En retrait des grandes figures que sont Louis Lallemant, Jean-Joseph Surin ou le bienheureux Julien Maunoir, le P. Jean Rigoleuc (1596-1658) s'est illustré dans l'épopée des missions bretonnes du xvir siècle comme dans l'histoire de la mystique A juste titre Bremond fait la part belle à ce modeste « moins considéré que les autres », en deux chapitres du troisième volume de sa Conquête mystique, sous-titré L'école du Père Lallemant.
Lallemant justement : c'est à Rigoleuc que nous devons de pouvoir lire sa Doctrine spirituelle. Après la mort précoce (1635) de celui qui avait été son instructeur de « troisième an de noviciat », comme il l'avait été de Surin, Rigoleuc « fit un recueil » des conférences du maître tant admiré, qu'il garda dans ses cartons. Soixante ans plus tard, en 1694, l'éditeur tardif delce « recueil », le P. Champion, se persuada qu'il s'agissait d'un rewriting à partir de notes prises en cours d'exposés. Le préjugé court toujours. L'édition de la Doctrine actuellement disponible dans la collection Christus en témoigne. Il y a lieu de croire aujourd'hui qu'il s'agit tout bonnement d'une copie des originaux de la main de Rigoleuc. La démonstration n'en saurait êtte faite ici.
 

L'apôtre des campagnes bretonnes


Mais Rigoleuc ne fut pas seulement le scribe de Lallemant. Son apostolat missionnaire qu'il exerça souvent parallèlement à des fonctions de professeur et de père spirituel au collège de Vannes principalement, le conduisit à rédiger des Instructions ecclésiastiques sur les principaux devoirs des confesseurs et des catéchistes, et sur les exercices de piété propres de leur état. Ces Instructions étaient chaudement recommandées par l'évêque de Vannes dans son imprimatur en date de 1646. Nous ne les connaissons que par une édition tardive (1680), à laquelle est jointe une Conduite pour la retraite des trois jours du même Rigoleuc. Le volume, devenu pratiquement introuvable, fut sans doute édité par les soins du P. Vincent Huby, son collaborateur et confesseur, qui avait créé à Vannes, après la mort de Rigoleuc, la première maison de retraites collectives de l'histoire de la Compagnie de Jésus. Ces écrits jettent un jour parfois cru sur l'état du clergé et des moeurs de Basse-Bretagne. Ils témoignent d'une bonne compétence en théologie morale et d'un solide bon sens.
La tonalité des instructions, « considérations » et « réflexions » qui composent la Retraite des trois jours, destinée aux prêtres diocésains dans le cadre des missions, est plutôt convenue. Ces textes au style « soutenu », parfois oratoire offrent un bon échantillon de ce que proposaient les jésuites dans leurs retraites collectives. On en retrouve la manière dans les écrits laissés par Huby. Le péché (celui des anges, l'originel et le personnel), le jugement individuel et le jugement dernier forment la trame de cette brève retraite ; la première semaine des Exercices de saint Ignace, en somme, mais très à distance du texte ignatien. L'auteur ne recule devant aucun effet rhétorique. Il fallait frapper fort : l'état spirituel et culturel du clergé des campagnes appelait de vigoureuses thérapeutiques.
 

L'auteur spirituel


La physionomie spirituelle de cet apôtre des humbles, par ailleurs excellent latiniste (« les mieux versés dans la connaissance de la langue latine préféraient ses compositions à celles du fameux Père Petau, soit pour le tour d'éloquence soit pour la politesse du style », écrit son biographe), serait restée dans l'ombre de sa modestie si Champion ne l'en avait tirée en 1686. Ce sourcier de la mystique jésuite (c'est lui qui exhuma, à la fin du siècle, outre les écrits de Lallemant et de Rigoleuc, ceux de Surin), alors en résidence à Nantes, entra en possession de lettres de direction et de traités spirituels destinés par Rigoleuc à des ursulines, dont les couvents se multipliaient en Bretagne. Frappé par leur qualité, il se procura aussi, sans doute auprès d'Huby qui vivait encore divers écrits de Rigoleuc, dont document inestimable son journal spirituel.
Un authentique mystique se révélait dans l'ensemble de ces écrits : un esprit clair et ferme à la langue limpide, alliant la radicalité d'un Jean de la Croix (il avait rédigé un résumé de la Nuit) à l'humanité d'un François de Sales. Le journal, commencé pendant ses années de formation, révélait un fond de tempérament sombre et quelque peu violent (à l'égard de lui-même d'abord), que la grâce avait apprivoisé avec l'aide manifeste de Lallemant. Champion décida de publier ces écrits.
Il les fit précéder d'une copieuse vie de Rigoleuc, qu'il composa à l'aide du journal, dont il cite de nombreux et précieux extraits sans en fournir malheureusement l'intégralité, et des témoignages qu'il avait pu recueillir : le souvenir de Rigoleuc, au rayonnement considérable et aux vertus héroïques, était resté vivace en Bretagne (il le reste encore). L'ouvrage parut donc en 1686, chez Michallet à Paris, sous le titre : La Vie du Père J. Rigoleuc de la Compagnie de Jésus, avec ses traités de dévotion et ses lettres spirituelles (509 pages, in-12). Le livre connut un beau succès, puisqu'il fut réédité une dizaine de fois, sans compter les retirages, jusqu'en 1931. L'édition la plus sûre est la troisième, « revue, corrigée et augmentée » par Champion lui-même en 1698, peu avant sa mort. Les rééditions de 1732 et 1739 (chez Pierre Valfray, à Lyon) la reproduisent telle quelle. Les quatre éditions du xrx* siècle ne sont pas fiables. L'édition la plus récente celle du P. Hamon, en 1931, s'en tient étrangement à la première édition, mais en modifiant l'ordre des traités. Elle a l'avantage de fournir en sus des extraits (parfois fautifs) de la Retraite des trois jours.
Pour être complet, il faut faire état de ce qu'avait pressenti le P. Portier dans l'entre-deux guerres : que les trois premiers traités, les plus longs et les plus beaux (L'exercice d'amour envers N.S.f.-C, l'Instruction touchant l'oraison mentale selon les trois états de la vie spirituelle et l'admirable traité De la garde du coeur) ne sont pas de Rigoleucmais de Lallemant. Rigoleuc, qui les avait recopiés, les avait mêlés à ses propres écrits pour en faire bénéficier les couvents où il intervenait. Trompé par l'identité d'écriture, Champion ne s'en était pas douté en éditant Rigoleuc en 1686. Lorsque, sept ans plus tard, il entra en possession des textes de Lallemant, il fut frappé (il le mentionne dans son édition de Lallemant en 1694) par d'évidentes lacunes. Mais il ne lui vint pas à l'esprit, toujours abusé par l'identité d'écriture, que ces lacunes étaient aisément comblées par trois des traités qu'il avait publiés sous le nom de Rigoleuc.
L'étude stylistique et certains détails typographiques permettent aujourd'hui de confirmer qu'il faut rendre à Lallemant ce qui lui revient. Pottier l'a fait dans son édition de Lallemant en 1936. Pressé par des échéances éditoriales, le P. François Courel, dans son édition de 1959 pour la jeune collection Christus, n'eut pas le temps de vérifier le bien-fondé de cette initiative. Il s'en tint prudemment au texte traditionnel.
Voilà donc Rigoleuc amputé d'une part considérable de ce qui avait fait sa réputation d'auteur spirituel ! Mais il va retrouver plus encore que ce qu'il a perdu : l'étude de sept traités manuscrits, conservés dans les archives jésuites de France depuis plus d'un siècle, permet aujourd'hui de lui en attribuer la paternité avec un assez bon degré de plausibilité, comme l'avait envisagé le P. Bottereau dans sa notice sur Rigoleuc du Dictionnaire de spiritualité en 1988. Ces écrits jettent un jour nouveau sur l'« école du Père Lallemant » : ils révèlent une mystique nettement plus hardie que ce qui en était connu jusqu'à présent. Tellement hardie qu'elle fit sans doute reculer Champion dans son entreprise éditoriale II y a tout lieu de croire, en effet, qu'il a eu ces traités sous les yeux, le premier en tout cas, qui traite de « la conduite du Saint-Esprit ».
Il fait état, en effet, dans sa Vie du Père Rigoleuc, d'un « petit traité que l'on a perdu » et qui montrait comment, « quand on s'est une bonne fois livré au Saint-Esprit et que l'on marche sous sa conduite on va comme un navire qui a le vent en poupe et qui vogue à pleines voiles, et que l'on avance plus en un jour qu'on ne faisait auparavant en une année entière ». Mais, en cette fin de xvn* siècle où les mystiques étaient tombés dans l'oubli et le discrédit (la querelle du quiétisme battait son plein et Fénelon allait êtte condamné), Champion, si courageux qu'il fût, ne pouvait soumettre ces textes à la censure ecclésiastique.

Réalisme mystique


La revue Christus a souhaité présenter l'un des petits traités publiés, que Rigoleuc avait composés pour lui-même ou pour ceux qu'il formait à la direction spirituelle II s'agit des Points sur lesquels on doit interroger les âmes qu'on prend sous sa conduite. Cet écrit est fort représentatif de cette sagesse spirituelle et de cette finesse psychologique alliées à un solide esprit pratique qui sont la marque de l'« école de Lallemant ».
On connaît l'expression par laquelle Bremond désignait ce courant : « moralisme mystique ». Ces jésuites cultivaient avec leur époque le goût et le sens de l'analyse psychologique que Montaigne avait inauguré en littérature. Aussi impitoyables que Pascal, La Rochefoucauld, Racine ou La Bruyère ils excellaient à traquer dans les ultimes replis de l'âme humaine les dernières traces de Y* amour propre », qui n'est en somme que l'amour de soi et le mépris de Dieu, pour paraphraser saint Augustin qui n'a jamais été autant invoqué qu'en ce siècle Mais ils savaient aussi discerner dans les plus infimes mouvements de l'âme le désir de Dieu qui la travaille : le désir qu'elle a de Dieu et le désir que Dieu a d'elle. La docilité à l'Esprit Saint était le thème majeur de la doctrine de Lallemant.
« Moralisme mystique » : décidément, cet oxymore qui associe deux termes en principe incompatibles convient à merveille à cette petite cohorte de jésuites, parmi lesquels il faudrait compter aussi Guilloré, Nouet, Ragueneau, Crasset et plusieurs martyrs du Canada, à commencer par saint Jean de Brébeuf. L'instantané martial, dans lequel Bremond les a fixés pour l'éternité avec un humour affectueux, ne manque pas d'à-propos : « Les mystiques d'avant-garde ne nous manquaient pas. Derrière eux, pour modérer leur impétuosité et pour couvrir leur retraite il nous fallait cette petite armée de jésuites, lente à s'émouvoir, prudente, pesante sans panaches, sans musique mais invincibles (...) Même quand ils volent, ils semblent marcher. Ce mélange de sublime et de positif est bien remarquable » 1. Ce sens du concret allié au sens de ce que l'on doit à Dieu, Rigoleuc le possédait plus qu'un autre. Certes, il est capable de « voler », et fort haut ; par exemple et pour s'en tenir à ses écrits publiés, dans son traité De l'état surnaturel ou passif. Mais, dans ce même traité, il déploie une admirable lucidité dans l'art de distinguer les vessies des lanternes.
De ce réalisme mystique, les petits traités qui encadrent celui que l'on va lire témoignent également : Examen sur les péchés et les défauts ordinaires pour rendre compte de son intérieur, Marques pour discerner les âmes qui sont dans la voie illuminative, Marques du progrès des âmes dans l'oraison, Règles pour les âmes scrupuleuses, et surtout la merveilleuse Instruction aux religieuses pour la réception des novices, que plus d'une maîtresse (ou maître !) de novices aurait intérêt à méditer aujourd'hui. Chaque fois, en une série de questions ou d'énumérations fort précises et pertinentes, Rigoleuc met le doigt sur un point sensible. Dans ces aide-mémoire qui peuvent paraître fort secs, il ne se veut pas théoricien. Les grilles de discernement qu'il propose sont toujours orientées vers une pratique un faire. Dans le premier des traités énumérés ci-dessus, il n'ajoute pas un catalogue de péchés ou de défauts à ceux qui encombraient déjà les rayons des bibliothèques : il pointe ce qu'il est bon de dire à son confesseur ou à son directeur lorsqu'on se lance dans l'aventure de l'accompagnement spirituel, ou à son supérieur religieux lorsqu'il vous prend en charge. Dans le second (sur la « voie illuminative »), il ne vaticine pas sur une théorie de la vie spirituelle : il résume, à sa manière et avec des mots simples, les critères définis par Jean de la Croix
Ces Points sur lesquels il faut interroger les âmes qu'on prend sous sa conduite ont leur place dans un numéro consacré au « souci de soi ». A qui veut autre chose que subir sa vie l'accompagnement spirituel est un moyen traditionnellement recommandé pour échapper à la tentation de sculpter soi-même sa propre statue au narcissisme et à l'enfermement qui l'accompagnent ainsi qu'à leurs conséquences, dont le désespoir et la folie sont les plus ordinaires. A cet égard, ces Points peuvent profiter non seulement aux accompagnateurs spirituels, à qui ils sont explicitement destinés, mais aussi, et peut-êtte plus encore, à ceux qui se mettent en situation d'être accompagnés.
« De quoi faut-il que je lui parle ? », se demandent certains lorsqu'ils se rendent chez leur accompagnateur. Trop souvent, on se contente de raconter sa vie d'évoquer les événements qui sont survenus depuis la dernière rencontre ; ou on ne parle que de sa vie de prière. Les questions que pose Rigoleuc invitent à autre chose : à repérer des affects, des points de souffrance ou des motifs de joie, des faiblesses et des attraits, des frustrations et des espoirs, dans sa vie de prière comme dans sa vie relationnelle, dans sa vie familiale comme dans sa vie professionnelle. Bref, ce qui esquisse une dynamique, celle-là même de l'Esprit Saint qui travaille au coeur et au corps.

Points sur lesquels on doit interroger les âmes qu'on prend sous sa conduite


I. Depuis quand et de quelle manière elles ont été attirées au service de Dieu.
II. Quelle idée de perfection elles se sont proposée.
III. Si elles font l'oraison mentale et depuis quand ; quelle est leur manière d'oraison, quelle préparation elles y apportent et quelle facilité elle y ont ; quelle est leur disposition à l'égard des prières vocales.
IV. Quel attrait elles ont pour la solitude et le recueillement, et si elles ont la présence de Dieu familière pendant la journée.
V. De quel esprit elles sont plus touchées : si c'est de la crainte ou de l'amour.
VI. Quelle vigilance elles apportent à la garde du coeur ; si elles en observent les divers mouvements ; si elles distinguent ceux de la nature, ceux du malin esprit et ceux de l'Esprit de Dieu.
VII. Comment elles s'acquittent des devoirs de leur état ; comment elles gardent leur règlement de vie, leurs voeux et leurs règles.
VIII. Quelles peines elles ont à se surmonter : en quoi elles ressentent plus de difficultés et quelle violence elles se font.
IX. Si elles connaissent leurs défauts : quelles mauvaises habitudes elles ont ; à quelles passions elles sont le plus sujettes et si elles s'y laissent aller volontairement ; si elles ont quelque attache, quelque imperfection dont elles ne veuillent pas se défaire ; si elles font des fautes avec vue, ou si elles ne pèchent d'ordinaire que par surprise et par fragilité.
X. Si elles reconnaissent leurs fautes dès le moment qu'elles les ont commises et si elles sont intérieurement reprises et châtiées de Dieu.
XI. Par quelles tentations et quelles épreuves elles sont passées ; si elles durent encore et comment elles s'y sont comportées.
XII. Si elles ont beaucoup ou peu de consolations spirituelles et de dévotion sensible ; si elles expérimentent des vicissitudes dans leur esprit, des ténèbres, des aridités, des dégoûts et d'autres peines intérieures.
XIII. Quel désir elles ont de souffrir et quelle part Notre-Seigneur leur a donnée à sa croix.
XIV. Quelles mortifications elles pratiquent et quel amour elles ont pour la pénitence.
XV. Quel usage et quel profit elles font de la confession et de la communion ; comment elles s'y disposent et surtout de quelle manière elles agissent après la communion.

XV7. Combien de temps elles donnent à la lecture spirituelle et quels livres elles goûtent le plus.
XVII. Quelle dévotion elles ont pour Notre-Seigneur et pour ses mystères, pour la Sainte Vierge et pour les saints, et quelles grâces elles en ont reçues.
XVIII. Ce qu'elles croient qui met le plus d'obstacle aux desseins de Dieu en elles et ce qui retarde davantage leur avancement spirituel.

 

Pour une « relecture de vie »


On voit mal ce que pourrait laisser dans l'ombre ce mémento. Il ne s'agit pas d'un examen de conscience mais d'une grille pour une « relecture de vie », comme on aime à dire aujourd'hui, telle qu'elle se pratique dans l'accompagnement spirituel. L'article VII pourrait suggérer que Rigoleuc pensait aux religieuses, qui formaient le gros des bataillons de « dirigés ». Mais rien ne limite la validité de cette grille aux personnes consacrées. D'ailleurs, la formulation même de cet article ouvre largement l'éventail des destinataires. Les « devoirs » de l'« état » (de vie) valent aussi bien pour l'« état » laïc que pour l'« état » religieux ; et l'expression « règlement de vie », dans la langue de l'époque, renvoie à l'emploi du temps et au train de vie en général. Les religieux, en revanche, sont explicitement concernés par les « voeux » et les « règles ».
Les séculiers, comme on disait alors, et pas seulement les femmes, recouraient volontiers à la direction de conscience. C'en devenait même une mode, dont Surin n'était pas le dernier à se moquer doucement. Le rôle de directeur n'était d'ailleurs pas réservé aux prêtres : nombre de laïcs exercèrent ainsi un rayonnement considérable. Témoins, pour ne citer que les plus célèbres, Jean de Bernières à Caen, Madame du Houx à Rennes ou Gaston de Renty qui dirigea, entre auttes religieuses, la prieure du fameux carmel de Beaune
Le regard qu'on est ici invité à porter sur sa vie ne se limite pas à une banale et statique inttospeaion. Il s'inscrit d'emblée dans une dynamique, une temporalité, une histoire. Les questions qui encadrent ce questionnaire la première et la dernière, incitent à ne pas se laisser engluer dans le présent. Elles portent respectivement sur le passé et sur l'avenir : à quand remonte mon « attrait » pour Dieu et son service ? Et : qu'est-ce qui pourrait m'empêcher d'aller plus loin ? Ce que je vis aujourd'hui, dès lors, n'est ni une fatalité ni une réalité insignifiante ou simplement déplorable. C'est un moment d'une aventure dans laquelle je ne suis pas seul : un Autre en moi me travaille, m'appelle Le présent chrétien n'est pas une fâcheuse contingence dont il faudrait chercher à s'évader dans un nirvana imaginaire Au contraire le moment présent est gros de forces qui le travaillent et peuvent lui donner un sens. Elargir le champ de vision vers le passé et vers l'avenir aide à discerner ce sens. Dieu agit dans et par le temps. A moi de repérer les forces à l'oeuvre dans ma vie pour reconnaître ce à quoi je suis appelé.
C'est dans cette perspective que s'éclaire le point VI, capital. Mon coeur est un champ de forces au travail : désirs, besoins, pulsions, goûts, répugnances, velléités, humeurs sont les manifestations, plus ou moins épidermiques et contrôlées, de ce travail. L'origine de ces forces souterraines est diverse. Rigoleuc, à la suite d'Ignace (Ex. 32) et de la tradition, leur reconnaît trois origines possibles : ma « nature » (mon moi, conscient et inconscient), l'esprit mauvais et l'esprit de Dieu — étant entendu que ces deux esprits passent par ma « nature » et agissent par elle et à travers elle (comment pourrait-il en être autrement ?). Il me faut dès lors apprendre à surveiller mon coeur, à y prendre « garde » pour y déceler ce qui m'y appelle à la vie et ce qui m'y appelle à la mort. Le Traité sur la garde du coeur, que Rigoleuc avait « emprunté » à Lallemant, suggère admirablement en quoi peut consister à la longue cette « garde » : un discernement « en temps réel » et non plus seulement a posteriori, comme dans l'examen ou la relecture de journée. Cela n'est généralement pas donné dans les débuts !
La plupart des auttes points de ce questionnaire sont des points de vérification de l'authenticité du désir qui soutient mon projet de vie spirituelle La « perfection » à laquelle j'aspire (II) répond-elle au souci narcissique de pouvoir faire bon visage aux autres, à moi-même et à Dieu ? Ou est-elle disposition à faire de ma vie ce que Dieu voudra ? En ce cas, éminemment souhaitable, il est probable qu'épreuves, tentations, « vicissitudes », désolations et croix (XI, XII, XIII) ne me seront pas épargnées. Loin d'y voir des échecs, j'aurai à y reconnaître, tout comme dans les « consolations spirituelles », la manière que Dieu a de m'inviter à grandir. Cette croissance ne se fera que sur fond d'une lucidité sur soi-même qui devrait s'aiguiser avec le temps. Les réponses aux points VIII, IX et X devraient permettre à l'accompagnateur de se faire une idée du degré de cette lucidité pour pouvoir aider l'accompagné à se considérer avec plus de justesse.
Quant aux moyens à mettre en oeuvre pour aider à cette croissance ils sont passés en revue avec, à la clé, quelques questions fort pertiLe nentes. D'abord et avant tout, la vie d'oraison, sans laquelle il n'y a pas de croissance spirituelle (III). C'est dans ce temps « perdu » pour l'activité personnelle, si zélée et généreuse soit-elle, dans ce temps « donné » à Dieu et à Dieu seul, dans le secret que s'expérimente au mieux la « gratuité » — l'oeuvre de la grâce. Moment de passivité, où l'on renonce à maîtriser sa vie pour s'ouvrir à la Réalité qui échappe à toute maîtrise Mais passivité ne signifie pas vacuité ou démission du désir : des initiatives sont à prendre sur la « manière » de faire oraison (il y en a tant !), de « préparer » celle-ci, en sorte que mon désir de Dieu réponde au mieux au désir de Dieu sur moi.
La question sur les « prières vocales » peut intriguer. Simplement, surtout dans le contexte de l'époque mais pas seulement, les mépriser pourrait êtte l'effet d'une tendance à l'illuminisme toujours dangereux. D'autre part, aspirer à prier autrement que par elles peut êtte l'indice qu'on est appelé à une forme d'oraison plus personnelle. La moindre de ces manières d'oraison n'est pas « la présence de Dieu familière pendant la journée » (IV). Forme d'oraison continue continuelle, qui ne dispense pas des temps expressément consacrés à la prière. Avec le temps, et chez des êtres devenus exceptionnellement libres à l'égard de leurs passions et d'eux-mêmes, elle devient manière habituelle d'être uni à Dieu, quelle que soit l'intensité des activités et des préoccupations. La pierre de touche en est « un attrait pour la solitude et le recueillement », ainsi que l'aisance avec laquelle on peut rompre alors avec ses activités pour « ttouver Dieu » dans la prière proprement dite. Un quart d'heure suffisait à saint Ignace, selon ses dires... Outre l'oraison, la pénitence (XIV), la pratique sacramentaire (XV) et la lecture spirituelle (XVI) sont à la fois moyens et pierres de touche d'une vie spirituelle authentique en conformité au Christ dans son mystère d'incarnation (XVII).
Ces Points, une fois « traduits » dans la langue et la culture d'aujourd'hui, pourraient êtte utilement remis à l'accompagné : il est probable qu'il en sera aidé à porter sur sa vie un nouveau regard, plus aigu et plus stimulant.



1. Histoire littéraire du sentiment religieux, t. 5, pp. 12 et 30.