, du recueillement, de la modestie. Adopter ces attitudes dans la vie quotidienne, c’est déjà se préparer à l’oraison.
Le corps, un point d’appui dans les distractions
Les distractions, éternelle difficulté de tous ceux qui prient : le P. Guilloré évoque cette question inévitable, mais il a la sagesse de ne pas la limiter au champ de l’imagination ou de la psychologie. On aime à lire aujourd’hui chez les maîtres du yoga ou du zen que le meilleur moyen de sortir des distractions pour se tenir dans la présence est de « revenir à la posture ». Notre jésuite le disait aussi, car il avait remarqué que le corps est un point d’appui dans les tempêtes psychologiques. Lorsque l’esprit est plein d’extravagances, d’images de toutes sortes, il est profitable d’adopter une attitude corporelle qui soit une posture de prière, de façon que le corps serve de guide à l’esprit, qu’il le ramène à la prière. Dès que l’on détache son attention des images pour reprendre contact avec son propre corps qui, lui, est resté en prière, celui-ci attire l’esprit vers la prière — belle leçon d’incarnation :
« La composition du corps est un très bon moyen pour rappeler l’esprit des extravagances dont il est souvent emporté. Vous ne le pouvez par tous les efforts intérieurs, allez, et ne vous en tourmentez plus tant. Donnez seulement à votre corps pendant l’oraison une posture pleine d’un profond respect et vous y verrez que peu à peu cette situation attirera l’esprit à faire de même, et de dissipé et égaré qu’il était, le réduire en son fond pour s’y occuper de la même façon » 5.
Le corps manifeste l’état intérieur
Aux yeux du jésuite breton, s’il y a bien une attitude qui est inacceptable dans l’oraison, c’est l’agitation. Sur ce sujet, il est bien convaincu que le corps manifeste ce qui se passe dans l’esprit, et que l’agitation corporelle est une tentative pour lutter contre la dispersion intérieure qu’elle ne fait qu’augmenter :
Aux yeux du jésuite breton, s’il y a bien une attitude qui est inacceptable dans l’oraison, c’est l’agitation. Sur ce sujet, il est bien convaincu que le corps manifeste ce qui se passe dans l’esprit, et que l’agitation corporelle est une tentative pour lutter contre la dispersion intérieure qu’elle ne fait qu’augmenter :
« Quand vous êtes peu composée dans l’oraison, et tout hors de contenance, n’est-il pas véritable que ce ne sont que les ennuis et les dégoûts qui vous font changer de posture, comme si par cette immodestie continuelle de situation de votre corps, vous deviez soulager la peine de votre esprit ? » 6.
Avec beaucoup de finesse dans le jugement, le directeur spirituel dévoile la cause de l’agitation corporelle. On éprouve le besoin de bouger non pas tant parce qu’on est confronté à une véritable douleur corporelle, mais parce qu’on s’ennuie et que bouger permet de se distraire un instant. Peut-être est-ce toujours vrai …
Dans les Conférences spirituelles, le P. Guilloré consacre un chapitre à ce que l’on nommait au XVIIe siècle l’« oraison de simple regard ». Celle-ci nous intéresse tout particulièrement aujourd’hui, car elle a bien des points communs avec l’assise silencieuse du bouddhisme. Elle consiste à se tenir en présence de Dieu, en fixant son attention et son coeur sur Dieu sans chercher à développer des pensées ou des discours sur lui. Notre jésuite propose un large ensemble de critères de discernement pour évaluer la vérité ou l’illusion dans laquelle se trouvent ceux qui pensent vivre une telle oraison. Il souligne que c’est dans la vie courante, avant et après l’oraison, que l’on trouve l’essentiel de ces critères : comment prétendre avoir une oraison de silence et de simplicité si l’on mène une vie marquée par le bavardage, la coquetterie et la susceptibilité ? Parmi les signes d’illusion qui apparaissent au cours même de l’oraison, il place en tête l’agitation corporelle :
« Dites-moi, ne changez-vous pas souvent de situation de corps à l’oraison, tout occupée des postures que vous y prenez, ne songeant qu’à le soulager et à lui donner celle où vous soyez plus à l’aise comme si c’était une posture de feinte langueur ? Vous savez que c’est presque tout ce que vous y faites et qu’il n’y a en vous ni tête, ni bras, ni corps qui ne se remue. Après cela désabusez-vous bien et croyez que votre oraison n’est rien moins que ce que vous en pensez. Apprenez que cette oraison simple qui est toute liante intérieurement et toute recueillante a coutume de fixer le corps et de lui communiquer ce qu’elle communique à l’esprit. Elle donne à l’esprit un état immobile par la douceur de son repos et elle transporte aussi au corps quelque chose de cette consistance pacifique. Outre que la posture du corps suit toujours celle de l’esprit dont elle est ordinairement une expression fort naturelle. Jugez donc de l’illusion de votre oraison simple par la posture toujours changeante et inégale de votre corps » 7.
Il faut noter la vigueur de la dernière phrase : la posture corporelle, toujours changeante et inégale, est un signe suffisant pour juger de l’illusion de cette oraison simple. Il n’est pas possible de prétendre se tenir paisiblement en présence du mystère de Dieu si on est dans l’agitation corporelle. Cela manifeste donc que le corps est le reflet de l’état intérieur, un reflet qui ne trompe pas, pas plus que dans les relations humaines ne trompe une attitude corporelle qui contredit les paroles. Dans la communication, s’il y a incohérence entre corps et parole, c’est le corps qui est cru. Il en va de même dans la prière. Guilloré se garde bien de dire que l’immobilité corporelle est le signe de la qualité de l’oraison, mais, en revanche, il refuse d’envisager la coexistence d’une paix intérieure avec une agitation corporelle. L’état corporel n’est pas identifié à l’état spirituel, mais il en est la manifestation.
Une seule prescription : le respect
Une fois précisés ces fondements anthropologiques de l’oraison, nous pouvons envisager l’enseignement pratique du P. Guilloré sur les postures corporelles. Et ici, une surprise de taille nous attend, car notre auteur ne dit rien ! Il relève toutes les embûches possibles, il décrit les attitudes déplacées que certains prennent dans la prière, mais il ne prescrit à ses lecteurs aucune posture particulière.
Faire ce qui convient
En ne donnant pas de recommandation sur telle ou telle posture qui serait plus appropriée à l’oraison, le P. Guilloré rejoint une constante des textes chrétiens sur la question. Si l’on a pu, dans la littérature chrétienne, entrer avec une certaine précision dans la description de gestes ou d’attitudes liées au rituel et à la liturgie, les maîtres spirituels sont en revanche toujours restés très sobres dans leurs indications concernant la prière personnelle et l’oraison. Depuis les origines d’une pratique de prière silencieuse, chez les moines du désert, jusqu’au siècle qui nous occupe, on voit revenir la simple indication : choisissez la position qui convient. C’était déjà l’enseignement d’Origène et de saint Augustin 8 ; on en trouve, plus proche du P. Guilloré, un autre exemple chez le bénédictin Louis de Blois 9, au milieu du siècle précédent. Dans les sources du prédicateur jésuite, c’est bien sûr chez Ignace qu’il faut souligner le même type d’enseignement. Si une étape des Exercices se risque à donner une indication de posture corporelle — la position debout —, c’est aussitôt pour laisser le choix entre révérence et génuflexion, puis pour évoquer toute une palette de possibilités :
« À un ou deux pas de l’endroit où je dois contempler ou méditer, je me tiendrai debout, le temps d’un Pater noster, l’esprit tourné vers le haut, considérant comment Dieu notre Seigneur me regarde, etc. ; puis faire une révérence ou une génuflexion. Entrer dans la contemplation tantôt à genoux, tantôt prosterné à terre, tantôt étendu le visage vers le haut, tantôt assis, tantôt debout, toujours à la recherche de ce que je veux. Nous observerons deux choses : 1. Si je trouve ce que je veux en étant à genoux, je n’irai pas plus loin ; et si c’est prosterné, de même, etc. ; 2. C’est au point où je trouverai ce que je veux que je resterai en repos, sans me soucier d’aller plus loin, jusqu’à ce que j’en sois rassasié » (n° 75-76).
Il n’y a pas d’attitude corporelle qui soit prescrite comme étant la plus favorable à la prière. En revanche, les maîtres spirituels chrétiens engagent le croyant à trouver, en fonction de sa condition physique, de sa culture, du lieu où il se trouve une attitude qui convienne à la prière. Ne pas enseigner une posture précise ne signifie pas que toutes les postures se valent : François Guilloré, comme bien d’autres, met en valeur la signification de la posture que l’on prend. Il laisse chacun adopter une posture convenable, c’est-à-dire qui « convient » — pas seulement en terme de confort personnel, mais qui convient à la prière, par la cohérence entre ce que la posture manifeste et ce que l’on cherche à vivre en présence de Dieu. Une telle cohérence a aussi un aspect culturel : certains gestes ou certaines postures peuvent convenir à la prière dans une culture et être considérés comme indécents ou inadaptés ailleurs.
Manifester corporellement sa vénération
La seule prescription que l’on trouve chez lui en matière de posture est d’ordre symbolique : peu importe la manière de se tenir, à la condition qu’elle manifeste le respect que l’on doit à Dieu en présence de qui l’on se tient. Afin de se faire bien comprendre, le P. Guilloré n’hésite pas à faire preuve d’humour :
« Il y en a qui prennent alors et tout à l’abord et sans façon la composition de corps toute la plus aisée qu’ils lui peuvent donner. Vous diriez qu’ils ne vont à l’oraison que pour donner à leur corps un repos qu’ils ne lui accordent pas même hors de l’oraison. Les voilà donc placés, et cette masse de chair est assez bien, comme pour se récompenser de ce que l’esprit est souvent pour lors bien malade. Ce sont gens, Théonée, qui étant accoutumés à chercher partout les aises de leurs corps le font indifféremment dans l’oraison comme ailleurs. Mais que pensez-vous qu’opère cette posture si basse, et si terrestre ? C’est que vous y trouvez très souvent des dormeurs pour des contemplatifs, car le corps ayant pris une situation toute la plus commode qu’il a pu, il s’en appesantit davantage et cet appesantissement faisant élever des vapeurs, il concilie doucement le sommeil, où l’esprit est enseveli avec le corps. Hé, Théonée, quel spectacle, où ne se voit pas le divin sommeil de l’âme, mais le sommeil animal de la chair.
En voici d’autres, il faut que je vous le dise, qu’il est bien agréable de voir pendant l’oraison. Ce sont des âmes qui sont languissantes d’amour et qui ne font que se dilater la poitrine par les soupirs. Vous les voyez qu’elles se laissent fondre le corps comme si leurs forces, abattues par ce divin feu, leur manquaient. Il ne resterait plus, me permettez-vous de dire ce mot, que de les peindre comme un S. François soutenu d’anges en quelque extase : Hé ! que d’enfance dans toutes ces postures de langueur amoureuse, où l’on se laisse aller.
Confessons ingénument, que de se tenir ainsi l’extérieur dans une composition si immodeste, c’est aller à l’oraison comme pour se moquer de Dieu, car c’est bien s’oublier de la grandeur terrible de sa majesté, d’y apporter un corps dont la posture ferait souvent honte, devant la personne du moindre respect. Si une manière extérieure, honnête et respectueuse est due à la créature, combien le corps doit-il être anéanti, selon sa capacité, dans la présence de Dieu ? Le corps a sa manière de respecter, et de prier, aussi bien que l’esprit. Il faut tandis que l’esprit dans l’oraison fait son devoir, le corps aussi y fasse le sien, dont l’unique est de pouvoir reconnaître la majesté infinie d’un Dieu par une divine modestie » 10.
En voici d’autres, il faut que je vous le dise, qu’il est bien agréable de voir pendant l’oraison. Ce sont des âmes qui sont languissantes d’amour et qui ne font que se dilater la poitrine par les soupirs. Vous les voyez qu’elles se laissent fondre le corps comme si leurs forces, abattues par ce divin feu, leur manquaient. Il ne resterait plus, me permettez-vous de dire ce mot, que de les peindre comme un S. François soutenu d’anges en quelque extase : Hé ! que d’enfance dans toutes ces postures de langueur amoureuse, où l’on se laisse aller.
Confessons ingénument, que de se tenir ainsi l’extérieur dans une composition si immodeste, c’est aller à l’oraison comme pour se moquer de Dieu, car c’est bien s’oublier de la grandeur terrible de sa majesté, d’y apporter un corps dont la posture ferait souvent honte, devant la personne du moindre respect. Si une manière extérieure, honnête et respectueuse est due à la créature, combien le corps doit-il être anéanti, selon sa capacité, dans la présence de Dieu ? Le corps a sa manière de respecter, et de prier, aussi bien que l’esprit. Il faut tandis que l’esprit dans l’oraison fait son devoir, le corps aussi y fasse le sien, dont l’unique est de pouvoir reconnaître la majesté infinie d’un Dieu par une divine modestie » 10.
Plusieurs enseignements importants sur la prière chrétienne peuvent être tirés de ce texte. Tout d’abord, retenons la vive critique qui est adressée à ceux qui prennent la pose, ceux qui se composent une attitude censée exprimer des états intérieurs qu’ils n’éprouvent en rien : feindre le repos en Dieu alors qu’on dort, simuler de manière puérile les gémissements de l’extase. En revanche, ce qui fait la vérité d’une attitude corporelle, c’est le respect qu’elle manifeste à l’égard de Dieu. Se laisser aller corporellement, rechercher ses aises, c’est se tromper fondamentalement sur ce qu’est l’oraison, car c’est se placer soi-même et son propre corps au premier rang des préoccupations, au lieu de consacrer ce temps à reconnaître à Dieu la première place. Faisant appel aux usages du monde qui imposent une attitude décente et respectueuse en présence d’un personnage important, le P. Guilloré souligne le scandale que représentent les postures alanguies et avachies en présence de Dieu.
Le critère de justesse de la posture de prière chrétienne est ici pris en Dieu, et non en l’homme : ce n’est pas tel ou tel geste qui est jugé bon parce qu’il serait corporellement agréable ou bénéfique. La vérité de ce que l’on fait dans l’oraison repose sur la relation à Dieu, et non sur la relation à soi. Affirmer cela n’est pas nier une interaction et une nécessaire cohérence entre ces deux pôles, mais les hiérarchiser et souligner que c’est de la présence de Dieu que doit venir l’exigence et non d’une aspiration humaine. Dans les relations humaines, courtoisie et respect sont des manières de reconnaître la place de l’autre, d’accepter une adaptation de son propre comportement à cause de la présence de l’autre. Leur caractère parfois formel ne doit pas faire oublier la connexion intime que l’on peut leur reconnaître avec la charité. Guilloré encourage l’analogie entre ces expériences de la vie en société et la prière, pour faire comprendre à Théonée que son attitude corporelle doit être réglée par la présence de cet hôte de marque qu’est Dieu, alors que l’oraison se pratique le plus souvent dans la solitude. Une telle solitude ne saurait être un prétexte pour se prendre soi-même comme seule référence de comportement.
***
Un enseignement sur les postures corporelles dans la prière dont la clef est la notion de respect dû à Dieu peut sembler aujourd’hui désuet ou inadapté pour la culture contemporaine. Il doit cependant être reçu avec attention, car il suscite un déplacement essentiel à la vie spirituelle chrétienne : le croyant n’y cherche pas d’abord à se sentir bien, mais à faire place à Dieu. Il ne pourra être libre pour Dieu s’il ignore son propre corps, mais il ne pourra pas non plus entrer dans une véritable prière chrétienne si son attention est concentrée sur lui-même, et non sur Dieu. Dans cet apprentissage de la juste mesure se joue quelque chose d’essentiel à la vie spirituelle chrétienne : l’articulation entre amour de soi et amour de Dieu.
1. Sur le bienheureux Julien Maunoir (1606-1683), voir Georges Bottereau, Dictionnaire de spiritualité, Beauchesne, t. 8, 1974, pp. 1591-1592 ; sur Rigoleuc (1596-1658), voir Dominique Salin dans Christus, n° 202HS , mai 2004, pp. 135-144 (NDLR).
2. On trouvera une présentation de sa vie et de son oeuvre spirituelle dans l’article d’André Derville, Dictionnaire de spiritualité, t. 6, 1967, pp. 1278-1294. Voir également les travaux plus anciens d’A. Klaas, Revue d’Ascétique et Mystique, t. 18, 1937, pp. 359-378 et t. 24, 1948, pp. 143-155.
3. Voir en particulier les § 73ss, 121ss, 130, 206 et 229.
4. Le secret de la vie spirituelle, p. 557.
5. Conférences spirituelles, Livre II, conférence III, 1, p. 253.
6. Le secret de la vie spirituelle, p. 558.
7. Conférences spirituelles, Livre II, conférence V, pp. 337-338.
8. Origène, De Oratione, XXXI, 2-3 ; Augustin, Questions à Simplicianus, l. II, q. IV.
9. Institution spirituelle, XII, 3.
10. Le secret de la vie spirituelle, pp. 555-557.