Le mot respect claque comme un coup de fouet. Rappel d’un autre âge où marquer le corps, pensait-on, forgeait l’esprit et le caractère et inculquait le respect ? Ou simplement, signe sonore d’une grandeur qui s’impose et ne se discute pas ? Mais il évoque aussi la réalité tragique de toute époque, quand les claquements d’armes et de bottes invoquent le manque de respect pour faire de celui-ci la raison mensongère de massacres arbitraires. Au centre de la vie des sociétés, le respect trace en chacun une limite infranchissable, sacrée et pourtant fragile, qui permet de se sentir considéré et de vivre en sécurité, mais aussi de le vouloir pour autrui.  
Limite morale qui donne de traiter chacun comme soi-même, le respect est aussi un commencement, le seuil de la relation. Il rend possibles les échanges où se constitue le « vivre ensemble » et où se prévient la violence. Le respect s’exerce jusque dans le combat contre l’oubli et le mépris. Il est mémoire d’une rencontre décisive. Le chrétien l’espère et en vit, il le nomme Jésus-Christ.

 

Mémoire de l’autre et limite sacrée


Une injonction sociale


Le respect est une réalité complexe car, à l’inverse de l’attirance et de la crainte qui se glissent en lui, il n’est pas naturel. Il est cette retenue qui pose le regard porté sur l’autre. Regard qui relève souvent de la pression sociale et s’accompagne de formules lisses et de gestes convenus, comme dans le salut quotidien échangé avec les voisins et les partenaires de travail – tandis qu’on prendra le temps de s’arrêter vraiment auprès d’une personne, de lui témoigner du respect dans des gestes et paroles, à l’occasion d’un événement qui la touche. Mais qu’ils soient plus déférents ou plus conventionnels, ces gestes esquissés de la main ou de la tête, ces mots à peine prononcés ont une valeur inestimable. Par la parole qui s’échange et relie, ils expriment cette reconnaissance a priori de tout être humain, cet acquiescement à ce qui est commun avant même de se connaître.

 

La mémoire donne forme au respect


Bien loin d’être le simple reflet d’une crainte naturelle devant plus imposant que soi, le respect n’est pas non plus le fruit d’un intérêt calculé. C’est la mémoire qui lui donne sa forme en trouvant les mots et les gestes appropriés. Mémoire de ce qui a été socialement acquis, mais aussi mémoire, plus enfouie, de notre corps diversement accueilli et respecté lors de sa venue au monde. La manière de se rendre présent à l’autre en reste marquée et sera parfois le fruit d’un rude combat intérieur. Elle peut être aussi extrêmement difficile à mettre en oeuvre chez quelqu’un qui souffre d’une trop grande mésestime de soi. Le respect ne se laisse donc réduire ni à une injonction sociale produite par l’éducation, un semblant de politesse superficielle, ni à un affect, une sorte de prédisposition sensible à autrui, positive ou négative. Il est un sentiment spirituel à proprement parler, au sens où la considération de l’autre et le travail de la mémoire ne cessent de retenir l’élan positif ou négatif qu’autrui suscite en moi. Son visage, sa voix, son attitude appellent à suspendre jugement et action pour se tourner vers lui. Sa présence ouvre ainsi entre nous la place de l’Esprit, celle d’un autre qui nous relie.

 

Espace inviolable


Le respect trace ainsi une limite infranchissable qui dessine l’espace sacré de chacun, celui de sa liberté inviolable, et permet alors de s’engager peu ou prou avec l’autre dans une relation de vérité et de confiance. Toute rencontre réussie, toute relation épanouie, a fortiori l’amitié ou l’amour, reposent sur un respect mutuel et nécessaire que fortifie en retour la croissance de ces relations. Respect de l’autre et respect de soi se construisent et grandissent l’un par l’autre, créant une mémoire commune qui permet de dépasser le jeu trop immédiat des affects ou des attentes. Le respect donné à l’autre peut être le théâtre d’une expérience étonnante du respect de Dieu : celle de se découvrir respecté et appelé à respecter, au-delà de tout mérite, gratuitement (Jn 3, Jn 4). Dans son Journal spirituel, Ignace relate l'expérience intérieure très forte qu'il lui fut donné d'en faire le 27 février 1544.

 

Fondement de la société et commencement de relation



Toutefois le respect va bien au-delà du sentiment spirituel et des attitudes personnelles qu’il inspire. Il est au fondement de la vie sociale au sens le plus large, et plus précisément au centre de la vie démocratique. Comment, en effet, respecter autrui dans sa dignité si l’on ne se sent pas considéré et traité, de manière égale ? Comment être vraiment soi-même, avoir confiance en soi et ses potentialités si l’on est insuffisamment reconnu et protégé ? Le respect s’incarne aussi dans des institutions qui le médiatisent et le concrétisent à l’échelle de la société. Ces institutions sont donc elles-mêmes à respecter pour le service qu’elles accomplissent (justice, éducation, sécurité, soins…). Mais elles appellent plus encore à respecter la reconnaissance et la volonté de vivre ensemble qui les fondent. Ce coeur de la vie démocratique en est, à la fois, la force et la fragilité. C’est une grande force de pouvoir construire un tel ensemble de services performants et enviés par bien d’autres modèles sociaux. Mais sa fragilité éclate au grand jour quand ce bien commun n’articule plus le « vivre ensemble » où il trouvait l’autorité dont il a besoin, devenant l’enjeu d’intérêts ou de rivalités attachés à la finance ou encore liés à des pratiques culturelles ou religieuses diverses. L’espace du respect en est alors soit déchiré soit saturé par un unique mode d’expression.

 

Menacé par la violence récurrente…


Nous pouvons souligner deux menaces qui pèsent aujourd’hui sur le respect et fragilisent le cadre institutionnel. La première tient de la déchirure culturelle, religieuse, symbolique, et de la violence qui s’introduit quand le respect de l’autre disparaît ou perd son inconditionnalité. Il se subordonne alors à une valeur ou une idée « plus sacrée », qui mériterait un respect « plus absolu » que celui dû à l’autre, avec sa langue, sa religion et ses valeurs. C’est le cas de la violence terroriste. Par des frappes aveugles, par un usage systématique de la violence à des fins politiques, elle fait de l’autre une menace, et de la relation avec lui, un danger pour la société. Plus profondément, elle révèle ainsi l’intention perverse qui la guide : montrer que le respect n’est qu’un leurre, le visage aimable d’une violence prête à se déchaîner à la moindre sollicitation. On ne peut donc plus rien construire de durable, de solide et paisible sur le respect, ni sur l’amour et la communion dont il est le seuil, ni sur la liberté qu’il signifie. Enjeu spirituel de premier ordre appelant une résistance spirituelle à la hauteur, à travers une cohésion qui ne cède pas au repli sur soi précisément recherché. À la même veine appartiennent le mépris, la dérision et tout ce qui met à mal ce qui constitue le respect que l’autre a pour lui-même : son identité, la fidélité à son histoire, ses valeurs, sa parole, etc. C’est la porte ouverte à la négation de l’autre et à son exclusion dans ce qui fait précisément sa différence respectable, sa liberté. De même que respecter l’autre multiplie et valorise socialement le respect, l’irrespect fait grandir la méfiance et la violence.


…et par l’oubli


Quand se rompt le tissu des relations




Il est une autre forme de manque de respect plus banale. Elle relève de ce qui est parfois identifié comme incivilité et qui consiste à oublier ou à refuser d’exprimer une marque de respect attendue. J’en ai été un jour le témoin, dans une pharmacie où se trouvaient quelques rares clients, et parmi eux, un père et son jeune fils. Ayant obtenu et réglé ce qu’il cherchait, le jeune garçon remercie et salue en se dirigeant vers la sortie de l’officine. À ce moment précis, pharmaciens et clients médusés entendent le père dire à son fils, dans une inconscience manifeste de la violence de sa remarque qui ne se voulait pourtant pas offensante : « Tu n’as pas besoin de dire merci, puisqu’on a payé ». Dans l’esprit de cet homme, la transaction et son objet occupent la totalité de la place et du sens de sa relation avec le pharmacien. Ignorer la reconnaissance pour une personne qui n’a rien fait d’autre que répondre à ce qui était attendue d’elle, gage pourtant d’une réciprocité possible. L’acte social que représente cet échange marchand, la relation de société, et la réalité du vivre ensemble où il s’insère, lui échappent et sont oubliés, absorbés par la satisfaction du besoin. Le choc éprouvé par les personnes présentes, et leur besoin d’échanger des paroles sur ce qui venait de se passer, étaient le signe le plus évident que le tissu symbolique qui nous relie avait été blessé et devait être réparé.

 

Mémoire des liens profonds

 

Ce qui est ici blessé par l’oubli ou l’incivilité, c’est la mémoire de ces liens profonds et inconditionnels qui nous identifient en nous reliant. Il n’y a d’êtres humains qu’engendrés et nommés dans une filiation, et reconnus dans une langue, une culture, un peuple. Ces liens se manifestent et se restaurent en se célébrant dans des moments symboliques, où l’on se sent unis de l’intérieur, dans une même dynamique : fêtes, spectacles, manifestations, communions, ou encore unions et victoires contre la violence et la mort, etc. Mais au quotidien, ils se nourrissent d’une infinité de petites choses héritées de la réalité sociale et culturelle qui nous façonne : mots, gestes, expressions de visage, refrains ou « tubes », petites histoires échangées, apparemment sans importance, mais quand ils viennent à manquer, c’est toute notre vie relationnelle qui en est désorientée et désaccordée. Parce que c’est là que s’enracine le respect de l’autre et de soi, que s’élabore et se communique une parole partagée qui fait exister dans le regard et le coeur les uns des autres. C’est là que se tient le respect, là aussi qu’il est attendu, dans ce niveau du langage qui n’est pas celui de l’information mais celui de la compréhension, qui nous met dans une communion où nos amours et nos désaccords s’expriment librement et en vérité. Cet espace propice au langage fait cruellement défaut dans une société où le temps utile et les messages ont pris toute la place, laissant les personnes en manque de parole et de respect, au sein de relations friables et parfois brutales.

 

Le respect de Dieu pour les hommes



Dieu nous libère de nos hontes



C’est là, dans ce respect de l’humanité, que s’est tenu Jésus-Christ en incarnant et révélant, dans tout son être et son action, l’amour d’un Dieu Père. Dieu n’a d’autre désir que de partager la totalité de sa vie, de sa liberté créatrice, de sa justice réconfortante avec ses enfants. Dès l’origine, en effet, dans la Genèse, Yahvé-Dieu ne se lasse pas de chercher et d’appeler l’homme et la femme qui n’ont pas pu respecter la Parole les liant mutuellement. Caché dans sa peur, Adam reconnaît Dieu à la voix qui le nomme. Il leur coud des vêtements qui les libèrent de la honte. Il manifeste ainsi que Son Esprit est à l’origine de tout geste de respect.
Dieu respecte Moïse et lui rend une vraie estime de lui-même, en lui rappelant Sa présence à ses côtés dans les moments cruciaux de sa vie, en l’appelant à libérer son peuple par la ténacité de sa foi et par le don de la loi. L’Esprit de Dieu réveille et agite notre mémoire en questionnant la finalité de notre existence, la cohérence et la justice de nos actes, comme pour Moïse. Il se révèle aujourd’hui et hier comme Celui qui tient parole envers et contre tout, et malgré les apparences parfois. Il ne nous abandonne pas à une vie désertique, où le ressassement alimente une mésestime amère de soi.
Par la confiance en l’autre qui restaure le respect, par la loi qui éclaire les pas à faire pour mieux vivre ensemble, son Esprit travaille en nous, et donne les moyens d’accéder à une vraie liberté.


La vie humaine est habitée par le Fils



Mais c’est en Jésus-Christ que se manifeste définitivement le respect de Dieu pour les hommes : devenir l’un d’entre eux, partager leur chair, leur existence, leurs rêves et leurs échecs. De la Samaritaine à la Syro-phénicienne, de Nicodème au centurion romain, l’Évangile ne cesse de mettre en scène le respect si étonnant et constant de Jésus pour tous ceux qui l’approchent, quelle que soit leur condition. Il est à la mesure de l’espérance et de la confiance qu’il met en eux et qu’eux-mêmes mettent en lui. Le baptême donné par Jean-Baptiste à Jésus dans le Jourdain montre jusqu’où va l’amour de Dieu pour les hommes. La vie humaine est maintenant habitée par le Fils de Dieu même dans ses fibres les plus humbles qui y trouvent toute leur dignité. Donner toute sa place à Dieu dans la vie, c’est céder la première place à l’autre, au prochain, celui qui prend soin de nous comme Jésus prenait soin de ceux que son Père lui confiait.

 

Un respect qui purifie les intentions et le regard



Signe du respect de dieu pour chacun



Mais la figure évangélique du respect la plus achevée est celle de Jésus lorsqu’il lave les pieds de ses disciples. « Lui qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, les aima jusqu’à l’extrême », écrit Jean pour introduire cet épisode qui prend chez lui la place du récit de la Cène eucharistique chez les autres évangélistes (Jn 13, 1). L’attitude et le geste sont ceux de l’esclave incliné vers le bas, vers le plus méprisable, le plus impur pour le laver. Mais, porté par un amour qui va jusqu’au bout de lui-même, sans aucune réserve ni le moindre reste, ce geste servile est comme retourné. Il devient le signe et le geste de l’infini respect pour tout homme d’un Dieu qui s’est laissé toucher et anéantir par notre complicité avec le mal. Son amour porté à l’extrême de soi se donne dans le pain eucharistique, et se signifie dans ce respect né d’une fidélité qui a traversé la mort : il rend pur ce qui demeure mêlé d’intérêt, de complaisance, d’attirance et de crainte mondaines, à proprement parler de tout ce « respect humain » dont nous sommes remplis et qui grève la vérité de nos rencontres. Un tel geste n’est pas aisé à accueillir, et on souhaite avec Pierre qu’il s’accompagne d’une parole où le sens s’éclaire et où la purification agit sur le coeur et les intentions : « Alors pas seulement les pieds, mais les mains et la tête… » (Jn 13, 9). Mais ce respect amoureux peut aussi rester sans réponse ni changement du coeur. On le mesure avec Judas, enfermé dans sa trahison (Jn 13, 26-27). En Jésus-Christ, le respect se fait don, victorieux des forces de mensonge et de mort qui minent les relations au détriment de la vérité, de la parole tenue, de la fécondité sociale, et ce fondement nouveau a deux conséquences décisives.
La première est le respect qu’appelle l’humanité la plus blessée ou la plus délaissée et en qui le Christ voit sa gloire (Mt 25, 31). En prendre soin, la traiter avec autant de droit et d’égard que pour quiconque, l’aimer comme soi-même parce qu’elle a visage du Christ qui y fait sa demeure, c’est aussi se respecter soi-même dans ce que nous avons de moins respectable à nos yeux et que nous peinons à aimer, à accepter : Dieu se tient là et sauve de la honte, de la mésestime, de la mort sociale signifiée dans le regard et l’indifférence d’autrui. Le respect est une inclination de soi et une mise en mouvement qui n’est pas divisible. Des hommes et des femmes comme Mère Teresa, Jean Vanier, Desmond Tutu ou Nelson Mandela n’ont cessé d’en témoigner.
 


L’unique sacré



Cela nous dit aussi qu’en nous et dans la société, est abolie la limite clivante entre le pur et l’impur, entre sacré et profane. L’unique sacré est ce lien d’humanité qui nous unit à l’autre dans la complicité du mal comme dans la recherche du juste, du bien et du vrai, du salut dirait saint Paul. Ce salut commence par le respect qui s’exprime dans la parole échangée et l’égalité de traitement, la reconnaissance, l’accès aux droits et aux institutions. Dans la foi, ce lien inconditionnel, souvent inconscient ou oublié, est sauvé dans la mort et la résurrection du Christ. Il nécessite respect et soin, comme dans le lavement des pieds : « Heureux êtes-vous, si vous le faites » (Jn 13, 17). Aucune institution ne peut être sacralisée aux dépens du respect dû à chacun. L’absence ou le manque de respect envers des groupes ou des populations au nom de Dieu ou de valeurs soulève toujours l’indignation d’hommes et de femmes de bonne volonté qui se lèvent gratuitement pour solliciter les consciences et faire progresser les situations d’injustice.

Le respect de Dieu est souvent invoqué avec force, et non sans raison, quand le monde symbolique qui nous est familier est agressé. Aplatissement des pratiques, banalisation d’objets de culte ou de piété hors de leur sens religieux, désuétude de rites parfois tournés en dérision ou utilisés à des fins profanes, tandis qu’ailleurs, on radicalise et fige dans le marbre et la violence des éléments de tradition, des règles insupportables hors de leur contexte religieux, et bien d’autres choses encore. Signe surtout d’une globalisation des religions et spiritualités dans un monde devenu unique, sans mémoire, et dont l’avenir est difficile à déchiffrer. Mais respecter Dieu, en bien des traditions, c’est d’abord se recevoir de Lui et Lui rendre grâces du respect qu’Il nous témoigne en nous donnant sa vie pour aimer et désirer, en nous donnant le monde pour l’habiter ensemble dans le respect de la Création et le respect les uns des autres. Là s’ouvre une foi à mettre en oeuvre et à renouveler quotidiennement. Elle nous projette vers l’autre, et tout particulièrement vers ceux à qui le respect fait le plus défaut. Là, dans le respect de l’autre se joue en vérité le respect de la demeure de Dieu parmi les hommes. 
 
Remi de Maindreville