Amour
Amour m'a dit d'entrer, mon âme a reculé,
Pleine de poussière et péché.
Mais Amour aux yeux vifs, en me voyant faiblir
De plus en plus, le seuil passé,
Se rapprocha de moi et doucement s'enquit
Si quelque chose me manquait.
Un hôte, répondis-je, digne d'être ici.
Or, dit Amour, ce sera toi.
Moi, le sans-coeur, le très ingrat ? Oh mon aimé,
Je ne puis pas te regarder.
Amour en souriant prit ma main et me dit :
Qui donc fit les yeux sinon moi ?
Oui, mais j'ai souillé les miens, Seigneur. Que ma honte
S'en aille où elle a mérité.
Ne sais-tu pas, dit Amour, qui a porté la faute ?
Lors, mon aimé, je veux servir.
Assieds-toi, dit Amour, goûte ma nourriture.
Ainsi j'ai pris place et mangé.
George HERBERT
(trad. Jean Mambrino)
Tiré d'Etudes, février 1974
« Le plus beau poème du monde », disait Simone Weil. On comprend que ce poème, peut-être le dernier que George Herbert 1 écrivit, l'ait bouleversée, au point qu'elle l'apprit par coeur et qu'il fut pour elle comme le porche de l'expérience mystique ; il réunit les traits esthétiques et spirituels qui la touchaient le plus : dépouillement et incarnation. L'Amour inenvisageable pour l'âme indigne s'y fait proche, familier même, et la scène garde pourtant un caractère sacré dans une sorte de rituel du respect réciproque. La fable antique qui narrait les péripéties de la relation entre l'Amour et Psyché est devenue un poème qui condense les tâtonnements de toute une histoire en un lieu, un moment, trois strophes ; un poème, c'est-à-dire non pas une fiction, mais la figuration d'une réalité. Nous suivrons ici la belle traduction de Jean Mambrino (ci-contre), en ne recourant au texte anglais que pour quelques détails.
Instabilité
Dans son travail pour figurer son expérience spirituelle, le poète doit d'abord inventer un « lieu », un espace où placer la rencontre. Ce lieu est supposé par les verbes de mouvement : « entrer », « a reculé », « le seuil passé », « se rapprocha », « s'en aille », « assieds-toi », « j'ai pris place ». On reconnaît dans l'invitation à entrer, suivie du repas en tête-à-tête, un écho de l'Apocalypse : « Voici que je me tiens à la porte, et je frappe. Si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui ; je prendrai mon repas avec lui, et lui avec moi » (3,20). Mais, on l'aura remarqué, il y a inversion des rôles par rapport au modèle biblique : dans notre poème, c'est l'Amour qui invite l'âme chez lui, et non plus l'âme qui le reçoit chez elle. La conséquence de ce changement de situation est un petit drame : « être ici », auprès de l'Amour, en sa demeure, paraît d'abord impossible à l'âme indigne. Il faudra tout le parcours du poème pour qu'elle ose se tenir en un tel lieu. Entre le premier et le dernier vers, on passe du retrait (« mon âme a reculé ») à l'acceptation (« Ainsi j'ai pris place et mangé »).
Avant l'apaisement final, le poème sera donc traversé par une instabilité qui resurgit à chaque strophe, et se marque dans les mouvements opposés : « a reculé » / « se rapprocha » ; « Je ne puis pas te regarder » / « prit ma main » ; « s'en aille » / « Assieds-toi ». Ces va-et-vient ont trois enjeux successifs. Dans la première strophe, c'est la possibilité même de la rencontre : il s'agit de savoir si l'âme pourra franchir le seuil, séjourner au même endroit que l'Amour. Dans la seconde, c'est le face à face : l'âme, désormais en présence de l'Amour, se résoudra-t-elle à lever les yeux vers son partenaire ? Dans la troisième, c'est le partage. Enfin installée, rassurée, fera-t-elle honneur au repas préparé pour elle ? On notera que la dernière réponse de l'âme, où se lit le consentement définitif, n'est plus une parole mais un acte.
La métrique épouse ces fluctuations. A l'alternance du décasyllabe et de l'hexasyllabe dans l'original anglais répond celle de l'alexandrin et de l'octosyllabe dans l'équivalent français : rythme inégal qui rappelle le « distique élégiaque » des poètes grecs et latins. Ici, il traduit admirablement la succession des propositions et des reculs, des élans et des précautions.
La simplicité du poème ne doit pas dissimuler la complexité du rapprochement entre l'Amour et l'âme. Elle rend plus évidente, au contraire, la souveraine délicatesse avec laquelle l'Amour dénoue les difficultés. On devine qu'il y a là autre chose que du marivaudage... En fait, aux barrières naturelles élevées par la pudeur, le respect de l'autre et de soi dans l'approche amoureuse, s'en superposent d'autres, nées d'un passé douloureux, et qui semblent longtemps (au début de la dernière strophe encore) vouer la rencontre à l'échec.
Incompatibilité
A s'en tenir à la manière dont les deux partenaires sont nommés ou qualifiés, tout les oppose : d'un côté, « Amour » ; de l'autre, « le sans-coeur », « le très ingrat », l'âme « pleine de poussière et péché » qui a « souillé » ses yeux. L'adjectif « ingrat » est particulièrement significatif, surtout si on le rapporte à la prière où Herbert, dans un autre poème, demande à Dieu d'ajouter à ses faveurs précédentes un don qui lui fait encore défaut : « a grateful heart », un cœur reconnaissant.
L'ingratitude, comme le « péché », ne renvoie pas seulement à une « nature » corrompue, mais à une histoire mal vécue ; l'âme n'a pas répondu aux bienfaits dont elle a été comblée. L'indignité qu'elle ressent n'est pas une coquetterie ; c'est la trace de ses manquements qui revient spontanément à sa mémoire devant le geste inattendu, direct : « Amour m'a dit d'entrer. » Le premier effet de la rencontre avec l'Amour est la révélation de son contraire en l'âme : « poussière », « péché », souillure. Si l'Amour paraît les avoir oubliés, l'âme, elle, s'en souvient avec obstination. Comment cette opposition radicale va-t-elle être surmontée ? A force de délicatesse.
Les prévenances de l'Amour
La délicatesse existe des deux côtés. Il faudrait suivre pas à pas la façon dont celle de l'âme fait écho à celle de l'Amour. Pour la commodité, nous distinguerons les prévenances de celui-ci et le respect de celle-là.
Leur douce progression au cours du poème fait partie de ces prévenances. L'Amour les manifeste d'abord dans son accueil attentif. Herbert l'appelle « quick-eyed Love » — ce que J. Mambrino rend par l'expression pittoresque : « Amour aux yeux vifs. » Mais on pourrait traduire aussi par « Amour perspicace » (M. Penchenat), et cette attention, à laquelle la faiblesse grandissante de l'hôte n'a pas échappé, débouche promptement sur un geste, accompagné d'une parole de soutien : « Se rapprocha de moi et doucement s'enquit. »
L'âme a passé le seuil, mais elle est là comme une étrangère, comme quelqu'un qui n'est pas à sa place. Quand elle dit à l'Amour que ce qui lui manque, c'est « un hôte digne d'être ici », elle signifie qu'elle se manque à elle-même, que, faute de mérite, elle n'est ici qu'une présence vide, tirée en arrière, aspirée par le dehors d'où elle vient, remplaçable séance tenante par quiconque aurait plus de titres à être là. Peut-être Herbert se souvient-il de la parabole du repas de noces auquel un invité s'est présenté sans avoir la tenue convenable (Mt 22,1). L'âme aurait quelque raison de craindre d'être comme lui jetée dans les ténèbres, « là où seront les pleurs et les grincements de dents ». Elle redoute comme Simone Weil d'avoir été invitée « par erreur » 2, prise pour une autre... L'Amour s'emploie aussitôt à dissiper la peur d'un malentendu, à la rassurer sur son élection et à lui ouvrir un avenir : « Or, dit Amour, ce sera toi. »
L'âme a désormais le droit d'être là. Mais elle y est inutilement, puisqu'elle ne peut regarder Celui qui l'a invitée. Ce qui offusque son regard, c'est sa « honte ». Aussi l'Amour va-t-il guérir sa mémoire. Il fait appel à ce qu'elle connaît, ou devrait connaître, par deux questions : « Qui donc fit les yeux sinon moi ? », puis : « Ne sais-tu pas (...) qui a porté la faute ?» En termes théologiques, ce sont la création et la rédemption qui sont ainsi évoquées. Mais l'Amour n'emploie pas de mots abstraits ; la création et le salut sont ses actes, qui concernent l'âme personnellement Derrière la troisième personne (« Qui ») et les articles définis (« les yeux », « la faute »), on entend la première personne (« moi ») et les possessifs de la deuxième personne sont sous-entendus (tes yeux, ta faute). L'histoire du salut reçoit une application immédiate. Toutefois, le recours à la forme interrogative, l'emploi de la troisième personne, de l'article défini, participent de « l'effet de sourdine », analysé par Léo Spitzer chez Racine, et sont autant d'égards.
L'Amour a d'abord créé les yeux qui nous permettent de le voir ; notre nature ne saurait donc être un obstacle absolu à la contemplation. « Oui, mais » nous en avons troublé la limpidité, le miroir est terni, et ce miroir ne peut se nettoyer que de l'intérieur. En rappelant qu'il « a porté la faute », l'Amour dit qu'il est passé du côté de l'âme, qu'il a opéré cette guérison du dedans en adoptant sa nature, en partageant son sort : l'obstacle suscité par son histoire manquée a donc aussi été écarté. Le texte anglais souligne l'association étroite qui a rendu possible la purification en faisant rimer « shame » (ma honte) avec « blâme » (la faute ou le blâme que l'Amour a pris sur lui).
Les prévenances de l'Amour ne se manifestent pas seulement par ses actes ou ses paroles, mais par sa « manière » : il s'enquiert « doucement » (« sweetly »), prend la main « en souriant ».
Le consentement de l'âme
A ces avances, l'âme répond par un double mouvement, ou un mouvement contrarié, respect, pudeur et « honte » entravant l'élan d'affection (« Oh mon aimé »). Devant les « yeux vifs » de l'Amour, l'âme ne peut que baisser les siens, souillés (« Je ne puis pas te regarder »). Le conflit entre la protestation d'amour — on songe à Pierre avec Jésus ressuscité en Jn 21,17 — et la conscience de l'indignité se résoudra dans l'offre de service (« Lors, mon aimé, je veux servir »).
Mais de même que l'Amour avait eu l'initiative en invitant l'âme à entrer, c'est lui qui servira le repas, comme dans la parabole de Luc : « Il se ceindra, les fera mettre à table et, passant de l'un à l'autre, il les servira » (12,37). « Ma nourriture » implique peut-être un don plus essentiel ; si on l'interprète comme une métonymie, l'expression désignerait l'Amour s'offrant lui-même en nourriture, et serait une allusion à la Cène. « J'ai pris place et mangé » signifierait alors l'union la plus intime entre l'âme et l'Amour. Pour y parvenir, une seule condition est requise : le consentement, marqué par l'adverbe « ainsi » (« so »). Tout est possible une fois « le seuil passé ». C'est le récit qui prend en charge, au début et à la fin, l'énoncé de cette condition, encadrant l'entretien (« s'enquit », « répondis-je », « dit Amour ») où se dit la coopération délicate, enfin acceptée.
* * *
L'embarras du commentaire fera mieux ressortir la parfaite sobriété du poème. En trois strophes de six vers, tout est dit : on est passé de l'opposition à l'union. Il y a bien un lieu, mais pas de décor ; des « acteurs », mais pas de personnages ; ce sont les gestes, les paroles, les actes qui comptent. Ils donnent évidemment à la scène une portée exemplaire, et chacun peut s'y rapporter. Un tel dépouillement n'entraîne cependant aucun schématisme. « Amour » n'est pas une allégorie comme celles qui peuplent le Roman de la Rose. L'âme et l'Amour représentent des êtres spirituels, et prennent vie dans l'aura de respect dont chacun entoure l'autre. Ici, c'est la quintessence d'une expérience qui s'exprime : celle d'un moment privilégié, sans doute, mais, au-delà, celle d'une relation mûrie au long d'une vie entière.
Le poème de George Herbert n'est pas seulement beau. La simple beauté serait le signe, déjà bouleversant, que le poète a touché ce qui reste pour nous à l'horizon de l'existence. Dans l'émotion que nous ressentons à sa lecture, il y a plus : l'horizon lui-même s'est approché, et nous touche à notre tour.
1. Contemporain de Shakespeare, pasteur anglican et l'un des « poètes métaphysiques » (1593-1633), aux côtés de John Donne qui fut son maître et son ami. Cf. Monuments d'Eglise (trad. Marc Penchenat, PyréGraph, 1999) et l'article de Jean Mambrino, « Simone Weil et George Herbert », paru dans la revue Etudes en février 1974
2. Attente de Dieu, Fayard, 1985, p. 49.