Si la question du respect se pose face à la personne handicapée, c'est probablement parce qu'en l'occurrence le respect ne va pas de soi. Le respect étant posé comme fondateur de la relation à autrui, pourquoi est-il opportun de se questionner sur ce principe face à l'autre, porteur d'un handicap ? Pour tenter une approche plus parlante, nous évoquerons les conditions du respect face à une personne porteuse d'un très lourd handicap mental, moteur ou de communication. De façon paradigmatique, je propose aussi de nous situer dans le cadre d'une relation de soin, qui a été le lieu de mon expérience auprès de personnes cérébro-lésées.
La pitié et l'ignorance
Les positions habituellement évoquées dans le face à face avec une personne handicapée oscillent entre la pitié et l'ignorance. Arrêtons-nous sur chacune d'entre elles :
• La pitié est ce sentiment — si mal vécu par les personnes qui l'inspirent — réduisant la personne handicapée à la souffrance, aux difficultés qui apparaissent immédiatement au regard que l'autre pose sur celle-ci. Cette commisération est parfois emprunte de mépris : « Le pauvre, vous avez vu dans quel état il est !... » Nous sommes ici dans le jugement de valeur : cet état ne doit pas exister, cette existence, cette vie, ne vaut pas la peine d'être vécue.
• L'ignorance ou, plus justement, la récusation est le refus volontaire de voir l'autre. Elle n'est pas du même ordre que le déni — attitude psychologique réactionnelle et non volontaire, qui nous empêche de considérer la réalité du handicap ou les difficultés de l'autre. La récusation, c'est : « L'autre ne me regarde pas, ne me concerne pas », parce qu'il n'est pas identique à moi-même ou plutôt à l'image que je me fais de moi-même. Nous sommes en présence d'un principe d'exclusion : je ne peux supporter de voir que l'autre, ainsi défiguré, soit assimilé à mon semblable.
On voit bien que ces deux positionnements excluent l'un comme l'autre l'existence de la personne handicapée comme sujet. L'un et l'autre se reflètent dans l'image qui se donne à voir, ou que donne à entendre la personne handicapée, soit en confondant l'image et la personne (pitié), soit en excluant la personne présente au-delà de l'image (récusation).
Mon parcours proposera trois pistes de réflexion, afin de percevoir un lien plus juste avec la personne handicapée, dans le respect de ce qu'elle porte, quelles que soient ses limites ou son apparence, au plus profond d'elle-même : sa dignité humaine.
Quand l'autre n'a plus figure humaine
La tentation devant une personne très lourdement handicapée est de l'enfermer dans ce qu'elle donne à voir ou à entendre. Entre présentation et représentation, un ajustement est nécessaire qui nous interroge sur notre rapport à l'apparence du corps de l'autre et à ses capacités. Le corps ou l'expression de ses fonctions, de ses capacités, est le lieu d'un affrontement, d'une réalité première, sans échappatoire pour le soignant. C'est dans la dureté de cette réalité que se trouvent les mots de handicap, déchéance, sénilité, démence, défiguration, inhumanité... Le corps qui se donne à voir, directement accessible à nos yeux (je vois, donc je crois : importance du regard), en appelle à notre représentation visuelle du corps humain, à la figure d'homme à laquelle nous nous référons, à celle de notre propre corps. L'expression : « Il n'a plus figure humaine » traduit bien la difficulté de ne plus pouvoir reconnaître en l'autre quelqu'un qui me ressemble, qui a trait à la communauté humaine dont je fais partie. Notre appartenance à la même humanité est-elle encore possible et envisageable ? Quelle image de l'homme est-elle ainsi déformée, remise en cause, interpellée ?
« Daniel D. a présenté une rupture d'anévrisme avec coma. Les suites postopératoires sont compliquées, et Daniel nous est adressé alors qu'il est encore dans le coma. Daniel ne présente aucun signe de communication, il n'évoluera pas. Il crie ou, plus précisément hurle à la mort de façon permanente. Il a des escarres, et ses membres sont recroquevillés. Il se présente avec un visage totalement déformé : le menton luxé vient se confondre avec son nez. Il est réellement difficile de soutenir son regard, seul élément qui n'a pas été déformé dans ce visage n'ayant plus figure humaine »
Face à la considération du corps comme « re-présentation » tangible de l'autre, je propose d'évoquer le corps comme icône de la présence de l'autre, comme médiation qui permet d'accéder à la connaissance de l'autre, sans toutefois s'y identifier. Le corps comme présentation de ce qu'est la personne, sans être la personne. Pour le soignant, le corps est la voie d'accès tangible au patient, la plus accessible, celle qui se voit, se touche, se sent. Mais l'image qu'on a de l'autre n'est pas le tout de la vérité saisissable de sa vie. S'arrêter au corps ou à sa présentation n'est pas non plus la seule voie pour « connaître » avec l'autre dans l'émergence d'une vie inattendue, imprévue, nouvelle. Il semble qu'il y ait là un ajustement à faire entre la présentation visible et perceptible de la personne handicapée et la représentation que l'autre, qui lui fait face, peut s'en faire. A partir du corps visible, le soignant ou > toute autre personne élabore une représentation psychique et sociale de ce qu'il voit, de ce qui lui est perceptible.
Considérer le corps examiné ou soigné comme le tout de la personne est une tentation. Le corps est à la personne, mais la personne n'est pas que le corps. Réduire la personne à ce corps — handicapé ou non —, c'est la restreindre à l'image immédiate de notre représentation, nécessairement limitée, et faire obstacle à la capacité de construire une relation personnelle avec l'autre. La personne handicapée nous apprend qu'au-delà du masque, du paraître, même dans la plus grande déformation, défiguration, déshumanisation, il n'est jamais possible de « saisir » l'autre dans toute sa plénitude. L'autre est altérité, il ne nous appartient pas, il est toujours au-delà de ce que l'on peut voir ou dire de lui. C'est là un des mystères de notre humanité.
Se risquer à la proximité avec la personne handicapée implique d'être au plus proche de sa vérité. C'est le respect qui va permettre de trouver cette justesse qui, tout en reconnaissant le handicap, n'y limite pas la personne. Non pas le respect protecteur, écho de notre imaginaire de toute-puissance et d'invulnérabilité, ni le respect distant, reflet de l'évitement du mal et de la souffrance par lequel on se protège, mais le respect qui vise au plus juste de la réalité, de la vérité de l'autre...
Une des réactions de Jésus illustre cet ajustement : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Alors qu'il a le pouvoir de guérir le paralytique immobilisé depuis trente-huit ans, Jésus prend le temps de poser la question : « Veux-tu guérir ? » Demande incongrue dans ce contexte ! Il paraît en effet inconcevable que l'homme ne souhaite pas la guérison ! Mais Jésus donne la priorité au désir de vie qui habite le paralytique. Il nous enseigne et nous fait découvrir que l'attitude première, avant l'aide que l'on peut apporter à un autre — handicapé ou non —, est de lui demander quel est son désir : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Pas de geste de guérison qui ne vienne s'inscrire dans le désir de l'autre et la mise en mots de sa propre souffrance.
Espérer l'autre
L'invitation à ne pas réduire l'autre à son handicap, sa maladie, sa souffrance, sa couleur de peau, son milieu social, son éducation, sa légion d'honneur ou son titre honorifique (toujours la même tentation d'identification à ce qui se voit dans l'immédiat), nous conduit à croire en l'autre. Nous sommes dans l'ordre de la foi en l'autre, de la foi en ce qu'il porte en lui de dignité ontologique d'une part, et spirituelle d'autre part. Jésus, lors de sa rencontre avec la Samaritaine, ne s'arrête pas sur sa religion, son appartenance ethnique, ou sur ce qu'il connaît d'elle. Il croit en elle, espère en elle, au point de lui donner accès à une vie nouvelle.
Montrer qu'un autre vous espère est peut-être une des attitudes les plus justes de la traduction du respect face à la personne très lourdement handicapée. « Désirer l'autre, c'est l'instaurer dans la vie » ; c'est rompre l'enfermement ou l'interdit d'une vie marquée par le handicap. C'est le travail de Pâques dans la foi en l'autre qui est autre que lui-même. Croire qu'il peut être debout, non pas malgré, mais avec son handicap, sa différence, sa particularité, sa spécificité, son unicité, sa dignité, c'est laisser entendre une parole courageuse et risquée : « Prends ton grabat et marche. » Jésus, après la guérison du paralytique, ne nie pas le passé de celui-ci, mais il l'invite à se remettre en marche avec son grabat, son histoire, ses limites passées.
« Devant un très grand psychotique, vous vous dites, comme beaucoup de gens : ce n'est pas un homme Pourtant qu'est-ce qui fait que vous persistiez à vous adresser à lui ?... Pour continuer à lui parler, il faut avoir la foi, il faut que face à lui quelque chose en vous désire le rencontrer, rencontrer autre chose que ce que vous voyez. Le sujet auquel je m'adresse n'est en aucune façon le 'moi" qu'il décrit en parlant de lui » 1.
Pour percevoir qu'il y a autre chose que la dégradation de la personne qui se donne à voir, il faut se hasarder, prendre le risque d'une relation inscrite dans le temps. C'est là que l'on découvre par un dévoilement progressif que la personne handicapée est riche d'autre chose, derrière le masque du handicap qu'elle porte et montre à voir. Sentir la distance bonne, la place qui est juste pour l'un et pour l'autre, la relation où puisse se jouer l'émergence du sujet, d'une parole qui lui soit adressée.
C'est le temps qui m'a appris à reconnaître la dignité de Daniel D., grâce à la présence active de sa fille de 11 ans :
« Il était pour toute l'équipe difficile de s'occuper, de prendre soin de Daniel D., compte tenu de l'importance de la déformation de son visage et de son corps. La relation avec lui a été compliquée par le fait qu'il ne parlait pas, et que seuls ses cris, insupportables, continus, sans interruption, nous bouleversaient suffisamment pour nous rappeler qu'il était encore des nôtres. C'est sa fille de 11 ans qui m'a beaucoup aidée Nous étions à la veille des fêtes de Noël, et elle n'avait pas encore revu son père depuis l'intervention. Elle attendait avec impatience de pouvoir le revoir. Je la vis avant qu'elle n'aille dans sa chambre ; elle savait bien comment il était. Elle a voulu y aller seule, avec sa mère. C'était une histoire de famille Elle retrouvait ses parents, revoyait celui qui restait son père et elle lui redonnait cette dignité que nous, soignants, sans lien affectif avec lui, avions tant de mal à lui reconnaître au quotidien. Son père, même défiguré, restait son père, et c'est dans sa filiation qu'elle le reconnaissait, et pouvait s'adresser à lui en lui disant : Tu es mon papa." »
Un regard en équilibre
Ce risque de la relation, ce temps pris, volontairement choisi et investi, nous invite à une nouvelle attitude face à l'autre, qui pourrait se situer entre la capacité de s'étonner et celle de s'interroger, pour ne pas rester enfermé dans l'immédiateté de la perception de l'autre ou de l'interprétation de ce qu'il vit. Cette proposition nous distancie de la facilité ou de la tentation de nous référer aux certitudes d'un savoir social, ou médical, qui permettrait de connaître, apprécier, estimer, décider, juger de la valeur de ce qu'est la vie de l'autre. L'autre est toujours autre que moi qui me projette en lui, porteur de son handicap, quel que soit son état et ce qu'il peut lui-même en dire.
Etre habité par ces deux attitudes d'étonnement et de questionnement peut nous ouvrir à la capacité, la potentialité de l'autre, handicapé, devenu réellement sujet de la relation entretenue avec lui. Là où se vit ma relation avec lui, je suis responsable de mon positionnement face à lui et du respect que je lui porte. Pour nous, ce n'est pas la dignité elle-même qui risque d'être menacée dans la relation de soin, mais bien sa reconnaissance par le soignant ou toute autre personne, au-delà du seul « visible » que donne à voir le malade. Cela demande une vigilance dans la relation à l'autre, d'autant plus importante que le patient aura perdu toute capacité de relation, toute apparence humaine. Ce respect est exigeant, difficile, et demande que la relation de soin puisse s'ajuster, se modifier, s'améliorer.
Cette position de respect ne s'impose pas d'elle-même en toute circonstance. Notre humanité, notre fragilité, notre histoire, notre état intérieur, nos difficultés personnelles, dans le domaine du soin bien plus que dans toute autre situation, s'affrontent à notre désir d'être juste avec l'autre, d'autant qu'il ne montre plus les traits habituels de notre humanité. Mais se laisser interroger par sa présence ouvre à la recherche du sens de la souffrance, du sens de l'homme. Pas de réponse acquise, mais un long cheminement personnel où la situation-limite semble être a priori une situation de perte de sens. Ce sont souvent les situations extrêmes qui nous révèlent notre quotidien. C'est à ce point-là que l'interrogation nous mène sur une crête, sur le chemin du sens, jamais acquis, toujours prêt à être remis en question, car il y a toujours un plus auquel, demain, nous serons peut-être davantage accessibles.
Que de regards de soignants parfois blessants ou meurtriers ! Pour nous, la plus grande dépendance liée au handicap est celle du regard posé fixé et acquis sur la personne handicapée — regard d'espérance ou de découragement, de vie ou de mort, d'habitude ou de nouveauté, de savoir ou de méconnaissance, de possession ou de démaîtrise...
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Notre relation à la personne handicapée nous dit quelque chose de notre regard, de notre façon d'être vis-à-vis de l'ensemble de la société. Ma relation avec l'autre en situation de handicap majeur est porteuse du sens, révélatrice de la place que toute la société donne aux plus pauvres, aux plus démunis, aux exclus. Elle est symbolique de ma relation à l'autre, à tout autre. Entre lui et moi, dans la situation présente, se jouent le respect et l'espérance de l'humanité en ses membres apparemment les plus démunis.
Etre dans une attitude de respect devant la personne handicapée, se mettre en tension vers elle (lui porter attention), reconnaître sa dignité, quelle que soit sa situation physique ou mentale, appelle à la solidarité : il est des nôtres ! Et cette reconnaissance s'inscrit dans l'exigence de la relation. L'autre « nous convoque à la responsabilité » (Levinas). C'est dans cet esprit que l'on peut relire la position du Comité National d'Ethique vis-à-vis des personnes en état végétatif, qui rappelle que « ce sont des êtres humains qui ont d'autant plus droit au respect dû à la personne humaine qu'ils se trouvent en état de grande fragilité» 2.
Si nous ne reconnaissons pas ce lien de solidarité, si nous ne respectons pas la dignité de l'autre, c'est notre propre dignité qui est en jeu et peut se perdre. Notre capacité à respecter la dignité de l'autre est un indicateur du degré d'humanité de notre société. La solidarité se construit par le lien social qui se noue dans la relation individuelle et le respect de l'autre handicapé. Etre témoin et vigile de cette relation, c'est être un garant, jamais sûr de lui, de l'avenir de la construction de notre humanité, dans le respect de l'autre différent, homme et sujet, toujours à découvrir au-delà de lui-même
1. Denis Vasse, La vie et les vivants, Seuil, 2001, p. 159.
2. « Avis sur les expérimentations sur les malades en état végétatif chronique », dans Ethique et recherche biomédicale, publié dans La Documentation française, 1987, pp. 27-28