Aujourd'hui plus que jamais, la question du « souci de soi » doit être envisagée dans le vaste horizon du débat interreligieux et, tout particulièrement, du dialogue avec le bouddhisme. Il n'y va pas seulement de l'attrait que celui-ci exerce, en Occident comme en Orient, sur un grand nombre de nos contemporains. Il y va surtout d'un défi radical qui est posé par le bouddhisme à travers sa doctrine du « non-Soi ». En contraste avec cette doctrine le christianisme apparaît couramment comme une religion qui, en dépit de son enseignement sur l'amour du prochain, met fortement l'accent sur l'individu, sur la permanence de l'identité personnelle, sur l'attention qu'il convient de porter à soi-même et à sa propre destinée. Et si certains considèrent qu'une telle insistance est tout à l'honneur de la tradition chrétienne, d'autres y voient au contraire une limite fondamentale par rapport à la ttadition bouddhique, qui, elle, a su prôner un radical détachement vis-à-vis du Soi.
On ne peut vraiment avancer dans ce débat que si, renonçant aux comparaisons superficielles, on tente d'engager un dialogue de fond entre les deux traditions en présence. Cela impliquera d'abord une tentative pour comprendre avec justesse la doctrine bouddhique du non-Soi. Nous verrons ensuite comment les questions posées par le bouddhisme peuvent conduire les chrétiens à purifier certaines représentations indues de la « personne », et nous montrerons finalement comment il est possible dans le contexte même d'un tel débat, d'honorer les exigences majeures d'une réflexion chrétienne sur le Soi.
 

La doctrine bouddhique du non-Soi


Il faut d'abord lever une équivoque, liée à la vision que beaucoup d'Occidentaux ont aujourd'hui du bouddhisme. Celui-ci est souvent perçu comme une sagesse qui, par diverses pratiques de méditation et par un certain mode de vie est à même de favoriser la santé du corps et de l'esprit, aide à mieux dominer les émotions, procure un meilleur équilibre et, en un mot, accroît le bien-être physique et psychique des personnes 1. Or, s'il est vrai que les pratiques invoquées peuvent effectivement produire de tels fruits, il importe néanmoins de souligner que la recherche immédiate d'un bien-être personnel ne correspond pas à la finalité ultime du bouddhisme. Y chercher un chemin pour être « davantage soi-même », c'est entretenir un attachement au Soi qui, au regard du bouddhisme authentique est justement illusoire et doit êtte combattu...
Comment comprendre cette doctrine bouddhique du non-Soi ? On pourrait d'abord dire qu'elle entend mettre en garde contre le règne des passions. La croyance en la personne consolide en effet, selon le bouddhisme, la propension des humains à s'approprier les êtres et les choses, les livrant ainsi aux « poisons » de la convoitise, de la haine et de l'erreur ou de l'illusion.
Mais la doctrine du non-Soi s'enracine surtout dans une certaine vision du monde Lorsqu'il considère la réalité relative c'est-à-dire la vérité communément admise par les humains, le bouddhisme reconnaît assurément l'existence d'individus qui agissent bien ou mal ; mais il tient que chaque individu est composé de cinq « agrégats » : matière, sensation, perception, volition et connaissance. Or, « étant composé et non pas "un", l'être vivant ne peut prétendre êtte un "Soi" autonome, indépendant et absolu ». Il est vrai que les caractéristiques d'une personne à sa naissance sont le fruit des actes précédemment accomplis : son existence est celle-là même qu'un être par un acte de « volition », s'était donnée à lui-même dans une vie antérieure. Mais cet enchaînement relève d'une loi de cause à effet, et n'implique nullement la permanence d'un Soi qui assurerait la continuité d'une existence à une autre. De fait, lorsqu'il envisage la réalité absolue, le bouddhisme refuse d'affirmer une telle permanence. C'est même un aspect capital de son opposition originelle à l'hindouisme. Là où celui-ci tient l'existence d'un principe de l'univers (principe auquel les brahmanes se trouvent justement unis dans leur propre personne), le bouddhisme rejette d'emblée la notion d'un principe personnel qui surmonterait la discontinuité de l'expérience : son originalité est de ne pas admettre « que l'identité de l'être soit confondue avec une âme éternelle ou un principe absolu régissant l'univers et ce qui l'habite » 2.
Ainsi rappelée dans ses grandes lignes, la ttadition bouddhique sur le non-Soi diffère considérablement de la ttadition chrétienne qui insiste sur l'identité « personnelle » de l'être humain et sur sa relation avec un Dieu lui-même « personnel ». Néanmoins, nous allons le voir, le débat avec le bouddhisme peut aider les chrétiens à lever certaines ambiguïtés qui marquent parfois leurs représentations du Soi.
 

Une exigence de purification


On remarquera d'abord que le christianisme se trouve invité, par ce débat même à une attitude profondément spirituelle. En effet, la doctrine bouddhique du non-Soi est liée à un apophatisme radical : le Soi n'est ni absolu ni non-absolu... Or, même si la pensée chrétienne ne peut se satisfaire d'un tel apophatisme qui, porté à l'extrême, empêche toute affirmation de Dieu, il en recueille du moins une exigence de réserve et d'humilité devant le mystère. Le Soi n'est pas quelque chose dont on disposerait ou dont on posséderait illusoirement le secret, il est lui-même inaccessible dans sa profondeur ultime, à l'image de Celui qui l'a créé.
Il faut ensuite recueillir la préoccupation d'un combat contre les illusions qui affectent si souvent l'existence ordinaire. Point n'est besoin de partager les conceptions bouddhiques de la réalité pour entendre ce qui, du côté des bouddhistes eux-mêmes, nous parvient comme un appel à la purification et à la conversion. La sagesse de la tradition orientale rejoint ici l'expérience des Pères du désert qui, en leur temps, prônaient eux aussi la lutte contre les poisons de la convoitise et de la haine Elle rejoint l'Occident lui-même à commencer par Augustin dont on sait l'ardeur à démasquer les illusions d'un Soi dramatiquement séduit par les tentations de l'esprit et de la chair. Elle rejoint surtout l'Evangile qui ne se contente pas de dénoncer les vices qui sortent du coeur de l'homme mais invite celui-ci à une radicale conversion de lui-même : « Qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui perd sa vie à cause de moi la trouvera » (Mt 16,25). Et l'on sait que cette « perte » doit être sans arrière-pensée : face à l'objection selon laquelle l'existence chrétienne serait une façon déguisée de se sauver soi-même on répondra qu'une telle existence, alors, ne serait pas vraiment marquée par la mort à soi-même qui est constitutive de l'être-chrétien.
C'est enfin notre conception de la « personne » qui peut être purifiée à la faveur du débat avec le bouddhisme. Non qu'il s'agisse sur ce point encore de sous-estimer les divergences de fond entte les deux traditions. Mais la confrontation peut d'abord aider le christianisme à dépasser une conception trop statique ou « fixiste » de la personne humaine. S'il est vrai que celle-ci ne peut êtte définie comme un composé d'« agrégats » qui exclurait la permanence d'un Soi, elle n'en est pas moins caractérisée par des évolutions et transformations tout au long de la vie : l'identité du Soi est à comprendre de manière dynamique comme une identité qui se construit dans le cours de l'histoire et parfois, au prix de véritables discontinuités. Et si la doctrine de la résurrection implique bien la permanence des sujets qui sont appelés à vivre au-delà de la mort, cette permanence s'exprime justement dans une condition nouvelle dont Paul souligne l'écart avec la condition présente : « On sème de la corruption, il ressuscite de rincorruption » (1 Co 15,42).
Mais surtout, en présence de bouddhistes pour qui la notion d'un Soi personnel renforce l'attachement des individus à eux-mêmes et leur illusoire désir de s'approprier les êtres et les choses, il importe aux chrétiens de corriger la représentation courante de la personne humaine comme d'un simple « individu » qui serait en quelque sorte replié sur lui-même et autosuffisant. Il leur incombe de souligner la dimension relationnelle de la personne et de développer une conception du Soi qui, dans le contexte même du débat avec le bouddhisme sache exprimer l'originalité de leur propre tradition.

La conception chrétienne du Soi


Cette conception s'appuie entre autres sur certains développements de l'anthropologie contemporaine, soulignant que la personne se caractérise d'abord par la parole ou plus largement par sa capacité de relation. Elle peut en tout cas invoquer en sa faveur les philosophies personnalistes qui ont vu le jour au xx* siècle et qui, réagissant contre l'identification de la personne à un individu isolé, ont montté combien la communion participait à la constitution même du Soi 3.
Toutefois, même si ces philosophies ont voulu enraciner l'« interpersonnalité » dans la relation entre la personne humaine et un Dieu personnel, on n'y rencontre point l'idée selon laquelle la relation du « je » et du « tu » se fonderait analogiquement sur l'existence de relations « personnelles » au sein même de la Divinité — suivant l'énoncé classique de la théologie trinitaire 4. Or c'est bien cette théologie qui, ultimement, permet au christianisme de fonder sa propre compréhension de la personne. Ainsi, pour Thomas d'Aquin, la distinction des personnes divines « ne vient que des relations d'origine », et ces personnes divines sont dès lors présentées comme « relations subsistantes » : la relation entte donc ici dans la définition même de la personne ! Il est vrai que Thomas réserve une telle définition aux personnes de la Trinité ; il ne définit pas la personne humaine comme relation, mais comme une « hypostase qui se distingue par la dignité » — c'est-à-dire par la liberté de déterminer ses propres actions 5. Et avant lui la ttadition latine, depuis Boèce surtout, avait privilégié la considération de l'être humain comme individu existant « en soi » et « vers soi », faisant passer à l'arrière-plan les dimensions de l'interpersonnalité et de la communion. Mais celles-ci étaient fortement soulignées par les Pères grecs sur la base même de leur doctrine trinitaire : les personnes divines définissent la nature de la Divinité, et même s'il est vrai que l'être humain connaît en comparaison une radicale limite (car aucune personne humaine ne concentre en elle la totalité de la nature humaine), il n'en reste pas moins que cet être humain, en tant qu'il est « à l'image de Dieu », se définit par sa manière d'être en relation et en communion avec autrui.
 
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Par là n'est point surmontée la divergence de fond avec le bouddhisme Mais le débat ici engagé aura permis d'écarter certains malentendus et de mieux percevoir la compréhension chrétienne de la personne. Selon cette compréhension, le « souci de soi » ne peut être dénoncé comme une illusion ni comme la caution d'un individualisme pernicieux, car le véritable Soi est « un soi vide de soi, qui perd et trouve toujours son soi dans la relation à l'autre » 6. Et s'il est « vide de soi », ce n'est pas parce que les êtres humains ne disposeraient d'aucune permanence, mais parce que le Soi ne réalise vraiment sa vocation qu'en se donnant lui-même par amour d'autrui — selon l'exemple du Fils dans l'événement de sa « kénose » (Ph 2,7) et à l'image des trois Personnes divines, qui n'existent chacune que dans l'étemel mouvement de leur mutuelle relation.



1. Cf. Frédéric Lenoir, Le bouddhisme en France, Fayard, 1999, p. 239.
2. Paul Magnin, « Le bouddhisme et la dépossession du Soi », Etudes, avril 1997, pp 521-522
3. Ces philosophies ont été développées par des auteurs de traditions diverses ' Martin Buber en Allemagne, ou Emmanuel Mounier et Maurice Nédoncelle en France II y a sans doute des raisons de faire remonter le courant « personnaliste » à Max Scheler : celui-ci avait montré que les actes humains ne pouvaient être seulement considérés en eux-mêmes, mais devaient être référés à un principe susceptible de les unifier, ce principe était justement la « personne », qui avait son fondement en Dieu même Cependant Scheler insistait moins sur la dimension relationnelle de cette « personne » que sur son absolue individualité (cf. M. Dupuy, La philosophie de Max Scheler, I, PUF, 1959, p. 339s).
4. Le personnalisme, « philosophique au sens convenUonnel du terme », a tenté de fonder la communio personarum dans la relation entre l'homme et Dieu, « mais l'idée que la déité vive en elle-même une existence relationnelle qui puisse gouverner analogiquement la relation du "je", du "tu" et du "nous" en est absente », Jean-Yves Lacoste, Dictionnaire critique de théologie, art « Personne », PUF, 1998, p. 898.
5. Somme théologique, la, qu. 29, art. 1 resp., art. 3 ad 2 et art. 4, resp.
6. Paul F. Knitter, cité par H. Kùng dans Le christianisme parmi les religions, Seuil, 1986, p.522