On répugne souvent à expliquer — au cours des retraites ignatiennes où sont commentées les règles du discernement des esprits — la consolation par les larmes telle qu'en parlent les Exercices. A tout le moins, on hésite à traiter le sujet au-delà de son aspect de « consolation douloureuse ». Ce n'est pas sans raison : trop s'y attarder pourrait conduire les auditeurs à des erreurs fâcheuses, surtout s'ils sont émotifs. Mais aussi les larmes gênent. Beaucoup y décèlent quelque chose de suspect. On aaint le trouble pathologique ou l'égarement d'une sensibilité mal contrôlée. Par ailleurs, se retenir de pleurer est souvent perçu comme une expression de maîtrise de soi. Enfin, ce n'est guère sans embarras que certains accompagnateurs supportent les pleurs pendant les entretiens. Voilà qui ne contribue pas à donner sa vraie place à la fonaion des larmes dans la prière, que saint Ignace situe comme une manifestation de la consolation.
Les Exercices spirituels, en effet, font souvent mention des larmes. On peut en trouver dix-sept occurrences dans la version manuscrite, qu'il s'agisse du substantif « Idgnmas » ou du verbe « llorar ». Elles sont toujours considérées comme une chose désirable, une grâce à demander expressément.
 

Des larmes désirables


C'est tout d'abord sur ce premier aspea que nous nous arrêterons. Désirer les larmes peut paraître paradoxal, comme l'est la proclamation de Jésus : « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés » (Mt 5,5). La béatitude de Jésus a ceci de clair qu'elle promet une consolation à ceux qui sont affligés. Est-ce l'affliaion en vue d'une consolation prochaine qu'Ignace fait rechercher et demander à ses exercitants ? Obtenir « des larmes pour leurs péchés » (Ex. sp. 4, 55, 78), « goûter les choses amères, telles que les larmes, la tristesse et le ver de la conscience » (69), « pleurer abondamment sur ses péchés ou sur les peines et les douleurs que le Christ notre Seigneur endurait en sa Passion » (87, 203), « demander peine, larmes et souffrance avec le Christ souffrant » (48), « m'affliger, m'attrister et pleurer » (195)... Ignace ne sépare pas la présence des larmes d'avec la grâce à obtenir. Pleurer est le signe que la grâce a été donnée, et non qu'elle est encore à attendre dans l'espérance.
Il convient de noter que, lorsque les larmes voisinent avec la douleur ou la tristesse, nous sommes situés dans la perspeaive de la première semaine des Exercices : obtenir — par l'abondance de la honte, du dégoût de soi-même, du regret, du repentir, de l'aversion du péché — une véritable conversion qui fasse reconnaître et confesser l'insondable miséricorde de Dieu. Peuvent alors couler des larmes qui, amères tout d'abord, sont ensuite perçues comme bienfaisantes et salvauices. Ou bien la compassion éprouvée auprès de la personne du Seigneur Jésus en sa Passion et en sa mort peut provoquer cette réaaion de pleurs versés non plus sur ses péchés mais sur l'Aimé, en communion à sa douleur. C'est alors la grâce propre à la troisième semaine. Pour reposantes ou libératrices qu'elles soient, les larmes versées en pareilles situations rejoignent l'expérience commune de l'humanité « gémissant et pleurant en cette vallée de larmes ». Pleurs de souffrance, face au deuil ou au malheur, pleurs d'affliction qui permettent d'extérioriser un mal qui rongerait le coeur s'il n'était en quelque sorte « expulsé ».
L'évangile nous parle ainsi des larmes de la veuve de Naïm, de celles de Marie, soeur de Lazare, et de son entourage, qui provoqueront jusqu'aux larmes de Jésus, ou des pleurs de Marie de Magdala auprès du tombeau de son Maître : la mort provoque cette réaaion éminemment humaine. Larmes versées en si grand nombre dans les psaumes, toujours en rapport avec une situation de détresse : « Je n'ai de pain que mes larmes » (41) ; « de mes larmes j'arrose mon lit, mon oeil est rongé de pleurs » (6,7) ; « la tristesse m'arrache des larmes » (118,28), etc. Larmes provoquées par les conséquences du péché, comme celles de Jésus confronté à l'endurcissement de Jérusalem (Le 19,41), celles de compassion des femmes sur le chemin du Calvaire (23,28), celles de repentir de Pierre dans la cour du grand prêtre (22,62)... Ces larmes font mal et sont pourtant génératrices de paix, si elles peuvent être une brèche dans l'âme par où peut enfin passer le souffle bienfaisant de l'Esprit de consolation.
C'est ainsi qu'il faut d'abord entendre ce qu'Ignace dit des larmes : « J'appelle consolation le cas où l'âme verse des larmes qui la portent à l'amour de son Seigneur, soit à cause de la douleur ressentie pour ses péchés ou pour la Passion du Christ notre Seigneur, soit pour d'autres choses droitement ordonnées à son service et à sa louange » (316).
Il semble qu'il s'agit là d'abord d'une consolation en creux, consolation qui n'exclut pas la tristesse ou la douleur. Consolation authentique cependant, et qu'il faut apprendre à reconnaître, selon ce que recommande le titre des règles pour le discernement des esprits en première semaine (« sentir et reconnaître », c'est-à-dire discerner) : « Cette forme de consolation est l'expression conaète d'une émotion qui est aussi mouvement. Elle fait sortir en "portant à", en référence à des représentations qui "viennent de" pensées ordonnées au service. Elle allie donc le sentiment (plaisir ou déplaisir) et le mouvement, le dynamisme. » Toutefois, parce que « ce qui est ressenti est de l'ordre d'une douleur, d'un déplaisir, mais vécu comme un mouvement portant à l'amour », cette consolation est souvent difficile à reconnaître et à accepter en tant que telle 1.
La question, cependant, demeure de savoir si ce sont les larmes elles-mêmes qui sont douloureuses, ou plutôt la situation de détresse qui les provoque. En ce sens, l'Apocalypse (21,4) nous affirme qu'il n'y aura plus de pleurs dans les deux nouveaux.

Les larmes de la femme qui savait aimer


L'épisode de la pécheresse pardonnée et aimante apporte un éclairage sur la double signification des larmes versées. Les Exercices le situent comme un mystère à contempler (282). Même si cet évangile est volontiers donné par des accompagnateurs en première semaine, il relève bien de la dynamique de la deuxième, où le retraitant est invité à entrer dans une relation d'intimité avec le Seigneur Jésus pour le connaître intérieurement, l'en aimer davantage et le suivre avec plus d'élan : « Se plaçant par-derrière, à ses pieds, tout en pleurs, elle se mit à lui arroser les pieds de ses larmes ; et elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de ses baisers, les oignant de parfum » (Le 7,38).
Quelle est la nature de ces larmes, quelle en est la source ? La seule douleur du repentir serait-elle à l'origine de cette réaction émotive, ainsi qu'on l'interprète généralement ? La parabole « Un aéancier avait deux débiteurs... » situe avec précision ce qui se joue au coeur de la femme et au coeur de Simon, pécheurs l'un comme l'autte. C'est l'enjeu de l'amour reconnaissant, à la mesure même du pardon de Dieu déjà accordé. A plus grand pardon, plus grand amour en retour. La femme a perçu dans l'attitude de Jésus envers les pécheurs, dans ses paroles de miséricorde, le pardon de Dieu offert à tous ceux qui l'accueillent. Elle se sait la première accueillie par l'amour miséricordieux de Dieu qui s'est déployé avec d'autant plus de largesse qu'il y avait en elle « beaucoup de péchés ». Alors, à son tour, « elle a aimé beaucoup » (Le 7,47). Pleurait-elle déjà comme une repentie en sortant du coffre le vase de parfum, sachant le Maître à table dans la maison du Pharisien ? Les pleurs ne sont pas mentionnés à son arrivée dans la salle du repas, mais plus tard. Elle apporte ce vase comme les femmes venues avec Jésus de Galilée porteront aromates et parfums à la tombe (23-24). C'est un geste de dévotion, d'amour inconditionnel, et Jésus ne s'y trompe pas. La voici qui inonde de ses pleurs les pieds du Maître. Repentir et gratitude se mêlent à ses gestes comme le sel des larmes et le baume du parfum. Mais les larmes de cette femme n'ont de douloureux que son incapacité à mieux exprimer l'amour qui la brûle. C'est la présence de Jésus qui les déclenche, semble-t-il, sa présence charnelle qui restaure sa dignité de femme et lui rend la chasteté en toute relation. Et ses pleurs « qui la portent à l'amour » ravivent encore son désir désormais purifié.
Luc insiste. La scène a dû prendre du temps, avec le déploiement des cheveux, des baisers, du parfum. Si bien que Simon n'y tient plus. Parce que lui, Simon, « montre peu d'amour » et que la démonstration, outre le fait que Jésus a affaire à « une pécheresse », stigmatise sa propre indifférence à l'égard de Jésus. Certes, Simon n'était pas homme à verser des larmes comme une femmelette Mais, parce qu'il a peu à se faire pardonner, il ignore qu'il s'est fermé à une expérience fondatrice, celle de laisser s'ouvrir en soi une brèche au passage de l'amour.
Ignace avait-il en tête l'image de celle qu'il appelle, suivant la tradition de son époque, « la Madeleine », lorsqu'il cite les larmes en bonne et due place dans sa description de l'action du bon esprit, dans la même foulée que tout ce qui procure de la joie ? « Le propre du bon esprit est de donner courage et force, consolations, larmes, inspirations et repos » (315). Des larmes de consolation peuvent donc ne pas être seulement douloureuses. De fait, pourrait-on vraiment, sans ambiguïté, chercher avec insistance une telle grâce si elle ne cachait une réelle douceur, un réel plaisir ? Que veut nous apprendre Ignace à ce sujet, dans ses Additions pour mieux (...) trouver ce que l'on désire, « quand le retraitant n'arrive pas à trouver ce qu'il désire, par exemple larmes, consolations, etc. » (89) ? N'est-ce pas de rechercher une grâce, un don qui doit combler et qu'il faut savoir attendre comme une initiative absolument gratuite de la part de Dieu, puisqu'il faut toujours se rappeler « qu'il ne dépend pas de nous de faire naître ou de conserver une immense dévotion, un intense amour, des larmes, ni aucune autre consolation spirituelle » (322) ? Si l'on désire non seulement faire jaillir mais encore conserver la fontaine d'eau salutaire, c'est bien qu'elle représente aux yeux de celui qui prie un bienfait agréable et fécond.
 

Des larmes humanisantes


Il estdair que les larmes sont de diverses sortes, puisqu'elles émanent d'états d'âme complètement différents. Les larmes du vieux Tobie, jaillies, à la vue de son fils, de ses yeux tout nouvellement guéris (Tb 11,14), n'ont aucun rapport avec les pleurs de David à la mort de Jonathan, d'Absalon ou du fils de Bethsabée (2 S 1,12 ; 19,1 ; 12,21). Une caraaéristique des larmes est le fait qu'elles sont comme « en deçà » de la parole. Pleurer empêche le recours à la parole. Mais ce peut être aussi l'ultime moyen d'expression chez un très grand malade privé de tout mouvement, de toute parole. Pour la personne en prière, les larmes sont l'affleurement visible de ce qui retentit intérieurement de la rencontre avec le Dieu vivant.
Il pleut. Un grand tonneau placé sous une gouttière recueille la pluie. Bientôt le tonneau se trouve plein. Mais la pluie continue à tomber, abondante, et le tonneau déborde. Le void investi par l'eau de toutes parts, celle qui tombe du toit avec violence, celle qui provient de lui-même, uop petit qu'il est pour contenir toutes les eaux du ciel. C'est la même eau, en définitive, qui l'inonde et s'écoule parce que surabondante. Si le tonneau n'était pas propre avant la pluie, il le deviendra peu à peu, à l'extérieur et à l'intérieur. Quand la consolation vient saisir la personne dans sa rencontre avec le Seigneur, c'est tout son être qui est comme inondé. Les larmes expriment alors ce trop-plein de l'âme qui ne peut contenir ce flot, cette plénitude de vie qui s'écoule en toute gratuité.
Les larmes dans la prière font ainsi comprendre quelque chose de l'unification de tout l'être réalisée par l'expérience spirituelle authentique et qui fait grandir en humanité : le coeur peut battre plus vite, la voix se mettre à faire jaillir un chant, les « os broyés » à danser... Quand « l'âme verse des pleurs », envahie par l'amour de son Seigneur, c'est une zone cachée de l'être humain qui s'unifie dans la reddition de soi-même. En effet, les larmes témoignent d'une perte, celle d'une certaine maîtrise dans la conduite de sa vie que l'Esprit Saint envahit. Elles révèlent en même temps ce gain au centuple du don de la grâce. Plus enveloppé, plus inondé par la présence de Dieu, le coeur profond n'en est que plus humain.
 

Des larmes de douceur


« J'appelle consolation (...) quand [l'âme] verse des larmes qui la portent à l'amour de son Seigneur, soit à cause de la douleur ressentie pour ses péchés ou pour la Passion du Christ noue Seigneur, soit pour d'autres choses droitement ordonnées à son service et à sa louange » (316). Quelles sont ordinairement ces « auues choses » ? On sait que saint Ignace avait le don des larmes. Son Journal nous apprend que des larmes ponctuaient les motions qu'il ressentait, notamment son attrait pour une pauvreté toujours plus radicale. Ces larmes s'accompagnaient de goût spirituel. En quelque sorte, elles venaient là comme en complément, en confirmation des autres manifestations de la poussée de l'Esprit :
 
« Notre Père avait un tel don des larmes que, quand il ne pleurait pas trois fois pendant sa messe, il se regardait comme privé de consolations. Le médecin lui prescrivit de ne pas pleurer et il se soumit par obéissance ; et comme il arrive en telles occasions en se soumettant, ainsi par obéissance il a maintenant beaucoup plus de consolation sans pleurer qu'il n'en avait auparavant. Le Père en a fait l'aveu au Père Polanco, selon que me l'a raconté le Docteur Olave » 2.

Pieuse exagération d'un Uop grand admirateur ? Certainement pas. Le Journal mentionne trop souvent cette sorte de consolation pour qu'on ne la prenne pas au sérieux :
 
« La méthode dont il usait quand il rédigeait les Constitutions était de dire chaque jour la messe, de présenter à Dieu le point précis dont il s'occupait et de faire oraison à ce sujet. C'est toujours avec des larmes qu'il faisait oraison et disait sa messe » 3.

Est-ce en raison de son caraaère inhabituel ou de son ambiguïté que l'on n'aime pas à parler de cette forme de consolation à des débutants ? La conséquence de ce silence est de la Uaiter comme un élément marginal et de ne pas en tenir suffisamment compte dans le discernement des esprits.
Le cas est loin d'être rare, cependant : un appel entendu il y a longtemps et qui fait soudain irruption avec netteté, rappelant à la mémoire la constante fidélité de Dieu ; la réponse à une question qu'on a longtemps cherchée et qui illumine l'esprit, débordant de toutes parts les limites de cette question ; un goût particulier que Dieu donne à percevoir de lui-même ; ou l'excès de joie provoquée par une « élection » accueillie dans l'action de grâce... Les exemples sont multiples de ces occasions où peuvent jaillir les larmes, comme le sont les manifestations de la grâce de Dieu. Tout cela est bien « droitement ordonné au service de Dieu et à sa louange » et ne peut qu'alimenter le désir de l'aimer davantage. En de tels cas, la consolation se reconnaît aisément.
D'auUes fois, les larmes sur le point de perler devraient mettre en alerte. Ainsi telle religieuse déjà très âgée, qui expliquait au début d'une retraite qu'elle attendait depuis des années un signe de la tendresse de Dieu à son égard. Elle espérait bien qu'à cette reUaite, au moins, elle serait comblée, tel Syméon qui attendait la consolation d'Israël. Un éclat particulier avait brillé dans ses yeux bleus alors qu'elle parlait. Mais l'accompagnatrice novice que j'étais n'avait pas su reconnaître « l'âme qui verse des larmes ». Je lui avais dit avec une grande conviction que le Seigneur ne dépose jamais au coeur un désir de sa présence sans l'exaucer d'une manière ou d'une autre, même déconcertante. Et la retraite s'était achevée sans que vienne ce signe attendu. Et pour cause : nous ne l'avions pas perçu. La consolation était là, prête à se répandre, pour peu qu'elle ait été accueillie. Mais on cherchait la présence ailleurs. Point d'ouragan, de tremblement de terre ni de feu brûlant, mais la brise légère de larmes qui perlaient au bord des paupières et disaient la présence dans l'absence de Celui qui reste fidèle à sa promesse. Les yeux bleus de cette religieuse ont désormais rencontré son Dieu dans le face à face. Je voulais garder trace de cette leçon.
 

Des larmes sans goût


De la même veine que le cas précédemment cité, il est une forme de consolation par les larmes extrêmement discrète, où peut ne s'exprimer aucune émotion, aucun sentiment (douleur ou joie). De l'ordre donc de cet « accroissement de foi, d'espérance et de charité » qui est le propre de la consolation dans la vie quotidienne.
Il peut arriver que « l'âme verse des larmes » en ce lieu de relative déuesse que représente l'heure de l'aridité ou de la platitude. Mais il s'agit bien d'une détresse relative, car cette situation est profondément consentie, sans recherche inquiète d'autre chose. Voici que les yeux se mouillent, ou même que des larmes silencieuses et tranquilles coulent, venant on ne sait d'où, « qui portent à l'amour ». Consolation qu'il faut alors savoir « reconnaître », à la fois répit et lampée d'eau pour la soif, comme la cruche d'eau offerte à Elie sur son long chemin de désert. Consolation qu'il faut savoir accueillir aussi. Car la tentation peut aussitôt se glisser sous l'apparence du bien : va-t-on maintenant se mettre à pleurer sur son malheur ? Tentation de retenir ses larmes pour ne pas s'apitoyer sur soi-même, parce qu'on a appris à s'oublier et oublié que Dieu aime à consoler... Or ce n'est pas d'un repliement sur soi que proviennent ces larmes : elles sont une grâce compatissante de Dieu, réconfort dans l'épreuve, assurance qu'un élan nouveau est donné, même s'il n'est pas ressenti.
L'absence de toute émotion ou de tout sentiment peut, en effet, donner le change : rien n'est offert de perceptible qui ressemblerait à un goût, une fraîcheur, un repos. Seules sont là, témoins disaets, ces larmes qui s'écoulent doucement comme les gouttes d'eau sur l'éponge. Signe de la présence aaive du Seigneur dont le bon esprit est entré comme chez lui, portes ouvertes (335). Rien de senti, tout juste peut-être une certaine douceur et conscience de « paix et repos en Dieu » très ténue. Alors, en quoi cette manifestation lacrymale peut-elle être tenue pour « consolante » ? Elle l'est précisément en ce qu'elle a été « reconnue » comme une authentique consolation spirituelle. Non pas comme une infirmité, un accès de fatigue ou une simple expression d'émotivité non contrôlée, mais bien comme une expérience spirituelle, si pauvre soit-elle. Sa présence apporte un soutien, une assurance que la route enUeprise est la bonne, qu'il n'y a rien à changer, pas d'inquiétude à avoir dans la monotonie des jours.
Ces larmes surgissent à l'improviste au détour d'une Parole cent fois rabâchée, comme un point de repère, un nouveau poteau indicateur qui ne fait que répéter ce qu'a dit le précédent, mais combien réconfortant lorsqu'on finissait par craindre de tourner en rond. Pour être reconnues comme consolation, elles doivent toutefois être conformes à certains critères : tout d'abord, qu'elles jaillissent pendant la prière, ou un état de prière ; ensuite, qu'on n'ait rien fait pour les provoquer. Il est vrai que, si les larmes peuvent être réprimées, il est difficile de les faire nahre, sauf à s'exciter ou à verser des larmes de aocodile. Ces larmes, on l'a vu, sont calmes et silencieuses, non encombrantes, disaètes. Surtout, elles « portent à l'amour » et, en fin de compte, conduisent à la finalité de toute consolation : un accroissement de foi, d'espérance et de charité (316), repérable, non dans la sensibilité, mais dans la façon de vivre, par la suite, le quotidien. Ce sera un consentement plus joyeux à un état de manque, de sécheresse, de fragilité ; un regard plus serein sur les êtres ou les événements ; une disponibilité plus prompte à servir ; un humour qui se développe, cette humilité amoureuse qui sait sourire de soi-même et qui dédramatise l'existence. Rien de bien spectaculaire, par conséquent, et, le plus souvent, cela passera longtemps inaperçu au propre bénéficiaire.
Une tentation plus grave que celles mentionnées plus haut serait de ne pas se satisfaire d'une consolation aussi pauvre, de refuser le passage du Seigneur sous le prétexte que c'est trop peu. Alors, la désolation risque bien d'arriver au galop sans qu'on la « reconnaisse » pour ce qu'elle est, elle aussi. Et ce sera grande miséricorde de Dieu de demeurer en cet état désolé jusqu'à ce que viennent peut-être d'autres larmes, celles-ci du type de la première semaine, pour n'avoir pas reconnu le jour où l'on fut visité. Plus pernicieuse encore, la pensée que l'on se uouve sans doute sur la piste de la montée du Carmel ou de tout autre montagne de la transfiguration encore inaccessible et que, par définition, toute consolation est non seulement hors de portée mais interdite. Cela revient en quelque sorte, même inconsciemment, à diaer sa conduite à Dieu. C'est confondre le consentement à ne pas rechercher la consolation pour elle-même avec le refus de la consolation quand elle est offerte. « En ce sens, la désolation [survenue quand on s'est dérobé à la consolation] est par nature le refus d'une consolation toujours proposée mais que l'homme met longtemps à accepter » 4. Mais ce problème déborde le sujet de la consolation par les larmes, puisqu'il touche le refus latent de toute consolation, quelle qu'elle soit.

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J'ai écrit ces lignes en pensant aux accompagnateurs spirituels, mais surtout à toutes ces personnes qui, telles Anne dans le Temple, ont vécu dans la fidélité du quotidien, dans la pauvreté d'une vie apparemment banale ou dans la quête trop peu souvent exaucée de voir s'illuminer le visage du Christ. Qu'elles laissent s'épancher ces pleurs trop longtemps contenus le jour où il leur sera donné d'en percevoir les signes avant-coureurs. La consolation est là, toute proche, attendant de se frayer un chemin sur le trajet des larmes. Alors, elles pourront louer Dieu et parler de l'Enfant à tous ceux qui attendent la délivrance (Le 2,38). Oui, heureux ceux qui pleurent, car ils sont consolés.



1. Cf. Adrien Demoustier, « Reconnaître la consolation », Chnstus, n° 170HS, mai 1996, p. 268
2. Louis Conçalves da Câmara, Mémorial, 183
3. Autobiographie, 101
4. A Demoustier, an cit, p 270