Comment réfléchir sur le défi du respect ? La Bible peut-elle m'en apprendre quelque chose ? Le respect n'est pas un de ses thèmes centraux, ni un fil rouge comme celui du salut ou de la révélation de Dieu. Pour autant, et parce que c'est une expérience forte de notre humanité, ceux et celles dont nous parle la Bible (ses personnages, un peuple, des communautés, Dieu même) peuvent nous aider à comprendre quelque chose du respect. On pourra ainsi faire jouer la mémoire, se rappeler quelques épisodes bibliques où il en est question, écouter quelques exemples… Le choix sera guidé par ma propre mémoire, ce qui en assignera les limites mais permettra de faire apparaître trois choses : d'abord, le respect est une manière d'être, et passive et active, vis-à-vis du mystère de l'autre ; ensuite, il trouve sa raison d'être dans notre vocation à être engendrés pour la liberté ; enfin, il se manifeste en des attitudes et des gestes très simples, corporels. Le défi du respect vaut autant envers Dieu qu'envers le prochain : l'une et l'autre attitude se fécondent mutuellement, comme on le verra.


Le respect de Dieu


Un premier exemple vient à l'esprit, très connu : Moïse au buisson ardent (Ex 3). La rencontre de Dieu commence ici dans la crainte. La même expérience saisira les fils d'Israël lors de la grande théophanie du Sinaï : tonnerre, éclairs provoquent la crainte et la terreur — une terreur sacrée. Alors qu'il voulait s'approcher du buisson pris dans une flamme de feu, Moïse est retenu de le faire pour se tenir à une juste distance. Comme s'il y avait une limite à ne pas franchir, ou à ne franchir, du moins, qu'en étant suffisamment défait, dénudé : Moïse doit quitter ses sandales, avancer nu-pieds. Et lorsque Dieu a commencé de parler, de se dévoiler lui-même, Moïse se voile le visage, « car il craignait de regarder Dieu ». Cette crainte-là ne relève pas de la peur : c'est une retenue. Certes, on peut avoir peur de regarder un visage — visage de colère, visage menaçant, visage où se lit la vengeance. Mais la face de Dieu n'est sûrement pas de cette sorte : elle ne provoque pas de soi la peur, les Psaumes en témoignent abondamment (11,7 ; 31,17, etc.). Non, Moïse manifeste de la retenue en évitant de fixer son regard sur Dieu. Car il y a manière et manière de regarder le visage de quelqu'un. Le regard est immédiat, sans intermédiaire, et par là tenté de saisir, maîtriser, ou pire parfois : mépriser. Si la rencontre de Dieu commence dans la crainte, si l'entrée en relation avec l'immensité divine et son absolue altérité peut provoquer la crainte, Moïse apprend ici quelques gestes élémentaires du respect : tenir une juste distance, retenir le regard.
Le visage d'une personne est immédiatement accessible, et il nous livre à nu son intimité et son mystère, comme nous l'a appris Levinas. L'accès au mystère de l'autre nous est offert en son visage, et aussi en son nom. Dans la Bible, le nom de Dieu sera aussi l'objet d'un grand respect. Par respect, les croyants juifs ne prononcent pas « le nom » donné par Dieu à Moïse au buisson ardent et redonné aux fils d'Israël au Sinaï (au début des Dix Paroles). Le nom renvoie au mystère de quelqu'un — expérience que nous connaissons mal en Europe, mais qui conserve un peu de sa force en Afrique, par exemple. Le respect de Dieu en son nom consiste non seulement à se retenir de le prononcer, mais aussi à l'utiliser avec discernement : « Tu ne prononceras pas le nom de YHWH en vain » (Dt 5,11) — précepte qui dénonce la tentation de manipuler le nom de Dieu.
Le respect de Dieu, c'est donc tout d'abord le respect de son visage et de son nom ; c'est manifester de la retenue devant le mystère de quelqu'un. Des gestes simples marquent le respect par une juste distance. Mais il y a aussi à apprendre le respect dans les paroles.
L'exemple pourrait être ici celui de l'intercession d'Abraham en faveur de Sodome et Gomorrhe (Gn 18). Abraham veut obtenir quelque chose de Dieu, et il se lance dans un marchandage comme on peut en entendre au marché. Ce genre d'échanges de paroles est assez subtil, et certaines cultures comme celles du Moyen-Orient ou du Sud de l'Europe y sont sensibles dans l'usage même de la langue. Il s'agit en réalité de faire pression sur l'autre, dans la confrontation de deux volontés, dans une sorte de joute. Obtenir quelque chose d'une autre personne suppose un dessein ferme, une constance de stratégie, et la tentation pourrait vite venir de recourir à des moyens violents : chantage, pression physique...
Tel n'est pas le cas avec Abraham qui marque dans la forme même de son propos le respect de Celui avec qui il dispute : « Je vais me décider à parler à mon Seigneur, moi qui ne suis que poussière et cendre. (...) Que mon Seigneur ne s'irrite pas si je parle à nouveau... » Cette attitude dans l'échange de paroles n'est pas seulement formelle, elle pointe la primauté du respect, au cœur même de la confrontation et de la compétition, du projet de l'autre, de ses décisions, de ses volontés.

Craindre, aimer, servir


La crainte nous est apparue comme une première expérience dans la relation avec Dieu, à travers laquelle nous apprenons déjà quelque chose du respect. La crainte restera constamment, dans la Bible, un aspect du respect de Dieu, même lorsque sa dimension de terreur devant le sacré aura été purifiée. Parce qu'elle est éprouvée devant la majesté et la souveraineté divines, elle répond à une représentation de Dieu comme « maître de l'univers ». La crainte de Dieu est liée à la représentation de Dieu comme souverain, représentation qui sera amenée à se transformer. Dans la grande expérience de l'alliance, où culmine la qualité de la relation d'Israël à Dieu, il s'agira d'une relation comme à un père ou à un époux, sur un mode symbolique. Ce ne sera plus alors seulement dans la crainte que se jouera le respect de Dieu, mais selon trois verbes articulés l'un à l'autre : « craindre », « aimer », « servir ».
La crainte désigne une attitude vis-à-vis de Dieu, celle de la juste distance. Amour est un élan de tout l'être vers Dieu, qui trouve son appui dans une reconnaissance de l'attitude de Dieu vis-à-vis de son peuple. Le service est l'agir qui en découle, et par où l'amour passe dans les actes.
Le respect de Dieu joue dans ces trois dimensions de la relation. Car, au fond, ce qu'il s'agit de respecter en Dieu dans l'expérience de l'alliance, c'est tout à la fois sa parole et son unicité. La parole de Dieu est parole de la promesse, entendue de manière constante depuis des générations, depuis les pères, et parole de la Torah, déployée dans les commandements.
Respecter Dieu qui promet, c'est prendre au sérieux une parole qui n'est pas de nous, et qui cependant nous concerne plus que toute parole de nous-même, en tant qu'elle nous ouvre un avenir ; préférer la parole d'un autre à la nôtre propre fonde une expérience d'ouverture à la vie que cette parole a engendrée en notre histoire. Le respect prend ici la couleur de la sortie de soi. Ecouter la parole de Dieu appelle un respect fait de confiance, d'attention fine et d'accueil : sortie de soi, de la servitude des intérêts propres et des attachements, vers la liberté d'une réponse d'amour et de service. Respecter Dieu qui parle à travers les commandements, c'est faire confiance au chemin qu'ils indiquent et par où notre humanité peut trouver son épanouissement, par où nous pouvons trouver la juste rencontre des autres. Le respect prend ici la couleur d'un engagement responsable. Et lorsque, par un mouvement de réflexion, nous faisons retour vers Celui qui dit la parole de la promesse et la parole des commandements, nous faisons l'expérience de son caractère unique pour nous, unicité de celui qu'on aime plus que tout. Le respect est ici de l'ordre de la reconnaissance, par où nous témoignons en vérité du mystère indicible de l'autre, de Dieu. Pas seulement crainte, mais aussi amour et service, le respect se construit et se pratique dans ces trois dimensions de la relation à Dieu.

Le dessein de Dieu


La théologie du Deutéronome s'est déployée aussi dans l'intelligence de l'histoire du peuple d'Israël. Peut-être faut-il penser la chose en sens inverse : car c'est dans l'expérience de l'histoire, dans le fracas des grands événements (invasions, déportations, exil) comme dans la discrétion des commencements (la souche de Jessé), que s'est forgée la conviction croyante d'Israël, d'où émerge et où se forme son expérience du respect de Dieu. Or, ce qui préoccupe surtout quand on s'interroge sur le sens de l'histoire, sur son intelligibilité, c'est de savoir qui détient la maîtrise de l'histoire, qui la conduit : les puissants, la force, la fatalité, Dieu ? En Israël, et particulièrement chez les prophètes, c'est la notion de « dessein » de Dieu qui suggère une réponse à cette question.
Le dessein de Dieu est comme un projet, une décision, une orientation qui se forme dans le cœur de Dieu (Os 11), et qui se laisse déchiffrer dans les événements de l'histoire où se joue l'avenir de son peuple. Le dessein de Dieu révèle le mystère de Dieu, qui n'est autre que sa sainteté. Isaïe nous a appris que la sainteté de Dieu n'est pas à comprendre selon son altérité infinie et sa transcendance (qui sont réelles !) ; elle signifie bien plutôt l'accord en Dieu de son être et de son agir, sous la catégorie de la justice (5,16). Le respect de Dieu appelle aussi, de ce fait, une attitude active dans l'accueil de son « dessein », aussi difficile soit-il à comprendre. Ce qui est en jeu, c'est l'attitude de notre intelligence des personnes, des situations, des événements : une juste distance, également, mais articulée à une adhésion de l'esprit et du jugement. Respecter Dieu, c'est aussi respecter sa « volonté », entendue comme mystère de son désir à notre égard. On le voit : le respect n'est pas de l'ordre de la soumission, mais il accompagne un effort de déchiffrement et d'accueil d'un projet fondamentalement favorable à notre égard.
Le respect de Dieu se diffracte ainsi en des attitudes qui engagent tout noue être et l'orientation de notre vie : respect du visage et du nom de Dieu, respect de sa parole et de son unicité, respect de son dessein. Dieu n'exige pas seulement de nous une retenue devant le mystère de sa personne, mais il nous appelle aussi à nous laisser prendre dans la dynamique d'une vocation à sortir de nous-mêmes.
Le respect est au commencement, mais aussi à l'orient de notre relation à Dieu.

Le respect au commencement


Maurice Bellet nous invite à commencer par le respect. L'invitation a une allure prophétique, même si elle est formulée sous la forme d'une injonction qui la rapproche de celles du Décalogue : « Vous commencerez par le respect » D'où sans doute la forte résonance en nous d'un appel qui nous touche au plus juste de notre existence et de notre histoire. On pourrait s'autoriser à jouer un peu sur la formule, et la transformer ainsi : « Vous respecterez le commencement. » Ce qui va permettre, par quelques détours cependant, de mettre en évidence la racine de l'exigence du respect, précisément dans le Décalogue biblique.
L'histoire de Joseph et de ses frères est, à cet égard, fort instructive (Gn 37-50). On le sait : les frères ont formé le projet de tuer Joseph, puis de le vendre comme esclave. Lorsque, obligés à cause de la famine de partir en Egypte pour trouver du grain, les frères sont confrontés à Joseph, ils ne le reconnaissent pas, à cause de la position à laquelle il a accédée auprès du Pharaon. Il semble que Joseph les malmène, pour ne pas dire plus, par des accusations et des traquenards. Joseph exige que Benjamin, son petit frère qu'il chérit, lui soit amené, et il s'arrange pour le retenir prisonnier avant de renvoyer les autres frères au pays de Canaan. Juda tente de s'y opposer, en tenant à Joseph un discours tout à fait remarquable, dans lequel il se montre le véritable aîné de la famille, bien plus que Ruben (44,18-34). Il s'adresse à Joseph (qu'il a peut-être reconnu) avec tout le respect dû à un très haut dignitaire égyptien : « Pardon, mon seigneur ! Laisse ton serviteur faire entendre une parole à mon seigneur sans qu'il s'irrite contre lui. Tel est le Pharaon, tel tu es. » Ensuite, il raconte à nouveau toute l'histoire, pour mettre en évidence combien la préférence de Joseph envers Benjamin entre en compétition avec celle de Jacob, le père, envers son petit dernier. Juda essaie discrètement d'associer Joseph à l'engagement qu'il a pris, à la parole qu'il a donnée à Jacob, de ramener Benjamin sain et sauf au pays. Il essaie tout simplement d'apprendre à Joseph, comme un aîné est appelé à le faire envers son cadet, le respect du père. A se défaire de sa préférence pour Benjamin par respect pour son père. Le respect dû aux parents est une ligne de conduite majeure. Joseph entendra, et c'est le discours de Juda l'invitant au respect de Jacob, leur père, qui ouvrira la porte toute grande à la réconciliation entre les frères.
L'histoire de loseph explicite (avec d'autres passages plus législatifs, comme par exemple Dt 21,18-21) le « commandement » énoncé dans les Dix Paroles : « Honore ton père et ta mère » (5,16). Le commandement de l'honneur dû aux parents introduit dans le Décalogue l'exigence du respect : respect envers ceux qui nous ont donné la vie, qui sont notre origine, qui ont été témoins et acteurs de notre commencement.
La même exigence est aussi présente juste auparavant dans le commandement du sabbat : observer le sabbat, c'est témoigner du respect envers YHWH, envers celui dont les actes merveilleux ont été à l'origine d'Israël et qui ont accompagné son commencement. Ces deux « commandements », qui ont la même forme, bien que différente de celle des autres commandements, visent ensemble à fonder le respect envers Dieu et envers nos père et mère. Envers Dieu qui libère, et envers nos père et mère qui nous ont engendrés.
La racine du respect est ici mise en évidence à l'intérieur de la logique même du Décalogue, qui énonce dans un même mouvement la parole par laquelle Dieu se révèle et se communique à nous (« C'est moi YHWH qui... ») et la réponse active qui sera la nôtre (choisir le chemin de la vie et de la liberté, en se gardant des tentations qui conduisent à la mort). Le respect se trouve ancré dans cette articulation entre la liberté reçue et la liberté à construire Car c'est là notre véritable commencement, comme il le fut pour le peuple d'Israël : en cet événement où l'existence et la liberté nous sont tout autant données gratuitement que confiées à notre responsabilité. Respecter le commencement, c'est respecter et honorer ceux qui nous ont engendrés et respecter le projet de vie qui nous est proposé, la visée de libération de toute servitude, où nous sommes accompagnés — un temps par nos parents et tout au long de notre histoire par Dieu. A ce moment fondateur qu'est le Décalogue, le respect, caractérisé comme respect du commencement et comme respect de la visée de libération, n'est qu'une seule et même attitude vis-à-vis de Dieu et du prochain.
C'est ainsi que le Décalogue s'achèvera par les commandements relatifs au « prochain » : respect dans la parole (témoignage abusif) et dans les relations (projet de maîtrise, convoitise et possession).

Le respect du prochain


Respecter le prochain, c'est respecter un autre humain — dans toute son humanité. C’est le respecter dans le mystère de son identité, mais aussi dans le mystère du projet qui l'habite, ainsi que dans sa capacité d'accomplir quelque chose d'original de notre humanité commune.
Au risque de paraître paradoxal, on pourrait évoquer d'abord la manière dont Dieu se comporte avec Abraham lors de la terrible épreuve du sacrifice d'Isaac. Certes, il y va d'une mise à l'épreuve, et le récit lu dans son entier, pas seulement en son début, le met en évidence. Abraham a découvert dans ces moments durs et difficiles une capacité qu'il ne se connaissait pas, et qui touche au plus intime de lui-même : la relation à son fils. Le respect que Dieu manifeste envers Abraham apparaît dans le fait qu'il se retient de nommer le possible objet du sacrifice : « Ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac » (Gn 22,2). La tradition du midrash a bien senti comment Dieu engage progressivement Abraham dans l'épreuve, en retardant à dessein la nomination du fils de la promesse. Respect de Dieu aussi, dans le silence maintenu jusqu'à la fin : silence qui peut nous apparaître terrible, comme un silence de plomb, mais qui, en fait, suggère un immense respect de Dieu vis-à-vis d'Abraham, de sa responsabilité pour écouter la voix qui l'entraîne au-delà de lui-même, dans la confiance que l'épreuve sera victorieuse. Il en sera de même pour Job, d'ailleurs, dont Dieu disait à Satan : « Vois combien mon serviteur Job est intègre» (1,8 et 2,3).
Dieu respecte Abraham, et Job, tant dans l'appel qu'il leur adresse que dans la manière d'accompagner à une juste distance le chemin de la responsabilité humaine. Le respect d'un être humain ne consiste pas à le laisser dans l'état où il se trouve, à le laisser tranquille sans y toucher, mais dans une certaine manière de le solliciter au-delà de lui-même — non pas au-delà de ses forces, certes (c'est là surtout que joue la capacité du respect) — et dans la manière d'accompagner l'épreuve où se forge une humanité inattendue.


Etre proche, « lutter avec »


Le respect de l'autre humain, c'est aussi une certaine manière de se tenir à ses côtés, de se faire proche de lui, de lutter avec lui dans les moments difficiles ou contre des situations inacceptables. Il s'agit là du respect de celui qui souffre ou de celui qui subit une pauvreté. Quelque chose du regard et de la parole est engagé dans le respect de celui qui souffre.
Pensons à la parabole du Samaritain, cet homme dont le regard ne se détourne pas de celui qui est quasi mort sur le bord de la route et qui va se faire proche de son frère blessé. Le vitrail de la cathédrale de Chartres identifiera Jésus au bon Samaritain, pour nous faire comprendre, à travers les gestes et les paroles de Jésus, la manière dont Dieu respecte nos souffrances et nos faiblesses. Pensons aussi à la manière dont les amis de Job discutent avec lui de l'épreuve de la souffrance, en lui rappelant continuellement son éventuelle culpabilité. On sent bien que, dans cette manière de parler à celui qui souffre, le respect est absent. Par contraste, la parole que Dieu adressera à Job, en faisant avec lui une promenade dans le jardin de la création, pourra apparaître vigoureuse, voire déséquilibrante ; elle manifeste pourtant un vrai respect de Job, parce qu'elle appelle et accompagne celui qui souffre au point où il en est de son itinéraire.
Le Deutéronome insiste en de très belles pages sur le respect du pauvre, en réfléchissant à la manière de se comporter avec lui. La base de l'action en faveur du pauvre est, pour ce livre, la mémoire de l'action de Dieu même vis-à-vis du peuple : projet de liberté, bénédiction des dons de la terre. C'est encore par le regard, puis par le cœur, que le respect est manifesté au pauvre : « Garde-toi d'avoir un mauvais jugement dans ton cœur (...), et de regarder durement ton frère pauvre » (15,9). Si le regard permet au cœur de se laisser toucher, alors la main saura agir droitement en faveur du pauvre, et agir pour qu'il retrouve ses droits et sa dignité d'être humain. Le respect du pauvre passe par une lutte en sa faveur, contre des conditions sociales qui blessent ou oppriment ou dégradent. Le respect du prochain, comme le respect de Dieu, se déploie concrètement dans notre existence : le regard, la parole, les gestes. Mais il y a plus encore.


Le tact de Jésus


Ce qui caractérise le respect que Jésus manifeste à ses frères humains, c'est le tact. Il y a une sorte de délicatesse toute particulière dans la manière dont Jésus se comporte envers celles et ceux qu'il rencontre. Maître exigeant, certes, et qui n'hésite pas lui aussi à demander parfois beaucoup, c'est toujours avec un grand tact que Jésus joue une relation.
Par exemple, la conversation de nuit avec Nicodème est toute en finesse, tout en étant exigeante. Voilà un maître en Israël, un pharisien, qui sait sans doute déjà beaucoup de choses. Comment l'emmener plus loin encore ? Avec un bel art de la conversation, Jésus partage avec lui ce qui lui a été donné lors du baptême au Jourdain, l'expérience d'une nouvelle naissance, et une autre manière de vivre, sous le vent de l'Esprit. Le respect de Jésus, même s'il s'agit de faire comprendre à Nicodème le caractère inachevé et insuffisant de la sagesse déjà acquise, consiste à faire découvrir un autre projet de vie à un homme déjà mûr. Tout se joue dans le tact avec lequel Jésus à la fois conduit et se laisse conduire dans la conversation.
Autre exemple : la conversation — encore — avec les disciples, lors de la dernière Pâque Un 13,31-14,31). Le contexte est tendu (comment gagner la ville à la prédication du Royaume ?), lourd (la menace sur Jésus n'est que trop claire), et, cependant, Jésus, répondant aux questions qu'il a suscitées, suggère avec beaucoup de délicatesse, et non sans tendresse, un nouveau chemin aux disciples désorientés, celui de l'amitié et de l'amour. Le respect de Jésus pour ses disciples en fait des amis. Par le tact, Jésus donne au respect sa vraie dimension, celle de l'amour.

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Le respect de Dieu et le respect de l'autre humain : deux attitudes qui ne sont pas tout à fait les mêmes, mais qui s'entrecroisent dans nos vies, en des manières de faire qui s'affinent mutuellement. Le respect prend la couleur de la juste distance, de l'humble regard, de la juste parole, de la proximité agissante, du tact. C'est peut-être dans la prière que le respect s'apprend le mieux. Elle nous accorde au silence respectueux de Dieu ou au mouvement du monde en gestation à travers la multitude de nos frères et sœurs. Le respect est la manière de recevoir humblement le mystère de l'autre, du plus petit au plus grand, et dans son dévoilement et dans le projet qui le porte à son accomplissement.