« Le christianisme est la religion des visages », écrit Olivier Clément dans ce livre qui rassemble articles et conférences autour d'une thématique et d'une vision théologique : la rencontre du « Dieu visage ». Ce qui donne à l'ensemble sa forte cohésion, c'est d'abord la spiritualité orthodoxe qu'Olivier Clément a beaucoup contribué à faire connaître en langue française. Elle met l'accent, comme on sait, sur le rôle de l'Esprit dans l'économie du salut : celle-ci a pour but la Pentecôte étendue à l'univers entier, l'avènement de l'Homme spirituel, « pneumatophore ». Redevenu intérieur à la création dans le Christ, l'Esprit est le révélateur des visages ; il continue l'œuvre de l'Incarnation où la beauté divine restaure la beauté humaine. Olivier Clément consacre un long texte à saint Séraphin de Sarov (1759-1833), pour qui le but de la vie chrétienne est « l'acquisition du Saint-Esprit », la transparence retrouvée à la grâce.
Cette spiritualité n'a cependant rien d'éthéré, comme en témoigne la vie du saint lui-même, descendu dans les soubassements infernaux de la condition humaine pour ouvrir celle-ci à la lumière du paradis. La force d'une telle vision tient à la tension qu'elle maintient entre pôles opposés, résolvant les antinomies sur lesquelles bute une vision purement « séculière » de l'homme et du monde. Ainsi le visage humain résume-t-il, en chacun de ses « types », une terre, une époque, mais il est en même temps une brèche ouverte sur l'origine et sur l'autre, tous deux insaisissables (une belle méditation interprète l'icône non comme une représentation du visage mais comme la présence même de la personne, toujours de face, qui nous dit « tu » et dilate notre regard dans une « perspective inversée » où l'observateur est comme transporté dans un espace libéré). « L'Homme trinitaire » est à la fois l'être singulier auquel le Christ s'adresse et celui qui est « consubstantiel » à tout humain dans le corps eucharistique. La nature n'est ni la terre asservie par la technique ni le cosmos impersonnel dans lequel nous serions voués à nous dissoudre mais terre « sacramentelle » : en recevant le sang du Christ crucifié, elle devient le « Graal de l'Esprit ».
Un des mérites de ce livre est donc aussi de situer la spiritualité du visage par rapport aux grands défis contemporains, qui ne sont pas ignorés mais traversés. Parmi les témoins de cette rencontre, Olivier Clément réserve une place importante à Dostoïevski (1821-1881), au croisement entre l'athéisme qui se développe en Occident durant les trois derniers siècles et le renouveau spirituel en Russie à partir de l'hésychasme et du courant de la philocalie. À un rationalisme autosuffisant où l'homme se rêve dieu et prétend instaurer la société parfaite, les romans de Dostoïevski opposent la « communion des pécheurs conscients », ouverts à la grâce apportée par Jésus, le Dieu fait homme.
Le recueil est d'ailleurs tourné vers l'avenir puisqu'il en appelle notamment aux artistes et aux écrivains pour figurer cette beauté qui « sauvera le monde » : l'écrivain doit être un « diacre » qui fait le lien entre l'Eucharistie et l'Humanité, l'univers, préservant dans son œuvre une « distance », une « saveur », indices de ce Royaume des visages qui lève dans la pâte du monde.
Si l'auteur se borne parfois à de simples « aperçus » (à propos de littérature et de foi, notamment), l'ouvrage offre une riche synthèse sur l'apport de la spiritualité orthodoxe à nos débats actuels, et quelques magnifiques développements sur l'icône, Séraphin de Sarov ou « Dostoïevski, témoin ».